Nativité cinquante et quelques de Lionel-Édouard Martin
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Un roman absolu et de droit divin.
Un nouveau roman de Lionel-Édouard Martin est arrivé. Il s’empare d’une partie du monde, rien qu’une petite partie, mais il la déplie à l’infini parce que son langage, une fois encore, relève d’une qualité poétique indubitable. Mais comme c’est un roman, la désignation des êtres et des choses n’est pas tant arbitraire qu’en perpétuelle lévitation : les personnages et les lieux bombent le torse, ils lèvent comme le pain amplifie dans le four, jusqu’à réaliser la perfection d’eux-mêmes, car après avoir bourlingué, chacun finit par se révéler dans sa juste place, dans un monde à la fois dense et comptable de sa variété. Ainsi tout commence dans une sorte d’éparpillement d’univers pour se ruer lentement vers le meilleur des mondes possibles, celui qui est économe de ses causes et prolifique de ses effets, à l’image des phrases de ce roman, loin d’être à rallonge, mais ô combien expressives ! Il a fallu déplier, délier, pétrir la pâte du langage (thème récurrent chez l’auteur, ici métaphorisé par le métier de boulanger), pour, à terme, se hisser à la hauteur de la réalité, au creux de ce que Mallarmé a nommé « l’unanime pli », qui pourrait être la guirlande de quarante ampoules que déploie Louis Maître quelques jours avant Noël, aidé de son ami Jean Dieu, afin d’inscrire dans la nuit un sourire de lumière, fine bouche qui s’entrouvre sur quarante dents brillantes, en prévision de la petite affluence que l’on attend (pp. 141-7). Ceci exige de nous des éclaircissements, du moins des tentatives, car il serait démesuré de vouloir atteindre la palpitation de pareil livre.
Louis Maître, c’est aussi « Maît’ Louis » pour les intimes, un rebouteux qui a fait son temps et qui a pris congé de l’effervescence des hommes. Il habite la Bergerie, une propriété de caractère, juchée sur les épaules de la campagne, avec son marronnier en guise de signe particulier (p. 16). On déduira que le guérisseur est âgé d’une soixantaine bien tassée, parce qu’il est écrit qu’il était marmot dans les années 1890, de même que le texte mentionne plusieurs fois le récent Spoutnik des Russes, jeté dans le ciel en 1957. Il se pourrait donc que l’on soit exactement à la mi-décembre de 1957, en pleine cambrousse de France, à l’écart du hameau de Villemort, où Maît’ Louis a pris ses quartiers de tranquillité. Il a passé toute sa vie à guérir, à échanger ses soins contre les douleurs des autres, à donner le bien tandis qu’il récupérait des constellations de maux. Ce « transvasement » inégal, où les maladies sont des volatiles qui fientent sur des arbres sains (pp. 98-9), cette transfusion où l’agent donne la vigueur pendant que le patient lui abandonne une faiblesse, elle n’est pas sans nous évoquer le personnage fantastique de John Caffey, imaginé par Stephen King – Caffey est doté d’incroyables pouvoirs de guérisseur, il aspire le Mal et il le recrache sous la forme d’une nuée de moucherons. Caffey et Louis Maître, c’est du pareil au même : ils absorbent le Mal à la racine, ils le matérialisent comme quelque chose de volatil, en diptères squatteurs qui ne s’évanouissent pas tout à fait car ils s’intègrent, ils investissent les rebouteux, champignonnant comme des tumeurs, comme des enflures, autant de kystes qui conduisent à la saturation. Il y a chez le guérisseur une limite, une goutte qui fait déborder le vase. Louis Maître a identifié la sienne en 1915, au front de guerre, dans l’Artois, lorsque les tripes se faisaient la malle, expulsées par des ventres déchirés (p. 162). Il s’agit cependant de la limite concrète. L’autre limite, c’est la fatigue, c’est l’épuisement des facultés de recevoir une nouvelle douleur faute d’avoir encore de la place. C’est pourquoi Maît’ Louis a pris ses distances ; il n’est plus en état de faire l’inventaire des escarres et des œdèmes, lui dont les jambes le supportent à peine.
