La Docte Ignorance de Nicolas de Cusa
(De docta ignorantia)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie
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Dieu, ni prononçable, ni mesurable.
Le De docta ignorantia est un texte à tous égards remarquable vis-à-vis de la logique qu’il délivre au fur et à mesure de la lecture, mais il reste difficile dans certaines de ses terminologies car il est nourri de nombreuses références, parmi lesquelles on peut citer Saint Augustin, Scot Érigène et Maître Eckhart, et ce ne sont là que des pointes d’iceberg. Nicolas de Cues a lu et ruminé les grands auteurs de la chrétienté, et ce n’est qu’en 1440 qu’il met le point final à sa réflexion, après trois années de rédaction. Si l’on a pu dire du Cusain qu’il fut le plus grand mystique de son temps, la postérité l’a volontiers comparé à une passerelle entre l’époque médiévale et l’époque moderne, comme s’il avait définitivement synthétisé les inquiétudes de la théologie médiévale tout en préparant les problématiques du lendemain, déjà travaillées par un souci de laïcisation entre les facultés proprement humaines de la raison et les manières dont Dieu trouve à s’exprimer dans le monde – entre la connaissance des hommes d’une part, finie et imprécise, et les expressions de Dieu d’autre part, infinies et absolument précises, il n’existe aucune équivalence de vocabulaire ; nos langages sont incompatibles avec la grammaire divine, notre syntaxe est trop frileuse pour capter ne serait-ce qu’une partie de la langue créatrice par excellence.
En d’autres termes, Nicolas de Cues a posé de façon radicale les limites de nos pouvoirs de connaître, traçant une frontière entre la parole déceptive qui voudrait rapporter les signes de Dieu et la tendance inconnaissable avec laquelle Dieu émane de lui-même dans le monde qu’il a créé. Si la théologie affirmative attribuait des qualités à Dieu, la théologie négative en a fait la correction en soutenant que la raison humaine était incapable de se livrer à un si périlleux exercice de prédication. L’auteur de La Docte Ignorance réfléchit les deux traditions théologiques sans faire état des récompenses ou des blâmes : il propose une théologie mystique où Dieu se dit dans les termes de l’Un, à partir de quoi s’élabore un discours qui instruit la théologie d’une posture mathématique, c’est-à-dire, en définitive, un projet régulateur pour le savoir que nous sommes susceptibles de développer. La conséquence de ceci, c’est que l’on passe d’une métaphysique de l’Être, largement héritée d’Aristote, à une métaphysique de l’Un, davantage néoplatonicienne, et même annonciatrice dans son principe de la méthode kantienne où il faudra réinvestir la nature sans penser qu’on en possède autre chose qu’une connaissance artificielle (= la connaissance mathématique des symboles, celle qui paraît aller le plus loin en matière de savoir). En effet, une fois que notre savoir s’est reconnu comme limité, en dépit de tous ses efforts symboliques ou poétiques, il ne peut plus songer connaître le monde comme Dieu le connaîtrait. Trois siècles avant Kant, le Cusain nous apprend ni plus ni moins que nous n’avons d’autre choix que celui de vivre dans un monde multiple, essentiellement chaotique. Depuis ce monde de la comparaison et du mesurable, il ne servirait à rien de vouloir se prononcer sur l’Un. Ceci étant posé, il nous incombe de construire des liaisons, des jugements synthétiques, de penser rationnellement notre ignorance, ce qui devrait au mieux nous permettre de retrouver un peu d’ordre dans le chaos, au pire nous inciter à commencer ce travail en nous dispensant de prendre le problème à l’envers, en l’occurrence en commençant par Dieu.
Que nous ne puissions rien dire de l’Un, c’est-à-dire de Dieu, c’est la grande leçon d’ignorance de ce traité. De la vérité absolue, nous n’aurons jamais rien que des vraisemblances déformées. Autrement dit, la connaissance la meilleure que nous pouvons espérer obtenir, c’est celle de notre propre ignorance, et ce sera déjà beaucoup si nous nous efforçons de la rationaliser. Savoir que l’on ne peut pas savoir absolument, qu’est-ce sinon la conclusion de la philosophie socratique ? On aura beau avoir testé un maximum d’hypothèses, on n’en sera pas plus avancé, sinon dans l’acte de sagesse qui s’évertue à poser des questions en dépit des maigres résultats obtenus. L’enjeu n’est cependant pas le même que celui de la première philosophie platonicienne, qui consistait à entretenir le Logos de la discussion, déployant de la sorte un apprentissage du questionner et du répondre dans un contexte dialogique où les problèmes devaient se dire et se dédire.
