Les majorettes, elles, savent parler d'amour de François Szabowski

Les majorettes, elles, savent parler d'amour de François Szabowski

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 8 avril 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Troubles dans le genre familial.

Ce premier roman explore la « philosophie première » de l’entreprise littéraire ; il s’attaque à une métaphysique insurmontable en cela que son traitement n’accouche d’aucune réponse objective : il s’agit de penser la fission familiale en tant qu’être regorgeant de littérature, un sujet, convenons-en, totalement inépuisable, plein d’endurance ; il s’agit encore des dommages collatéraux de cette fission et des individus épouvantablement dysfonctionnels qui participent du fruit pourri qu’on appelle l’entité-famille. Pour mettre en scène ces divers degrés de la mesquinerie cordiale, car au principe de la famille séjournent des contrastes exterminateurs, François Szabowski choisit l’argument du repas de famille. Il y aura donc une table, objet contrasté qui peut à la fois réunir et séparer, et autour de cette table vont s’asseoir des représentants de la descendance Bonvin, parents et alliés, remontés à bloc, prêts à en découdre. Histoire de compléter l’unité de lieu, on précise que le repas est organisé chez Bernard et Christiane, dans leur maison banlieusarde de Grandville, endroit couci-couça qui peut éventuellement figurer un lointain débarcadère de Paris, un endroit où s’agglutinent des gens pas trop mal agencés dans la carrière de la vie, cadres bancaires, petits fonctionnaires et proto-médecins de campagne. L’auteur du livre fabrique donc un paradigme géographique : un territoire spécialisé dans les regroupements familiaux, quelque chose de suffisamment visqueux pour que les haines collent à la peau, quelque chose, du reste, de fondamentalement voyeur, puisque les habitations ne sont disjointes que par des haies de jardin, de minces ruelles et des murs en toc, et que tout cela, de surcroît, tend à se reconstituer à l’intérieur d’un incontournable lieu : le bar du quartier, l’alambic à rumeurs – ici le bar se nomme le Gymnase Club.

Le repas, paraît-il, est organisé en l’honneur de Benoît, le fiston du binôme Bernard/Christiane. Benoît s’est absenté du domicile familial depuis le décès tragique de sa sœur Valérie. Il a peut-être réussi dans l’existence – après tout il travaille à Paris, c’est un facteur concret de réussite quand on a des gènes suburbains. Cependant, on ne peut pas vraiment affirmer que Benoît est un « crac » : il revient à Grandville affligé d’une obésité naissante, il sort d’une nuit énigmatique dont il ne parvient guère à reconstituer le mouvement (pp. 3-5), et le comble, c’est qu’il pourrait charrier un arrière-monde calamiteux, inavouable et pourquoi pas criminel. De ce point de vue, F. Szabowski s’accommode de l’expression « avoir des cadavres dans le placard ». Que ce soit Benoît ou d’autres personnages qui lui sont apparentés, il semble que pas mal d’entre eux traînent des secrets. Grâce à l’emploi des focalisations internes, le roman distille des informations, il soulage des consciences parturientes et le lecteur, ce faisant, tire ses propres conclusions au milieu de cette marée montante des confidences. On se situe alors dans un genre littéraire pris de tangage : tantôt une histoire de famille arc-boutée à son noyau, tantôt une incursion dramatique qui dénoyaute la saloperie confinée. En bref, on passe du confessionnal au risque de l’espace public, on roule du monologue intérieur au bulletin d’information connu de tous, si bien que grandit l’intuition que ces affaires familiales entretiennent des rapports avec l’extérieur, et que si des choses venaient à se savoir, cela pourrait barder. Ainsi, de manière fort habile, l’auteur s’amuse à concevoir une saga naissante, puis il applique à la généalogie des Bonvin une profondeur de champ qui confère à ses protagonistes un peu plus d’épaisseur, à quoi s’ajoutent des perfusions intrigantes qui font basculer le texte vers un pastiche de roman policier. Autrement dit, on souhaite identifier à qui appartient tel ou tel vice, à qui revient le droit d’être respecté, à qui incombe le droit de subir l’opprobre.