Le rebouteux est camarade avec Jean Dieu, le maître-boulanger de la région, un peu plus jeune puisqu’il avait dix ans vers 1910. Jean Dieu, malgré son nom, est moins thaumaturge que Louis Maître : tandis que celui-ci effleure les corps, celui-là les malaxe, il façonne la matière, chargé de multiplier les pains et de les distribuer à la tournée générale de la campagne, quasiment à la cantonade, certain d’enrichir les alentours quoi qu’il fasse. Effleurements et chambardements des éléments, donc, c’est la correspondance que le guérisseur et le boulanger administrent, les liaisons qu’ils insinuent à tour de rôle selon la façon dont leur corps se rapporte au monde. Du reste, c’est ainsi que se constitue entre eux une création alternative. Chacun leur tour, ils représentent l’univers, ils ajoutent un barreau à l’échelle du sens, avec la simplicité de ceux qui embrassent le multiple d’un coup d’un seul, d’un frôlement de main sur une anatomie malade, ou d’une poigne qui inscrit dans la pâte la puissance de ce qu’elle va devenir. C’est parce que le geste est simple qu’il produit du complexe. Ce sont des personnalités liantes, à des degrés variables, mais leurs actions s’équilibrent toujours, parce que l’extrême chaleur du four à pain, tout de braise rougi, est comme une pondération de l’extrême bleu qui caractérise Maît’ Louis, dont on raconte qu’il fut « [voué] au bleu marial » (p. 29), cet enfant qui ne semblait pas destiné à vivre, cet enfant qui faillit mourir de froid et qu’on recommanda au bleu du Ciel, là où réside la couleur des miracles. Respectivement rouge et bleu, en profondeur, le boulanger et le rebouteux trafiquent les nuances de ces coloris de base sans jamais désobéir à l’oscillation qui les maintient ensemble. Ils ouvrent des possibilités en même temps qu’ils en éliminent d’autres, mais peu importe, ce qui compte c’est d’habiter pleinement l’endroit, c’est de faire de cette rase campagne le meilleur des mondes possibles, celui que Dieu a choisi au détriment de tous les autres.
Depuis le début nous réfléchissons dans le sillage de Leibniz. Les lignes de convergence de ce roman fonctionnent comme le programme d’une harmonie préétablie, encore que celle-ci ne soit pas offerte tout de suite au lecteur. Chaque personnage est une monade qui circule ; ce sont des présences simples mais il n’empêche qu’elles transportent toutes quelque chose d’éminent, elles ont toutes une richesse, elles reflètent toutes un univers. Parmi ces monades, il y en a qui sont déjà investies d’une vue davantage aiguisée – elles bénéficient d’une espèce de clairvoyance. C’est bien entendu le cas de Jean Dieu, mais c’est encore plus tangible avec Louis Maître (cf. le magnifique discours du docteur Aubert à propos du rebouteux, pp. 167-175). Il est tellement au contact d’une secrète dynamique qu’on en a fait une crase : « Et c’est Maît’ Louis, qu’on dit, Maîtlouis, même, au point qu’on pourrait écrire Mètloui, ne distinguant plus ni Maître, ni Louis, dans le surnom. » (p. 19). La crase est agglutination, compression, elle enchevêtre toutes les dénominations possibles de la rebouterie pour accoucher de Mètloui, point d’accomplissement, manifestation de simplicité au cœur d’un réseau de complexités. L’homme rebouteux a la charge de la reformulation : il remet d’aplomb ce qui s’est tordu, il guérit les barbarismes, il est amputé d’un « s » mais la crase, au final, est quand même plus compétente que la crasse. Et si l’on est dispensé de ces aptitudes, on n’en est pas moins fort. Jean Dieu, après avoir croisé un merle mort, sème des miettes aux oiseaux affamés. Aussitôt « la neige est noire d’oiseaux », aussi puissamment que « la campagne est noire de soleil » dans la noce à Tipasa d’Albert Camus (pp. 127-131).
Convergence, encore, avec un autre genre d’agglutination. Il y a le personnage de « la vache », décrite sous les traits épaissis d’une tante énorme (pp. 53-6). Cette femme est un mythe de chair qui loge au quatrième étage d’un bâtiment sis côte de Poitiers, en vis-à-vis d’une boucherie, comme si c’était là un écho de viandes, un dialogue de barbaques. Les chair étouffe cette dame, pourtant ce n’est pas l’agglutination qui nous intéresse. Non, ce qu’il y a, c’est que cette vache anthropomorphe, elle « ne bougeait quasiment pas de chez elle ». En somme, elle est un peu fondue au mobilier, partie prenante des meubles. Elle pourrait être indifféremment bras de fauteuil et dos de chaise qu’on ne s’en apercevrait pas, en quoi elle est catachrèse. La preuve, il lui faut faire un effort considérable pour se désencombrer des « bras du fauteuil » (p. 90). Il est pénible, pour elle, de s’introniser figure après avoir été durant quelques pages une drôle de figure de style. Toutefois, dès qu’elle s’extrait de sa condition stylistique, dès qu’elle se dégrossit, la tante se fait guide, autorité et curseur. De pièce apparemment détachée, elle se transforme en rouage essentiel du système narratif, jusqu’à ce que son rôle nous soit révélé à la toute dernière page, révélation que nous tiendrons secrète même si les lecteurs perspicaces ne manqueront pas, le roman évoluant, de démasquer l’incarnation de cette grosse tante. Au moins précisons qui elle doit accompagner : « Mon Filleul », « Ma Filleule » et un enfant qui chauffe de fièvre (« le bout de Zan »). À sa manière, la tante est la matérialisation de ce Spoutnik qui revient parfois dans le texte. On va suivre son orbite parce qu’elle est littéralement « compagnon », « satellite » ; elle est force d’attraction et sans elle, assurément, ça n’aurait pas été la même affaire.
