Paysage cosmique : Notre univers en cacherait-il des millions d'autres ? de Leonard Susskind
(The cosmic landscape)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Scientifiques
Le méga-univers : les implications cosmologiques de la théorie des cordes
Cet ouvrage de Léonard Susskind, professeur de physique théorique à l’université de Stanford, constitue une excellente présentation, à la fois claire, accessible et précise, de la théorie des cordes. Néanmoins, même s’il fourmille d’anecdotes et de réflexions sur l’histoire des idées en science, son propos dépasse largement le cadre de la vulgarisation scientifique. A la lumière des récents développements conceptuels de la théorie des cordes, Susskind s’interroge sur la théorie du « dessein anthropique » et ouvre des perspectives ontologiques sur la structure de l’univers, qu’il présente comme un méga-univers en inflation éternelle où naissent des univers-bulles, chacun étant doté de ses propres constantes et lois physiques. Il cherche à susciter un changement de paradigme, portant à la fois sur l’origine et l’évolution de l’univers, et bouleverse les représentations traditionnelles. Pour Susskind (qui s’inscrit dans la ligné d’autres scientifiques, notamment Andreï Linde), notre univers n’est qu’un univers parmi les milliards d’univers créés (qui constituent le méga-univers que Susskind appelle le mégavers), qui ne représentent eux-mêmes qu'une partie des univers possibles (qui constituent le paysage). J'ai condensé ci-dessous les quatre idées fortes de l'ouvrage mais ce résumé n'est pas exhaustif des idées et des arguments présentés par Susskind.
1. Le « principe anthropique » est né du constat que la vie n’est possible sur Terre que grâce à la conjonction miraculeuse d’un ensemble de facteurs, à la fois locaux et cosmiques, comme si l’univers avait été intentionnellement conçu pour permettre l’apparition de la vie et le développement de l’intelligence. Ce miracle apparent provoque une polémique de plus en plus vive aux USA, entre le scientisme matérialiste des physiciens et les dogmes des religions, dont la thèse du « dessein intelligent » apparaît comme le dernier avatar. A l’intérieur même de la science, des clivages apparaissent entre ceux qui considèrent que la vie est une conséquence fortuite des lois physiques et ceux qui soutiennent le « principe anthropique ».
La réunion miraculeuse des conditions nécessaires à l’apparition de la vie est le principal argument étayant la thèse du dessein. En effet, les lois de la physique reposent sur une cinquantaine de paramètre et de constantes dont les valeurs, toutes déduites de l’expérience, semblent arbitraires de même que la liste des particules élémentaires du modèle standard. Or toute modification, même légère, à ces lois aurait impacté la stabilité ou l’organisation de la matière et rendu l’univers impropre à la vie. La précision du « réglage » des constantes a suscité la stupeur des physiciens, qui ont récemment découvert que la constante cosmologique (introduite par Einstein comme une astuce de calcul dans la Relativité générale) n’était pas nulle (contrairement à ce que pensaient tous les physiciens) à partir de la 120ème décimale ! La valeur de la constante cosmologique est équivalente à la fameuse « énergie sombre », qui est la cause de l’expansion exponentielle de l’univers.
2. La théorie des cordes est actuellement la théorie la plus aboutie car elle est la seule qui concilie de manière cohérente le modèle standard de la mécanique quantique et la force gravitationnelle décrite par la Relativité générale. En fait, la théorie des cordes est le cadre de plusieurs modèles tous théoriquement valables, qui ont été développés à partir des années 70 lorsque plusieurs chercheurs (dont Susskind) se sont aperçus que les équations régissant les interactions entre particules élémentaires ressemblaient à celles d’oscillateurs harmoniques (comme si les quarks étaient en fait reliés par des élastiques). Les physiciens ont entretenu l’espoir, dans les années 80 et 90, de parvenir à créer une véritable théorie unifiée des différentes forces, expliquant l’organisation et le sens de notre univers au prix d’une complexité prodigieuse. La théorie des cordes exige en effet que l’univers soit doté de 9+1 dimensions (9 dimensions spatiales + la dimension temporelle) pour éviter que les équations ne conduisent à des résultats aberrants ou divergents. Pour cette raison, les théoriciens des cordes considèrent que l’espace contient 6 dimensions « enroulées » ie perceptibles uniquement à une échelle du même ordre de grandeur que l’échelle de Planck. Les méthodes de compactification de ces dimensions et les calculs géométriques dans un espace hexadimensionnel (dit espace de Calabi-Yau) sont très compliqués. En outre, suite à une intuition d’Edward Witten qui a donné naissance à la M-théorie (un physicien mathématicien professeur à Princeton qui démontra que les différentes formes de la théorie des cordes n’étaient que les différentes solutions d’une seule théorie les englobant toutes – il est le seul physicien lauréat de la médaille Fields), les cordes de l'espace à 9+1 dimensions ont été remplacées par des membranes dans un espace à 10+1 dimensions. Puis les théoriciens ont développé le concept de branes ie des espaces fixant l’extrémité des cordes (sauf les gravitons qui dans la théorie des cordes sont des boucles fermées et n’ont donc pas d’extrémité). Cette complexité mathématique a conduit à un foisonnement de mondes possibles (estimation basse : 10^500), qui ne permet pas d’expliquer pourquoi notre univers existe plutôt qu’un autre. Ce constat a suscité l’effroi des physiciens et a provoqué la remise en cause de la théorie des cordes mais il est peut-être la caractéristique la plus probante de la théorie car il permet de répondre à la difficile question posée par le « principe anthropique ».
