Le normal et le pathologique de Georges Canguilhem
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La vie toujours devant soi.
Son caractère daté n’empêche pas Le normal et le pathologique (1943) de constituer une référence pour la connaissance du vivant. Le livre s’appuie sur une franche affirmation de l’originalité de la vie plutôt que sur une mécanisation des phénomènes biologiques. C’est-à-dire que la vie entreprend tandis que la mécanique limite. Le corps humain est certes assimilable à une machine en raison de l’interdépendance entretenue par certaines de ses parties, mais contrairement à une machine qui s’épuise dans sa seule technicité, le corps est tout entier la possibilité d’un surmenage, en l’occurrence le lieu privilégié des sollicitations qui excèdent les constantes fonctionnelles garantissant une forme de stabilité technique. En d’autres termes, avoir un corps, c’est être à l’intérieur d’un système de représentations qui est contraint d’accepter une part d’obscurité, un chaos de sensations et peut-être une participation non négligeable du pouvoir d’imaginer. Ce sont ces considérations qui offriront à la norme une dimension énergique et transformationnelle, la vie portant en elle-même la force d’une institution et la marque des valeurs qu’il lui arrive d’imposer. S’attachant d’abord à passer en revue les différentes théories biologiques qui se sont intéressé aux rapports fluctuants entre le normal et le pathologique, Canguilhem expose une épistémologie en trois temps, courant du XIXème au XXème siècle, faisant l’examen successif des contributions d’Auguste Comte, Claude Bernard et René Leriche.
L’état normal ne serait au fond qu’une somme précaire de quantité de santé. Par conséquent, dès lors qu’interviendrait une variation quantitative sur l’identité numérique de l’état normal, il faudrait valider une présence pathologique, laquelle peut éventuellement se traduire par une « irritation », c’est-à-dire un défaut de quantité d’excitation dont le rôle excitatif est justement de maintenir la santé des organes. Mais Canguilhem se montre dubitatif sur ces principes car les notions qui les animent sont vagues et ont tendance à proposer une causalité trop rectiligne. La sensibilité, dont on sait au moins depuis Haller et son traité Elementa physiologiae (1755-1766) qu’elle est une propriété spécifique du tissu nerveux, présuppose quand même des accidents dans la causalité, voire des variations modales encore plus ténues étant donné que les régimes de vérité auxquels nous sommes confrontés demeurent essentiellement périssables. On peut ici penser non plus au monde scientifique hiérarchisé, mais à ce qu’on appelle volontiers le « monde de l’art » où la sensibilité prévaut à la fois dans sa singularité et dans sa manière de « faire des mondes ». Les seuils d’excitabilité sont renouvelés dans les pratiques artistiques, en quoi il serait dangereux de vouloir tout réduire au primat d’un ordre rationnel quantitativement-dépendant. Le dégoût, s’il est une forme acceptable de pathologique, suscite une différenciation pertinente de l’état de santé à la condition qu’il soit provoqué par le contact avec telle ou telle œuvre d’art. En ce qu’il n’épuise jamais les sensations, l’art accueille la vie plus qu’il ne l’éprouve (ou alors l’épreuve est typiquement esthétique, invoquant de nouveaux contextes affectifs). Les normes de l’art, si elles sont conceptualisables, n’indiquent pas des modifications définitives sur le terrain de l’interprétation, elles appellent des transformations concrètes et empiriquement discutables. Ainsi a-t-on pu dire que l’art imitait la nature, sensible à tous les débordements et les élans, ce qui fait de lui un « documentaire » de la vie peut-être davantage fidèle que celui qui nous est suggéré par ces conclusions biomédicales préliminaires.
