L'inhumain de Nicolas Grimaldi
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie
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Retrouver le "métier d'homme".
Il n’est pas d’évidence plus cruelle que celle-ci, à savoir que l’inhumain est partie prenante de l’homme, et c’est le point de départ que se fixe Nicolas Grimaldi. Derrière son titre sans équivoque, le livre se donne cependant un objet pluriel : c’est en traquant l’inhumanité à sa source qu’on pourra déceler certaines constantes du « métier d’homme », que ce soit en s’appuyant sur la fiction ou sur des expériences vécues. L’auteur multiplie ainsi les référencements, mais il lui semble légitime de se concentrer principalement sur la plus insurmontable des horreurs récentes, c’est-à-dire le système concentrationnaire tel qu’il s’est développé au cours du IIIème Reich. À cet égard, deux visages de la survivance illustrent les arguments de N. Grimaldi : Primo Levi et Robert Antelme. Cette lecture parallèle semble indispensable en pareilles circonstances, d’autant qu’elle est instamment revenue sous la plume de Bertrand Ogilvie dans une étude intitulée L’homme-jetable, essai sur l’exterminisme et la violence extrême (Éditions Amsterdam, 2012). Ogilvie montre que Levi et Antelme ne retiennent pas exactement la même expérience des camps lorsqu’il s’agit de mettre en perspective la déshumanisation. En revanche, ce que souligne Ogilvie, c’est que Levi aussi bien qu’Antelme utilisent le même vocable pour qualifier le statut des gens de la Schutzstaffel : ce sont des « dieux ».
Les SS sont perçus comme des « dieux » parce qu’ils ont le privilège de vivre sans travailler. Ce sont les autres qui travaillent pour eux, ce sont les autres qui les craignent, les « dieux » ayant le pouvoir de vie ou de mort selon le bon vouloir de leurs humeurs, du moins si l’on se réfère à la tradition des mythes. Dès lors, quand on envisage l’humanité comme une « tâche », c’est-à-dire comme quelque chose qui s’acquiert ou comme un choix d’être-au-monde qui va ouvrir des brèches de liberté (Grimaldi, p. 159), la vie et tout le travail sous-entendu qu’elle transporte en elle ne peut donc plus se déléguer. En un mot, il faut être capable de choisir son humanité. Personne ne saurait être fier de vivre aux dépens d’autrui, surtout si cela s’accomplit dans une sorte d’absorption ou de vampirisation, par l’intermédiaire des formes les plus avancées du mépris, de la froideur et de l’incommunicabilité. L’humanité devient ainsi le métier de ceux qui la reçoivent coûte que coûte. C’est la marque d’une reconnaissance du Semblable en l’Autre, exigeant des seuils de compréhension, une accessibilité à la pitié, et peut-être par-dessus tout de vives dispositions à l’imagination parce que la compassion, en tant qu’elle exprime des douleurs qui ne nous appartiennent pas mais qui nous bouleversent quand même, suppose des pouvoirs d’imaginer qui ne veulent rien entendre à la mise en veilleuse des sentiments propres de l’homme (cf. p. 16 pour retrouver l’argument dans sa forme originale). La compassion n’est donc pas le compassionnel. La compassion imagine si bien la souffrance d’autrui qu’elle sait l’endurer alors que le compassionnel, remisé à l’état de catégorie de discours, stipule un dispositif rhétorique qui supprime la volonté d’agir. On ne compatit pas devant une télévision, sur un réseau social ou à travers la parole des éléments de langage qui relèvent du boniment (sur ce point, on peut consulter l’excellente analyse de Michela Marzano : La mort spectacle, enquête sur l’« horreur-réalité », Gallimard, 2007).
On le redira : l’humanité est un travail, l’inhumanité est un refus de penser les opérations de la vie. Bien malgré lui, la thèse que vérifie N. Grimaldi à mesure qu’il progresse est celle que rapporte Robert Antelme : l’univers concentrationnaire ne fut en définitive qu’une représentation miniature du macrocosme social, voire un agrandissement tragique qui devrait nous aider à purger quelques-unes de nos morales précaires. Les stratégies d’élimination eugénistes seraient en ce sens des redites, ou alors des préfigurations de ce qui s’effectue désormais sous des apparences moins répréhensibles. La grande mort atroce des déportés serait presque comparable à l’extermination silencieuse de l’individu moderne. Bertrand Ogilvie, toujours dans son ouvrage L’homme-jetable, n’hésite pas à écrire que la mise à mort du temps présent a pris l’apparence discrète du suicide (p.84). L’époque néo-capitaliste a renversé la morale kantienne en ceci que l’homme n’est plus pris comme une fin ; il est au contraire partout soumis à la fonction d’un moyen, devenu presque exclusivement un être-pour-le-travail dans lequel, paradoxalement, on lui assigne des attitudes qui font régresser son devoir d’humanité. N. Grimaldi parle de « mondes intérieurs » qui s’affrontent. Parmi l’hostilité de notre époque, au cœur de ses violences sournoises, chaque individu s’est choisi un « monde intérieur » dans lequel il lui est difficile d’admettre des porosités. On en arrive à ce que B. Ogilvie appelle une « fantômatisation sociale de l’individu ». L’homme-au-travail résiste tant qu’il peut. Il n’a plus vraiment de coéquipier et quand il retrouve son « monde intérieur », il s’assure que celui-ci n’est pas fissuré quelque part, comme les ouvriers d’un grand navire s’assureraient que la cale ne prend pas l’eau. L’homme-au-travail fait face à des violences fugitives. N. Grimaldi va loin dans ses suggestions : « On commence par le numerus clausus, ou par l’interdiction d’occuper des charges publiques. On finit par les camps. » (p. 20). C’est vrai, oui, le numerus clausus est un phénomène abominable, surtout pour les premiers recalés. Sur une admissibilité hypothétique fixée à 500 dans une faculté de médecine, pourra-t-on rationnellement avancer que le 501ème aurait été un moins bon élève que celui qui le précède ? Non, mais c’est une manière élégante de couper dans le lard de l’homme. La violence a un chiffre, c’est mieux que les instruments traditionnels du bourreau. « La raison ne peut mieux faire » aurait dit Blaise Pascal. Sur la même tonalité, N. Grimaldi poursuit : « […] la volonté d’exterminer n’est guère qu’une amplification de celle d’excommunier, comme cette dernière ne fait guère que radicaliser un secret désir d’écarter, d’exclure, et finalement d’éliminer. Pour quelque poste que ce soit, on écarte le meilleur candidat quand il n’est pas le nôtre. On exclut du comité central ou du parti celui dont la lucidité risquerait de provoquer celle des militants. Un rival, professionnellement ou politiquement, on tente de l’éliminer. Faute de pouvoir l’éliminer physiquement, par combien de conduites magiques ne tente-t-on de l’éliminer symboliquement ? » (p. 43).