3. Le paysage cosmique constitue l’ensemble de tous les mondes possibles. A moins de croire en un illusoire mécanisme cosmologique de sélection entre les vides possibles, il faut admettre que tous les mondes possibles peuvent s’actualiser au sein du méga-univers, espèce de mousse cosmique qui contient l’ensemble des univers existants. Comment différents univers peuvent-ils coexister ? Susskind explique que le vide est métastable : il est stable en apparence mais peut sortir brutalement de son état de stabilité par effet tunnel. La fluctuation quantique peut apporter suffisamment d’énergie au vide pour provoquer un changement d’état et déclencher une inflation. L’énergie du vide d’un univers en expansion (ie à constante cosmologique non nulle) peut se comparer à un fluide en surfusion où des cristaux de glace vont apparaître et croître par effet de nucléation. Ainsi, tout univers doté d’une constante cosmologique non nulle (elle n’est nulle que dans le cas particulier d’un univers super-symétrique où les contributions des bosons et des fermions à l’énergie du vide se compensent et s’annulent exactement) peut donner naissance à plusieurs univers-bulle eux-mêmes dotés d’une énergie du vide suffisante pour à son tour engendrer d’autres univers-bulle… La limite est l’univers super-symétrique (sorte de cimetière des univers), qui a longtemps été le modèle d’univers des physiciens en vertu des principes d’élégance et d’unicité qui sous-tendent les théories scientifiques (or notre univers n’est pas élégant : il est atrocement complexe !). Ce mécanisme de production d’univers-bulles enchâssés les uns dans les autres ne respecte pas les principes de conservation de l’énergie : en fait, dans un univers en expansion, la densité d’énergie du vide se réplique à l’infini et ne se dilue pas quand l’espace croît. Chaque univers-bulle est doté de sa propre constante cosmologique et de ses propres lois physiques. En conséquence, dans l'infini du temps, tous les univers possibles existeront. Il n'y a donc pas à s'interroger sur le caractère miraculeux de notre univers : il existe parce qu'il était inéluctable qu'il existe, comme des milliards d'autres impropres à générer la vie. Andrei Linde et Alexander Vilenkin sont les principaux théoriciens de la thèse de l’inflation éternelle d’un univers foisonnant d’univers-bulles, séparés les uns des autres par les limites de leur horizon cosmologique.
4. Les hypothèses permettant d’étayer la théorie du paysage cosmique sont difficilement vérifiables, et suscitent le reproche de thèse métaphysique non scientifique par rapport aux critères épistémologiques. Susskind (qui évoque également d’autres critiques et d'autres théories cosmologiques) récuse en partie, par des exemples historiques d’expériences de pensée (les plus célèbres étant celles d’Einstein), le bien-fondé des critères de Karl Popper. Néanmoins, il propose quelques conjonctures susceptibles de démontrer que notre univers est un univers-bulle : la courbure de l’espace doit être négative (l’univers est actuellement considéré comme plat à grande échelle mais en raison de l’expansion préalable à l’émission du rayonnement primordial – le Fond Diffus Cosmologique [FDC] – l’univers réel est sans aucun doute beaucoup plus grand que l’univers observable) ; les cordes et les branes de l’univers primordial amplifié par l’expansion ont dû laisser des traces dont le champ gravitationnel doit être perceptible ; l’existence d’autres univers doit être perceptible dans les photons du FDC qui contiennent l’image holographique du méga-univers (Susskind assimile l’horizon des évènements du FDC à l’horizon du trou noir or Léonard Susskind et Gérard THooft ont réussi à démontrer, contre Stephen Hawking qui avait le soutien de la plupart des physiciens, que l’information qui franchit l’horizon d’un trou noir n’est pas perdue : elle existe, cryptée et peut-être non décryptable, dans le rayonnement émis par le trou noir dont la température est très légèrement supérieure au zéro absolu). Enfin, il conclut en soulignant l’ingéniosité des scientifiques (physiciens, biologistes, etc.) qui sont toujours parvenus à confronter la théorie à l’expérience. Qui aurait pensé, à la fin du XIXème siècle, que la sélection naturelle (Susskind évoque fréquemment Darwin comme un exemple de probité et de rigueur scientifiques) aurait pu être démontrée sans machine à remonter le temps ?
Les éditions
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Le paysage cosmique [Texte imprimé], notre univers en cacherait-il des millions d'autres ? Leonard Susskind traduit de l'américain par Bella Arman
de Susskind, Leonard Arman, Bella (Traducteur)
R. Laffont
ISBN : 9782221106723 ; 17,81 € ; 23/03/2007 ; 436 p. ; Broché
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Susskind, paysage cosmique et pluralité des mondes | 3 | Martin1 | 2 septembre 2019 @ 09:18 |