Tout ce petit monde, par conséquent, va confluer pour réaliser l’harmonie préétablie que nous évoquions tantôt. Les fils seront parfois ténus (et la preuve, c’est qu’on grimpe dans une Ariane, archétype de la vieille guimbarde), mais tout cela tiendra. On parviendra à rejoindre « l’unité primordiale », le « même amalgame », ce « pareil magma » qui répond d’un « univers archaïque » (p. 45), on réussira à remonter le courant de « l’éternel branle de l’univers » (p. 46) parce qu’il en va ainsi, parce que la nature ne fait pas de saut et que nous n’avons pas le droit de passer notre tour.
Les éditions
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Nativité cinquante et quelques, Lionel-Edouard Martin
de Martin, Lionel-Édouard
Les Editions du Vampire Actif / Les Séditions
ISBN : 9782917094105 ; 14,50 € ; 15/11/2013 ; 230 p. ; Broché
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Un roman "paysan" à la fois poétique et cosmique
Critique de Eric Eliès (, Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans) - 29 juin 2014
A ce titre, le roman « paysan » de L-E Martin fait irrésistiblement songer à Colline de Jean Giono, qui évoque dans une langue poétique les efforts de vieux paysans affrontant jusqu'à l'agonie une nature puissante et hostile avec laquelle ils semblent avoir rompu le pacte qui les liait. Comme Giono, Martin sait susciter, en quelques mots, les puissances cachées dans une plante ou une pierre... Les images, pleines de ferveur panique, sont à la fois originales, justes et fortes mais s'insèrent de manière naturelle dans la narration subjective et dans le flux des nombreux monologues intérieurs.
J'ai aussi apprécié les variations de tons, allant du tragique à un humour à la fois cosmique et absurde. Notamment lors de l’épisode des oiseaux se précipitant sur le blé jeté à verse par Jean Dieu sur la neige, j'ai parfois songé à Armand Robin (écrivain et poète issu de la paysannerie bretonne) qui a su, dans "Le temps qu'il fait", mêler tous les styles de manière prodigieuse pour faire éclater les cadres de la littérature et, dans un élan quasi mystique porté par l'amour de la parole écrite, accéder à l’universel quand toute chose devient apte à entrer en contact avec toute chose et se délivre de sa solitude née de l'incommunicabilité (c'est en voulant faire découvrir à d’autres ce roman que j’ai posté ma 1ère critique sur CL). Cette conception du don de l'écriture épouse un peu le don du rebouteux, qui soulage le mal par une faculté universelle d'empathie physique avec la souffrance emmurée dans le corps d'autrui et lui offre un exutoire... La diatribe (à la fois drôle et savante) du médecin de garde, qui explique longuement aux parents affolés par le coup de froid de leur enfant pourquoi la singularité de chaque individu l’empêche d’émettre un diagnostic porté par la raison et les incite à consulter le rebouteux, est un hommage adressé aux puissances primordiales et aux croyances ancestrales qui créent des liens invisibles que la technologie doit sublimer et non combattre. C’est pour moi le sens de l'Ariane (la voiture au nom mythologique par laquelle s'accomplit le périple final dans le labyrinthe des routes de campagne) et des guirlandes électriques que le rebouteux déploie dans la nuit pour guider les invités dont il pressent la venue.
Le roman de L-E Martin, porté par très belle écriture poétique, est riche de plusieurs lectures possibles, qui se superposent et se font écho. Je l’ai beaucoup apprécié même si j'ai trouvé que le dénouement du récit, qui progresse de manière inéluctable vers une Nativité panique, était un peu trop cruel...
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