Les raisons de l'amour de Harry G. Frankfurt
(The reasons of love)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie
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Résolutions amoureuses.
Le propos de Frankfurt, dont la densité s'avère croissante au fur et à mesure de son essai, aborde la notion d’amour en commençant par décortiquer une question subsidiaire : « Comment devrions-nous vivre ? » De là émerge une différence entre une approche morale et l’application de principes non-moraux. L’approche morale stipule le suivi rigoureux d’un ensemble de règles. C’est une solution pratique car elle ne présente que très peu d’inconvénients théoriques. En effet, un individu infailliblement moral vivra en principe sans réelles difficultés puisqu’il réussira toujours à diminuer ses inclinations naturelles au profit des commandements moraux. Dans l’absolu, un pareil individu n’est qu’une fiction ou un être globalement terne, c’est pourquoi le besoin de réfléchir autrement aux « devoirs » de l’homme s’impose. Frankfurt recrute ainsi les principes non-moraux comme étant des outils plus détaillés que les prédicats propres à la moralité. Ces principes sont généralement des idéaux ; ils peuvent être politiques, esthétiques, économiques, peu importe à vrai dire. Ces principes s’appliquent de façon non morale dans n’importe quel contexte où un individu est susceptible d’agir, constituant de la sorte ce qu’on appelle la « théorie du raisonnement pratique normatif ». On peut déjà tirer de ces considérations une première conclusion : si la moralité vise une perfection de l’agir, on peut en revanche dire des idéaux qu’ils essaient de fabriquer une éthique. La perfection est rare, donc autant viser une action qui tenterait d’atteindre le moindre mal.
Affinant sa compréhension de nos devoirs d’humanité, Frankfurt suggère une tripartition de notre comportement : 1/ ce à quoi nous accordons de l’intérêt ; 2/ ce qui présente pour nous de l’importance ; 3/ ce que nous aimons sans coup férir (p. 18). Le but de cette segmentation est de mieux cerner le fonctionnement de notre volonté, ou, pour le dire philosophiquement, il s’agit de circonscrire notre « identité volitive ». Une telle perspective doit donc commencer par expliquer la manifestation du désir en nous et la manière dont le désir, ensuite, peut s’entretenir (p. 24). C’est le seul moyen de poser un diagnostic crédible à propos des objets ou des êtres dont on dit que nous leur attachons de l’intérêt. L’enjeu philosophique ne date pas d’aujourd’hui, il est même tout à fait antique, cependant la thèse de Frankfurt se donne comme une nouvelle captation de nos conduites en vue de rendre consistant un monde de moins en moins homogène (p. 32). Le but est de pouvoir affirmer ce qui, pour nous, fait office de différences significatives parmi un grand nombre d’affinités. Si une chose ou une personne est suffisamment différente d’une autre, il s’ensuit qu’on pourra éventuellement lui accorder une préférence. À ce moment-là, la différence est réfléchie de telle sorte qu’elle devient existentiellement structurante.
Ce travail implique le renforcement de nos raisons (p. 38). Plus nos raisons seront fortes, plus nous aurons de confiance en effectuant un « coup » dans le jeu social – pour reprendre une terminologie du philosophe Robert Brandom, on peut parler du jeu de « giving and asking for reasons ». Il n’empêche que ce type de confiance ne s’apparente pas à une confiance aveugle. En dehors du contexte de la moralité, aucune action ne peut s’estimer infalsifiable. Aussi devrait-on pouvoir identifier nos intérêts avec aplomb tout en étant prêt à changer le cadre de ces intérêts. Et la situation se complique dès lors que nous sommes en négociation avec des raisons irrationnelles. C’est ici que la notion d’amour intervient : l’amour des enfants, l’amour de la vie, l’amour de l’être aimé ; ce sont autant de raisons d’aimer qui éliminent tout discours sur l’intérêt qu’il y aurait à préférer ces choses-là au détriment de certaines autres. L’élan de ces amours est si extravagant qu’il arrive des moments où nous ne comprenons même plus que ce que nous faisons est déraisonnable (p. 41). Par conséquent nous devons accepter de définir l’amour comme un mode particulier de l’intérêt.