Aussi ne voit-on plus venir l’inhumanité, si toutefois on l’a déjà vue se manifester avant d’en constater les terribles effets rampants. L’inhumanité nous prend par surprise. Elle est aussi insidieuse que le parcours-devenir d’un fonctionnaire de la mort dans les camps de concentration. Les nouvelles catégories de l’inhumanité, prises sous un angle symbolique, semblent éminemment plus irréductibles que celles qui se donnaient pour objectif pur et simple l’effacement brutal de la vie. Autrement dit, à ne considérer que les stratégies de sélection professionnelle (qui sont souvent des écrans de fumée dont l’unique fonction a pour but de justifier formellement l’existence d’un processus de recrutement), nous sommes parvenus à un souhait d’élimination pas tout à fait irréversible, à quelque chose qui relève de la perversion absolue : « […] l’autre n’est plus qu’une sorte d’objet plus ou moins gênant dont on n’aspire qu’à se débarrasser. Mais il y a plus inhumain que de vouloir s’en débarrasser, c’est de ne le faire qu’après s’en être joué, lui ayant fait souffrir mille morts avant que la mort ne lui paraisse une délivrance. La perversion consiste à reconnaître à l’autre juste assez d’humanité pour lui faire sentir qu’on ne la lui reconnaît pas. » (pp. 11-12). Cela peut renvoyer au monde des « ressources humaines », à la désolation des candidats convoqués pour « la forme », aux contrats sans queue ni tête, bref à tous les antécédents qui suscitent la mort douce et qui excitent les statistiques du suicide, que celui-ci soit social ou organique. Le pire, c’est que les effets de l’inhumanité sont complètement disproportionnés par rapport à leurs causes. N. Grimaldi insiste sur le fait que les agents de l’inhumanité, comprise sous toutes ses facettes, sont la plupart du temps des hommes d’une affolante banalité. Le problème, c’est que la geste de leur obéissance imbécile ou la fleur de leur mesquinerie ridicule engendre des phénomènes radicalement inhumains, pas toujours perceptibles ou vérifiables. L’homme ordinaire est le garant d’une dangerosité ultime : il voudra vivre par n’importe quel moyen, il sera éventuellement capable de faire du monde un domaine de pure « immédiation » (p. 79). S’il n’y a que de l’immédiation, alors c’est la fin de l’imagination, c’est la justification des choix déterminés à l’avance, c’est la porte ouverte à n’importe quelle démesure de soi-même tant qu’elle répond à la rectitude qui nous avantage. Dans ces conditions de transitivité irréfléchie, finis les détours et les doutes hyperboliques : éliminons les énergumènes qui ne s’appliquent pas à recevoir les ordres de nos « mondes intérieurs ». S’il ne faut exister rien que pour exister, s’il ne faut se maintenir que dans une posture human-proof, alors la disqualification de ceux qui ne se plient pas à nos revendications de vivre n’a plus d’explication possible. Qu’on ait tué par jalousie ou par vengeance, ma foi, cela s’explique encore, cela se démontre au tribunal, tout comme on a fait des efforts incommensurables pour inscrire Auschwitz dans l’Histoire. Mais qu’on veuille « tuer » symboliquement à l’intérieur de contextes où l’on ne peut le faire sans risquer gros, et que de surcroît l’on ait tendance à légitimer ces exercices d’excrétion sociale, cela n’est pas loin de la définition du « mal radical », sauf qu’au lieu d’invoquer la seule raison d’être du mal, on invoquera un genre d’analphabétisme de l’humanité, un genre de figure pétrifiée qui ne sait plus comment refonder son visage. À ce stade, on ne sait plus comment faire naître un regard ou un ersatz d’expressivité. On se transforme en avatar, au propre comme au figuré. N. Grimaldi, vers la fin de son propos, évoque l’incarnation de l’indifférence en convoquant la métaphore du zoo. Si nous n’avons de perception de l’autre que celle d’une espèce différente, c’est que nous n’évoluons qu’à l’instar du visiteur qui regarde par exemple les chiens de prairie et qui ne s’aperçoit pas que d’autres le voient comme un dendrobate. Pourtant nous disons habituellement que l’homme est le seul être à pouvoir se comprendre à l’extérieur de son espèce (p. 47). Reste que l’éducation manque lorsque cette sortie de l’espèce se réalise comme une reformulation spécieuse des indices d’humanité.
Les éditions
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L'inhumain [Texte imprimé] Nicolas Grimaldi
de Grimaldi, Nicolas
PUF / Perspectives critiques
ISBN : 9782130578529 ; 17,50 € ; 19/01/2011 ; 256 p. ; Broché
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