Avec le De docta ignorantia, Nicolas de Cues souhaite examiner les tenants et les aboutissants de l’inconnaissabilité de Dieu. L’objectif profond de cet examen est de cerner les préliminaires d’une anthropologie où l’homme se serait mis dans la capacité de réinitialiser la place de sa raison par rapport à l’intellect divin. Il s’agit de différencier une vérité de foi d’une vérité de raison, la première étant plus appropriée que la seconde dès lors que le Verbe divin est recherché. La raison ne peut se concentrer que sur du mesurable, elle est parfaitement inadaptée à l’intelligence de Dieu qui n’a en outre pas besoin de nous pour intelliger. Que l’on désire Dieu est une chose, mais si nous le désirons, c’est parce que lui, au préalable, nous désire. Ce rapport « érotique » est imprononçable en raison, et ceux qui le poursuivent malgré tout se trompent sur leurs possibilités d’auto-transcendance. La vérité scientifique n’est acceptable que dans un monde approximatif et pourtant perfectible, d’où le fait que la science ne puisse se concevoir qu’à l’instar d’une série d’erreurs rectifiées. De l’Un, nous n’avons rien à raconter, ni même rien à modifier. Si nous lui attribuions des qualités, nous le diviserions, en quoi nous entrerions dans la plus grande corruption de la raison.
Ce positionnement religieux témoigne du fidéisme de Nicolas de Cues. La vérité religieuse, selon le fidéisme, ne dépend que du seul et unique acte de foi, s’appuyant sur la continuité d’une tradition plutôt que sur une étude poussée de la raison humaine. Entre les vertus théologales que sont la foi, l’amour et l’espérance, l’attitude fidéiste accorde la prépondérance de la foi. Aussi, quand le Cusain parle de Dieu comme de l’Un ou du « Maximum absolu », il ne s’ensuit pas qu’il faille comprendre ces termes mathématiques au travers d’une démonstration rationnelle. Dieu est l’incompréhensible total, il n’est justiciable d’aucune analogie avec l’univers du multiple, malgré le fait qu’il coïncide avec toutes choses dans un rapport immédiat et purement interne à la divinité. Dans un écrit ultérieur, le Cusain complètera les expressions « Un » ou « Maximum absolu » en proposant le non moins énigmatique « Non-Autre ». À la fois avec tous et sans personne, partout et nulle part, Dieu est celui-là seul qui peut supporter le paradoxe de son infinité et du monde fini qu’il a créé. Or comme nous n’avons accès qu’à la finitude du monde, nous ne pouvons que mal comprendre Dieu, sinon dans son incompréhensibilité, et surtout notre intelligence se heurte à la façon que Dieu a de se complexifier en s’exprimant dans le monde.
Notre monde habitable, d’ailleurs, prend le nom de « Maximum contracté » dans le traité. Tout ce que le Cusain écrit sur le « Maximum contracté » est une source d’éclairage afin de ne pas confondre l’univers des formes et des proportions mathématiques avec la perfection qui relève d’une substance immuable. Pour le dire autrement et de façon tout à fait convaincante, tel que le fait Hervé Pasqua dans sa lumineuse introduction qui nous a beaucoup assisté dans notre lecture, les conclusions tirées du « Maximum contracté » ont pour but de proposer un distinguo entre le domaine de la sagesse, où l’ignorance s’affirme, et le domaine de la science, où les calculs sont opérations de presque tout sauf de l’Un, lequel est au-delà du nombre. La personnalité de Jésus-Christ, quant à elle, est évoquée comme un maximum à la fois absolu et contracté, parce qu’il est le point de ralliement de la sagesse et de la science, existant aussi bien dans l’ignorance salvatrice que dans la parole pragmatique. Ces trois « maximums » ont pour conséquence de renouveler la conception de la Trinité, mais sur ce point nous ne pouvons guère présenter quoi que ce soit, le problème étant hors de notre portée, en cela qu’il mériterait une lecture plus experte que la nôtre ainsi que l’aiguillon plus aiguisé d’un docteur de l’Église.
Les éditions
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La docte ignorance [Texte imprimé] Nicolas de Cues introduction, traduction du latin et notes d'Hervé Pasqua
de Nicolas de Cusa, Pasqua, Hervé (Editeur scientifique)
Payot & Rivages / Rivages poche. Petite bibliothèque
ISBN : 9782743621810 ; 9,65 € ; 19/01/2011 ; 314 p. ; Poche
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