C’est dire que l’amour est un état sans justification. Frankfurt, dans le sillage de Bernard Williams, discute l’exemple de deux personnes en train de se noyer (pp. 46-48). L’une de ces personnes nous est inconnue, l’autre est notre femme. Il est pervers de se demander comment la préférence va agir dans un cas aussi apparemment cruel. En réalité, le fait même d’exiger que nous devrions réfléchir à notre action est déjà un vice de forme. Dès lors qu’il y a une situation d’amour avérée, toute pensée sur les raisons de cet amour se mue en « pensée de trop ». L’amour contraint la volonté, en quoi il diffère de nombreuses situations de préférence. Aimer quelqu’un, tout de même, c’est plus élaboré que de devoir choisir une friandise. L’amour favorise le raisonnement aporétique : quitte à vouloir l’approcher, autant se contenter de recenser ce qu’il n’est vraisemblablement pas. Comparativement à l’amour filial, l’amour de la vie suppose que l’on accorde de l’intérêt à beaucoup d’objets sans qu’il ne soit nécessaire d’en expliciter les raisons. L’hiver approchant, il nous est arrivé de nous passionner pour de vieilles posologies afin de restreindre nos chances de contracter un vilain virus.
Il s’ensuit qu’aimer, c’est approfondir nos actions « érotiques » ou solidaires ; c’est prendre le moyen et la fin à un même niveau (p. 53). L’amour configure la volonté en adjoignant à nos intérêts personnels ceux de la personne que nous aimons. Ce sont toutes nos persévérances qui s’en trouvent radicalement changées, d’où certains degrés de pureté dans les actes d’amour. Au chapitre des amours impeccables, sans doute que l’amour des enfants est celui qui échappe le mieux aux actes de manipulation ou aux malversations conjugales. L’amour des enfants s’affranchit des distractions ou des sollicitations annexes. Mais parce que l’amour est justement inconstant quand on le pense en-deçà des enfants, sa nature poreuse renvoie à une disposition complexe de la volonté (p. 68). Les agents de l’amour sont rarement des valeurs absolues pour la simple raison que nous aimons une constellation d’objets. Loin de se contenter d’une axiomatique, loin également d’être commensurable à la littérature, l’amour semble plutôt résider au cœur de nos conditions biologiques. Sitôt que l’amour affleure, c’est lui qui détermine pour nous la majorité de nos raisons pratiques (p. 61). En cela, quand il arrive subitement que l’amour se transfère ailleurs, nous n’avons aucune raison pertinente qui nous indique que nous avons été irresponsable de céder à telle ou telle inclination (p. 63). La multiplicité des appétences, si elle est parfois épouvantable et déchirante, n’en reste pas moins un excellent moyen de maintenir au beau fixe la vigueur du Moi (p. 68). En d’autres termes, une relation amoureuse est plus inspirée de se terminer quand l’un des protagonistes ressent un flétrissement, auquel cas l’insistance risque de transformer les conjoints en une espèce de siamois mort-vivant. Souvent, lorsque de tels cas sont visibles, on note que la valeur intrinsèque de l’amour tend à se confondre avec une valeur spécifiquement instrumentale. C’est que l’amour, en fin de compte, est toujours tributaire du conflit entre la poursuite des intérêts personnels et l’acte naturellement désintéressé qui incombe au contexte amoureux (pp. 73-74). L’amour est à ce risque bien qu’il soit idéalement le lieu d’une concordance des intérêts. Ceci étant, au nom de l’amour, on ne compte plus les carrières fauchées en plein vol. Aux accélérations d’une vie professionnelle intense, l’amour a pu quelquefois ralentir le processus, préférant installer ce qu’on appelle en bon français une vie « pépère ». Certains le vivent bien, certains ne s’en relèvent jamais.