L’autre tentation d’une épistémologie du vivant, c’est de fonder une ontologie de l’être parfait, de poser les jalons d’un sum perfectissimum duquel on dériverait l’idée d’une santé-modèle. René Leriche emploie l’expression du « silence des organes » pour parler de la santé. Le moindre bourdonnement organique devient alors un facteur de maladie. Force est d’avouer que l’imperfection des créatures, par opposition à un Créateur absolument parfait, nous entraîne au cœur d’une société principalement malade. Le corollaire de la symbolique éternelle des charrettes de malades ou des salles d’urgences saturées, c’est l’image d’une société engoncée dans l’hypocondrie et sous-tendue par une « iatrocratie ». Molière n’est pas loin et son ironie a pour ainsi dire précédé la lettre scientifique des siècles sur lesquels se penche Canguilhem. Parallèlement à ce surplus de pathologie, Leriche fait l’hypothèse d’une meilleure perception de soi lorsque nous sommes malades. L’incubation du virus est une porte qui s’entrouvre en direction d’une autre vie. La maladie est propositionnelle en ce sens-là : elle signifie une vie tout à fait autre, presque une sorte d’hétéro-biologie que l’on pourrait assimiler aux dispositifs que Michel Foucault analyse lorsqu’il parle d’hétérotopies. La maladie ouvre encore une perception de nos limites doublée d’une conscience aiguisée du corps. Le malade est plein d’humilité en ce qu’il accepte plus volontiers l’indistinction et l’obscurcissement de ses perceptions. Il y a bel et bien un « étonnement vital » engendré par la maladie. De ce point de vue, la maladie instaure des normes parce qu’elle nous démontre ce dont nous ne sommes plus capables et que l’on établissait auparavant comme « normal ».
Il s’ensuit que c’est moins le médecin que le « milieu » qui détermine ce qui est de la maladie. Le médecin, nous dit Canguilhem, se préoccupe des aspects vitaux, mais il intervient en outre quand on estime qu’il y a réellement de quoi penser que nous sommes assiégés par la maladie. Quelques sociétés pas nécessairement occultes choisissent d’ignorer les actions de la médecine, et il faut souvent attendre la mort de l’individu pour que l’entourage reconnaisse la véracité de la maladie. Qu’on la prenne ici ou là, c’est d’abord la vie qui instaure des valeurs avant la médecine. Chaque poche de la société, chaque sous-faction du réseau social en quelque sorte, qu’on soit plus ou moins apparenté ou indépendant, chacun des engrenages du « social » se choisit plus ou moins explicitement des valeurs négatives contre lesquelles il entend résister. Alors que le médecin fait appel à la physiologie pour comprendre la norme, les patients divorcent avec les statistiques et font plutôt confiance au pouvoir institutionnel de la vie en tant qu’elle est susceptible d’instituer des valeurs.
C’est ce qui fait que l’écart entre le normal et le pathologique est moins l’affaire d’une mathématique qu'une façon d’endosser des valeurs. Le pathologique apparaîtra donc comme une instance rédhibitoire, comme un repoussoir de la vie. La conséquence, c’est qu’il n’est pas obligatoire d’être gravement malade pour valider un état pathologique. Parfois la maladie, et même la maladie imaginaire, va créer de nouvelles normes quand il s’avère qu’un retour à la normalité est impossible, sinon largement différé. Avant d’être spécifiquement anormale, la maladie est perçue à l’instar d’une occasion normative. L’irréductibilité de la vie à toute théorie de la matière encourage à ne pas faire des sursauts pathologiques autant d’assignations à des états irrévocables. Il faudrait que l’état maladif nous interdise un ajustement pour que l’on commence à penser en termes de pathologie. D’ailleurs, c’est plus fréquemment à un « milieu » que l’on résiste au lieu qu’il s’agisse d’un combat acharné avec la maladie. Dans une perspective socialisante, la référence au « milieu » doit nous inciter à travailler les caractères « propulsifs » de celui-ci. La contrariété viendrait en fin de compte d’un sentiment mêlé de conservation et de répulsion. Autrement dit, le « milieu » se transforme en territoire pathologique sitôt qu'il cherche à thésauriser les normes tout en se révélant hostile à la dimension énergétique du concept de norme. Si guérir est éventuellement se donner de nouvelles normes, alors il convient de se reconnaître quelquefois malade, avachi et socialement éteint.
Les éditions
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Le normal et le pathologique [Texte imprimé] Georges Canguilhem
de Canguilhem, Georges
PUF / Quadrige. Grands textes
ISBN : 9782130575955 ; 12,50 € ; 13/05/2009 ; 240 p. ; Broché
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