Parmi ce contexte accidenté, la tension dramatique principale repose sur Nathalie, l’autre sœur de Benoît, une minette de quinze ans pas désagréable à regarder. Le problème, c’est qu’elle est endeuillée de la disparition de Valérie, aussi s’est-elle entichée d’un déplaisant bovarysme. Cela perturbe sa mère Christiane, toutefois ça laisse son père Bernard plus ou moins apathique. Entre la mère et la fille, c’est le désamour. Christiane voit en Nathalie toutes sortes de succédanés de la garce. La fille, en représailles, agit comme une adolescente insurgée et pleine de désobéissance domestique : elle se réfugie dans sa chambre, elle s’enferme à double tour, elle écoute des musiques de moindre répertoire. Dans ces conditions d’animosité, ce n’est plus seulement la table familiale qui sépare, c’est également la porte de la chambre, manière de diviser à l’infini le segment de la détestation et d’augmenter les poches locales d’antagonisme ; manière encore de renouveler l’énergie du récit, de ramener à la surface les vieilles embrouilles afin qu’on atteigne un niveau de pressurisation intenable.
À vrai dire, une fois que la situation est installée, une fois que les invités sont dans la place, le roman se met à circuler au sein de ces cratères d’acrimonie, grattant tous les angles de cette grotte où vivent des monstres apprivoisés, allant du salon à la cuisine, de la cuisine à la porte de Nathalie, en passant par la salle de bain et le jardin. L’écriture est pour ainsi dire menée caméra à l’épaule, comme dans le Festen de Vinterberg. L’auteur a l’intention de raconter un repas (et celui-ci est censé officiellement commencer à la page 169 après que les portraits ont été tirés), mais il déborde son objet, métaphysique de la « fission » oblige, pour nous accompagner dans les gorges d’un train fantôme, avec ses masques grotesques et ses aiguillages bruyants, où finalement le temps du repas se dissémine dans un espace chaotique, tel qu’on l’observe à certains égards, cette fois, dans Le charme discret de la bourgeoisie. C’est en ce sens un premier indice de qualification de l’écriture de F. Szabowski : d’une part un pressentiment de Thomas Vinterberg et de l’esthétique du Dogme 95, d’autre part un encadrement surréaliste proche de Luis Buñuel.
Quant à l’image du train fantôme, elle est exploitable sous un aspect littéral : Benoît arrive à Grandville après avoir pris le train à Saint-Lazare. Son état est fantomatique, quasi amnésique ; c’est la personnification d’une ombre de vie, en l’occurrence « cette idée que la mort peut intervenir sans que la vie s’arrête » (p. 177). D’ailleurs Benoît, dès le début, sera confronté non pas à sa famille, mais à un interlocuteur étrange du Gymnase Club, une espèce de Socrate profilé de charogne, un Socrate-macchabée qui administre une première entaille sur l’âme du jeune Benoît Bonvin. Ce passage est riche de psychanalyse, d’autres commentateurs creuseront peut-être dans cette direction. Contentons-nous de dire que cette rencontre au Gymnase Club ouvre sur ce que Freud appelle « l’inquiétante étrangeté », « das Unheimliche » en version originale.