L’avantage de l’amour, avouons-le, c’est qu’il ne laisse pas le choix. Grâce à l’amour, la difficulté de préférer s’estompe – l’âne de Buridan est enfin un concept mort, ce qui laisse présager que nulle ânesse ne se trouvait dans les parages de l'animal irrésolu. Bertrand Russell parle du « repos de la certitude mathématique » (p. 79), il en va de même pour l’amour. Quand on aime, on se sent reposé, libéré, tellement d’ailleurs qu’on observe une tendance à l’empâtement chez les couples sédentarisés. Parce que l’amour a pris le contrôle des croyances et de la volonté, il délasse les corps jadis impatients. Monsieur se repose dans son ventre, madame fait la sieste dans ses jarrets assumés. Ce n’est qu’un stéréotype que nous décrivons, toutefois c’est le plus manifeste de toutes les déclinaisons de la tranquillité et de la certitude amoureuses. Au final, en revanche, c’est quand même le paradoxe amoureux qui compte : en nous privant de choix, l’amour nous donne l’impression d’une liberté infinie.
Reste que cette liberté, on l’a compris, se transforme vite en assoupissement de soi si on ne lui prescrit pas une forme de censure. Ce n’est pas parce qu’on aime ou que l’on se sait aimé que l’on doit se permettre un délassement qui confère aux pires lassitudes. On le répète : même l’amour n’est pas imperméable à nos inclinations naturelles, à savoir que même si l’amour s’érige sous les apparences d’une loi morale rassurante, il demeure le fruit d’un commandement vulnérable. En se faisant l’écho de Kant (p. 91), Frankfurt revient à cette idée que chacun de nous aurait de vives impulsions à l’amour de soi, tant et si bien que nulle réciprocité amoureuse ne saurait se prémunir contre les inclinations personnelles, pas plus que nos actions ne sauraient se dissimuler des intentions authentiquement opportunistes. Ce qu’il convient d’envisager en cette occurrence, ce n’est pas de rejeter la réalité de l’amour de soi (pareille attitude serait hypocrite), mais de reconsidérer l’amour de soi afin d’en soutirer de charitables postures – ceci nous ramène au passage aux enseignements de la maxime « Connais-toi toi-même », ou encore de son pendant « Rien de trop ».
Frankfurt repère quelque bonté dans l’amour de soi. Se préoccuper de sa santé, par exemple, ceci appelle un genre d’attention qui n’a rien de commun avec la satisfaction débridée de nos désirs (p. 94). À côté de l’amour des enfants, l’amour de soi surgit comme étant d’une pureté identique (p. 95). C’est un amour de constance, sans équivoque et sans bigarrures, duquel on peut tirer des enseignements profitables pour peu que l’on ne soit pas trop assoupi à la base. Parce qu’il permet de rassembler la volonté, l’amour de soi, selon l’auteur, prolonge la possibilité de donner un sens critique à la vie (p. 107). C’est donc être capable, une fois que nous sommes amoureux, de cumuler le repos du couple et la liberté de faire de ce repos ce qui semble le plus approprié à la vivacité de notre Moi. Ce sont donc deux états complémentaires de certitude adoucissante qui se montrent, sauf que le premier n’engendre pas nécessairement le second – ici nous pensons aux maris terribles, aux machistes ridicules, aux hommes enlaidis qui ont la chance d’encore avoir une belle femme qui n’ose pas entendre une stupéfaction voisine. C’est à nous, somme toute, de faire l’effort de distinguer un amour de soi différent de l’amour dormitif. Frankfurt prône certes un amour résolu, mais il est question d’un amour qui serait étranger à toute obstination ou à tout fanatisme, bref un amour qui aurait la sagesse de dire, quand cela pourrait devenir urgent : « ça suffit » ou « il est normal d’être insatisfait », ceci compte tenu du fait que nous avons affaire à une éthique et non à des occasions de moralité.
Les éditions
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Les raisons de l'amour [Texte imprimé] Harry G. Frankfurt traduit de l'anglais (USA) par Danielle Dubroca et Angelo Pavia
de Frankfurt, Harry G. Dubroca, Danielle (Traducteur) Pavia, Angelo (Traducteur)
Circé
ISBN : 9782842422172 ; 15,00 € ; 01/11/2006 ; 117 p. ; Broché
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