"En moi et autour de moi"

Le 3 septembre 1822, Eugène Delacroix (il a 24 ans) commence la rédaction de son journal par ces mots : " Ce que je désire la plus vivement, c’est ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul. Je serai donc vrai, je l’espère ; j'en deviendrai meilleur. "
Son Journal tiendra en deux tomes. Les éditions des 1001 Nuits nous en propose avec ces morceaux choisis la quintessence. « Ce qui fait les hommes de génie ou plutôt ce qu'ils font, ce ne sont pas les idées neuves, c’est cette idée, qui les possède, que ce qui a été dit ne l'a pas encore été assez. » Il attaque la science qui ne cherche qu'à voir davantage, en plus gros et en détail « mais la lunette n'est pas fabriquée qui leur montre le rapport des choses ».
Parlant de son voyage au Maroc, il déclare :
« Je n'ai commencé à faire quelque chose de passable qu’au moment où j'avais oublié les petits détails pour ne me rappeler dans les tableaux que le côté frappant et poétique; jusque là, j'étais poursuivi par l’amour de l'exactitude, que le plus grand nombre prend pour la vérité. » Il ironise sur ceux qui partent chercher ailleurs la distraction.
« Ils sortent de leurs demeures , mais ils ne peuvent se fuir eux-mêmes ; c'est en eux que réside ce dégoût pour tout délassement véritable, et l'implacable paresse , qui les empêche
de se créer de véritables plaisirs. » Dans le même esprit, il anticipe & dans une note de mai 1853- le désoeuvrement qui sera celui de la société des loisirs et l'esprit brouillon des chrétiens de même que "leur inquiétude qui les porte aux nouveautés": « Il faudra faire des villes proportionnées à cette foule désoeuvrée et déshéritée qui n'aura plus rien à faire aux champs, il faudra leur construire d’immenses casernes où ils se logeront pêle-mêle. » Il évoque son goût de la compagnie qui lui fait toutefois l’éviter pour ne pas paraître un courtisan. « Il y a en moi une fierté presque sotte, qui m’a fait presque toujours éviter de voir les gens qui pouvaient m’être utiles, craignant d'avoir l'air de les flatter. » Dans une note de septembre 1855, il prône le détachement des maîtres: « Il faut apprendre à se savoir gré de ce qu’on a trouvé ; une poignée d'inspiration naïve est préférable à tout. » Et de rappeler cette décision de Molière : « J'ai assez de modèles : je regarde à présent en moi et autour de moi. » Il reproche l'« abus d’esprit chez les français qui en mettent partout dans leurs ouvrages, qui veulent qu'on sente partout l’auteur» Il fait part aussi de considérations liées à son travail. Ainsi il prône, avant les impressionnistes, la peinture en plein air : « La chair n'a sa vraie couleur qu'en plein air et surtout au soleil » Il souligne « la force du croquis en peinture qui peut égaler les productions les plus achevées ». Dans le même ordre d’esprit il fustige les longueurs : « Combien de livres qu'on ne lit pas parce qu’ils veulent être des livres ! Le trop d’étendue , de longueur fatigue. » Il s’interroge sur la spécificité des domaines artistiques. « Le poète se sauve par la succession des images , le peintre par leur simultanéité. »
Le 9 octobre 1855, il écrit: « Je me lève plus tard ; je ne fais point ma barbe et je ne sors point ; je fais faire du feu ; j'essaye d’arrêter mon rhume à ses débuts. » L’usage du point virgule est partout savoureux dans ses petites proses. La concision du propos, l’évocation qui naît des tableaux croqués rapidement font bien des fois penser à du Flaubert.

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  Journal [Texte imprimé], pages choisies Eugène Delacroix établissement de l'éd., notes et postf. de Jérôme Vérain

  de Delacroix, Eugène Vérain, Jérôme (Editeur scientifique)
  Éd. Mille et une nuits / Mille et une nuits
  ISBN : 9782842056810 ; 3,00 € ; 27/08/2002 ; 96 p. ; Poche

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