Les complémentaires de Jens Christian Grøndahl

Les complémentaires de Jens Christian Grøndahl
(Det Gor Du Ikke)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Jlc, le 2 octobre 2013 (Inscrit le 6 décembre 2004, 80 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 105ème position).
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Un signe de la main

Jens Christian Grondahl dit qu’il ne peut décrire quelque chose qu’il n’a pas vu. Il a suivi des cours de cinéma. Ces deux faits rapprochés sont une clé pour comprendre ses romans qui sont toujours très visuels. Il est le romancier d’une certaine bourgeoisie, danoise certes, mais très ouverte sur le monde occidental. Il sait magnifiquement parler des femmes et si d’un livre à l’autre elles sont différentes, elles gardent toutes une part d’énigme, de fragilité parfois cachée. Grondahl est un sentimental, qualité qu’il utilise pour raconter des moments et des lieux, la solitude ou le passé, les ciels et la pluie. Il sait créer l’empathie avec le lecteur tout en gardant sa distance.

« Complémentaires » est le titre d’une installation vidéo montée par une jeune étudiante des Beaux arts de Copenhague, Zoë Fischer. A un peu plus de vingt ans, elle a quitté le domicile de ses parents et est amoureuse de Nabeel, un étudiant en médecine d’origine pakistanaise. David Fischer, son père, avocat d’affaires, est juif mais n’a jamais revendiqué quelque appartenance religieuse que ce soit. Emma Warnock, sa mère, anglaise expatriée à Copenhague, a renoncé à son rêve de devenir une artiste pour suivre David. « Emma devait être artiste, pas amoureuse et, d’après Margaret, sa mère, les deux choses étaient comme l’huile et l’eau ». Un couple heureux, bien installé dans la vie, « arrivé à un âge où on ne change plus ». Pourtant, Emma donne parfois l’impression à David de « glisser hors de sa portée ». Elle s’est installée un atelier refuge dans la maison qu’ils ont aménagée mais ne peint plus beaucoup. Elle mène une vie sage, par vertu ? par paresse ? ou manque de confiance en elle ? Mais surtout elle a « l’amertume du renoncement ».

Un dîner « mélange de mondanités et de fiasco », le vernissage d’une exposition qui peut être choquante pour ses parents, une croix gammée peinte sur la boîte aux lettres des Fischer, des non dits qui ne cachent plus des fêlures mal effacées, des « trop dits » qui mettent en danger un bonheur trop paisible, une carte postale d’un tableau de Chagall qui provoque des retrouvailles inattendues vont chambouler cette harmonie trop lisse.

David n’a jamais compris que les racines aient tant d’importance pour beaucoup de gens, plus obnubilés par l’endroit d’où ils viennent que par celui où ils vont. Il a laissé derrière lui « tout cet héritage de tiroirs traditionnels pleins d’espérances et de soupçons », allant jusqu’à heurter ses parents par le non respect de leurs pratiques religieuses et méprisant son père, escroc familial « au charme primesautier », au point de prendre le nom de jeune fille de sa mère. David ne s’est jamais senti à l’aise non plus avec sa belle-mère chez qui il percevait un certain antisémitisme conjugué après les attentats de Londres en 2005, avec un anti islamisme virulent. Bien que se disant apostat, il est quand même agacé quand, au dîner de présentation de Nabeel, Emma croit utile de dire que son mari est juif. Il est stupéfait de trouver le lendemain matin sur sa boîte aux lettres une croix gammée. Qui sait donc qu’il est juif ? Quel voisin va désormais le regarder autrement, lui qui a toujours voulu être anonyme et banal ? Pourquoi est-il pris de panique au point de vouloir immédiatement gommer ce signe infâme ? Menace, désignation, dénonciation ? Un passé culpabilisant va rattraper David quand il reçoit une carte de sa mère qui a toujours considéré Emma comme « une erreur, une déchéance, un malheur ». Elle lui demande de revoir instamment Naomi, un amour de jeunesse atteinte d’un cancer. Elle est juive et n’a jamais perdu de vue les parents de David quand celui-ci l’a quittée. Elle lui montre combien son père pouvait être très différent de ce qu’il croyait, attentif, serviable, émouvant quand il racontait son enfance à Vilnius. Mais c’est Zoë qui osera affronter son père en lui reprochant de fuir ce qu’il est, à l’inverse du père de Nabeel, exilé au Danemark. Emma qui s’était fait une autre idée d’elle-même retrouvera David. Elle a trouvé sa place. Le passé a rejoint le présent en formant un « continuum », sans laisser un sentiment de tristesse.

Ce très beau roman sur l’appartenance est parfaitement construit. Les personnages sont superbement peints mais Grondahl le fait de telle sorte que le lecteur garde la liberté de les imaginer. Les portraits de Margaret Warnock, la mère d’Emma ou de Mansoor, le père de Nabeel sont de vraies réussites. L’agencement du récit est brillant, nous ne sommes jamais perdus entre passé et présent, ici ou ailleurs et on fait souvent le rapprochement entre deux moments différents, qui se réfléchissent l’un l’autre. Chaque scène importante s’achève par le signe d’une main qu’on agite légèrement, plus ou moins longtemps, avant de disparaître dans le contour d’un rideau, sur une vitre mouillée par la pluie. Un signe qui peut-être un adieu mais aussi un appel pour prolonger encore un peu ce moment où « on ne fait qu’un avec le lieu et l’heure ».

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Un délice

9 étoiles

Critique de Ndeprez (, Inscrit le 22 décembre 2011, 48 ans) - 19 novembre 2014

Quelle belle critique principale jLc.. j'avais repéré ce livre dans un numéro de "Lire" d'il y a quelque temps qui en faisait l'éloge.
Je me l'étais procuré et puis il disparut dans les limbes . Ce n'est que dernièrement , retombant dessus que je me jurai de le commencer dès celui en cours achevé.
Une jolie surprise que ce roman très visuel , évoquant la quête d'identité et la difficulté à renier ses origines culturelles ou religieuses.
Amateur d'action ou rebondissements , fuyez car il ne se passe pas grand chose hormis 3 jours dans la vie d'une famille bourgeoise exilée au Danemark .
Le père de famille , avocat "ayant réussi" voit sa vie bouleversée quand il apprend successivement que sa fille monte sa première exposition artistique et qu'elle lui présentera son petit ami pakistanais au cours d'un repas de famille.
La découverte d'une croix gammée sur sa boite aux lettres va l'amener , lui le "juif non croyant" à se poser des questions sur ses origines , sur son mariage et sur cette fameuse interrogation auquel nul n'échappe : "Et si ..."
Un vrai délice , parfaitement maitrisé dans son déroulement ce livre est un vrai coup de cœur.

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