S’il est en outre une âme étrange dans Les Majorettes, une inquiétante singularité à proprement parler, c’est celle du témoin le plus assidu de la famille Bonvin, celle que redoute Benoît par-dessus toutes les craintes et tous les tremblements : le moineau. Benoît érige le moineau en créature menaçante (p. 140). Cette réciprocité entre l’œil banalisé de Benoît et le regard scrutateur du moineau évoque Le Pigeon de Süskind, un court texte dans lequel un personnage subit la hantise d’un pigeon, tant et si bien qu’il s’abîme dans un extrême dérèglement mental et que le volatile grimpe d’un barreau sur l’échelle de la nature humaine, tandis que l’autre, le pétochard, redescend une marche ontologique. Il en va de même pour Benoît, victime d’une peur aviaire. Le moineau a l’air de le poursuivre. Le moineau, quoi qu’il arrive, amorce un éternel retour (p. 238). Ce n’est plus un moineau, en définitive, c’est un vautour qui pourrait se mettre à faire des cercles concentriques au-dessus des Bonvin, patient et habile à l’observance, dans l’attente qu’un de ces personnages déréglés passe de l’autre côté. La scène finale suggère une telle interprétation. Il est question d’une chute suspendue, néanmoins elle ne concerne pas seulement le personnage qui paraît vivre la situation la plus précaire, elle est justiciable de toute la famille. À tout moment, le moineau pourrait engager un piqué, déterminé à aller crever les yeux de ces Œdipe qui refusent le dénouement tragique qui leur pend au nez. À tout moment, imaginons, le moineau est susceptible d’être rejoint par une nuée de ses congénères ; on verrait ainsi le ciel s’assombrir de moineaux carnassiers, focalisés sur la maison des Bonvin, et nous entrerions par conséquent dans un scénario hitchcockien. Mais ce n’est que du conditionnel. Le roman ne procède pas à cette bascule, il ne fait qu’insinuer de ténébreuses concomitances.

En conclusion, on est en présence d’un roman contemporain à choix multiples. Le repas de famille, en tant que thème central, configure une machinerie romanesque trans-générique, un jeu de voix littéraires qui cherche à capturer le pour et le contre des caractères familiaux, ceci sans pour autant s’abandonner à un décorticage exhaustif. Il y a même parfois, disons-le, une naïveté nécessaire, comme lorsque Bernard s’éprend d’une méditation sur le degré de fonctionnalité des mots (p. 134). En creux, il dénonce l’incommunicabilité de la nouvelle époque, c’est-à-dire l’intrication des mots dans des rouages nébuleux – au-delà d’un jargon de métiers, il y aurait désormais un jargon inhérent à tous les caractères, à tous les âges de la vie, ce qui n’arrange pas les affaires diplomatiques d’une famille. Selon la conception candide de Bernard, les mots ne seraient plus des moyens de transport qui conduisent les individus les uns vers les autres, ils se seraient plutôt mués en isoloirs, en instruments de combat. De toute évidence, cette pseudo-réflexion sur les mots constitue une synthèse des relations familiales, au moins chez les Bonvin. À la base des mésententes, il y aurait une tumeur lexicale, un réseau grammatical métastasé. Les mots sont tranchants, effilés ; ils découpent trop vite les sujets dont il faudrait discuter avec un esprit de recoupement (pp. 51-52 où les mots sont d’abord comparés à des couteaux, puis ensuite à des fonctions logiquement létales).
Recouper, rassembler, dialectiser, c’est tout ce que la famille Bonvin ne fait pas avec les mots. La parole précède la pensée, les phrases sont primesautières, les jugements sont hâtifs et imprégnés des opinions médiocres. Au salon des Bonvin, on se heurte à l’écho putassier des salons de madame Verdurin (Christiane), auquel n’échappe même pas la figure d’un médecin misérablement cuistre (Paul-Marie), héritier du bon docteur Cottard. Ceci étant, au lieu d’accabler les personnages, au lieu de les replacer dans un casting proustien, on devrait ultimement s’en remettre à ce moineau-spectateur. On a voulu faire de lui un vautour, d’accord, mais il est permis de le voir dans sa fragile splendeur, à l’instar d’un miroir des vulnérabilités qui traversent le roman de long en large. Car il faut être bien vulnérable pour atteindre une telle déchéance familiale.

[Gregory Mion est auteur aux éditions Aux Forges de Vulcain]

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