Souvenirs désordonnés de José Corti

Souvenirs désordonnés de José Corti

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Precious_thing, le 23 décembre 2012 (Paris, Inscrit le 22 novembre 2005, 35 ans)
La note : 9 étoiles
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Une vie d'éditeur

On se souvient de José Corti, mort en 1984, comme un des grands éditeurs français du vingtième siècle : sa librairie, qui existe toujours, est devenue, en face des grilles du jardin du Luxembourg, une sorte de vestige d’un ancien temps où les éditeurs étaient aussi des libraires, où les les pages des livres se découpaient au coupe-papier, où « sa » maison qui était vraiment une maison, accueillait les auteurs et les amis autant que les clients de passage. Encore aujourd’hui, le lecteur peut y faire un détour, comme je le fais souvent, et fouiner dans les bacs qu’on a mis devant la vitrine, où les livres défraîchis sont soldés et, une fois les ouvrages pris en main, pénétrer dans cette boutique où le temps semble s’être, non pas arrêté mais reposé, comme si on y évoluait dans un instant étiré et calme : le bois, du parquet ou des étagères, semble poli par le temps, naturellement. Quand j’étais plus jeune, adolescent ou tout juste adulte, l’endroit m’impressionnait – j’avais l’impression de pénétrer dans une sorte de Saint des Saints. Passer la porte, c’était pour moi comme rentrer dans un tribunal, et les éditeurs de la maison semblaient scruter ce que j’allais acheter comme pour me juger. Aujourd’hui, je me suis défait de cette impression. Je n’hésite plus.
José Corti était donc tout ça pour moi avant que je n’ouvre ses Souvenirs désordonnés : l’archétype de l’éditeur exigeant qui n’a jamais cédé, tant commercialement qu’esthétiquement, sur les oeuvres qu’il décidait de publier. C’était aussi le surréaliste, celui qui, avant de créer la maison Corti, avait publié leurs ouvrages pour le compte des « Éditions surréalistes ». C’était l’éditeur de Gracq et celui de Bachelard, et de mille autres, du « Monk » Lewis et de Horace Walpole, des fantastiques et des merveilleux.
Ces Souvenirs désordonnés refermés, je découvre maintenant que José Corti était un écrivain. Un écrivain contrarié, ou plutôt, quelqu’un qui plaçait la littérature si haut que jamais il ne se risqua à se piquer d’écrire, comme il le raconte lui-même en évoquant ses tentatives de jeunesse. C’était un écrivain certain, que le goût de la formule et la révérence envers le style étouffe parfois en compassant un peu ses phrases, mais un écrivain digne et respectant la langue.
Ces Souvenirs désordonnés portent très bien leur nom : loin d’être des Mémoires chronologiques, qui brosserait avec force détails et perfection d’une mémoire recomposée, la vie de son auteur de A à Z, le lecteur aura, avec les souvenirs de José Corti, affaire à un texte qui ne ménage pas les coqs-à-l’âne, les digressions, les redites. Loin de gêner la lecture, cela instaure au contraire une grande vitalité de l’écriture : on a l’impression de retracer, en direct, aux mouvements et méandres de la pensée de l’auteur. Après un prologue où José Corti justifie l’écriture de ses Mémoires, ces Souvenirs désordonnés bruissant de vie, sont l’occasion pour l’auteur de tracer quelques portraits admirables des auteurs qui ont croisé sa route : Benjamin Fondane, Gaston Bachelard, Julien Gracq, Benjamin Péret, René Crevel, Salvador Dalí… autant de visages convoqués dans ses pages. Les lecteurs qui chercheraient dans les Mémoires de José Corti des rumeurs d’antichambres, de ces sordides anecdotes qui font souvent (et malheureusement) le sel des Mémoires d’éditeurs ou d’écrivains, ou bien qui chercheraient à dédorer les statues de nos grands auteurs, ne pourront qu’être déçus de ce livre. Au lieu de cela, José Corti prend un plaisir, sensible à la lecture, à tenter de cerner au mieux ce qui fait la singularité d’un être, tant dans sa gestuelle, que dans son caractère. Il en résulte des portraits tour à tour admirables, émouvants, parfois drôles, mais toujours justes. Corti ne donne pas dans l’hagiographie comme il ne donne pas dans le portrait à charge, même quand sa colère, voire sa haine, affleure dans certaines pages. Il décide plutôt, quand cette colère se fait trop présente, de passer sous silence les êtres qui la provoquent, par charité ou par respect aux morts.
Paradoxalement, malgré toutes ses silhouettes qui viennent apparaître au fil des pages, le milieu littéraire n’est pas le sujet principal de ces Mémoires. Ce qui importe surtout, c’est l’évocation de la vie à Paris sous l’Occupation allemande : comment cela se passait, quels étaient les risques, qu’est-ce qu’était être éditeur, mari, et surtout père, durant ces années ? Ce sont les aspects qui, une fois la lecture finie, restent le plus vivaces à l’esprit du lecteur. Cet ouvrage, c’est avant tout une sorte de mausolée que José Corti dédie à son fils (« À Dominique, mon fils unique, notre Doumé, 13 janvier 1925-??? 1944« ). Dominique Corti, mort dans un camp, ne connaîtra pas l’après-guerre, ni, comme le note lui-même José Corti, le succès de son père éditeur du Rivage des Syrtes de Julien Gracq. C’est de cette « inguérissable blessure » que semble naître ce livre, et surtout, un thème, récurrent, de ces Mémoires : l’attention portée aux oeuvres qui auraient pu naître, écrites, peintes, créées par ceux qui sont mort trop jeunes, à l’image de Dominique Corti. Ce thème se retrouve en de nombreux endroits de ces Souvenirs désordonnés que ce soit lors d’une évocation des victimes de la guerre, ou de manière plus large, quand Corti évoque, de manière très juste, la « trahison » de Max Brod envers Kafka ou la mort de Sadegh Hedayat. On ne perd jamais de vue la littérature, mais ce qui compte avant tout dans ce livre, c’est la vie, sous toutes ses formes, y compris la plus douloureuse, cette mort dont José Corti ne s’est jamais remis.
Les Souvenirs désordonnés sont donc le récit d’une aventure intellectuelle, mais aussi et surtout le récit d’une vie d’homme dans le vingtième siècle, avec ses ambitions, ses échecs et ses peines. Ne serait-ce que pour le portrait d’André Breton, incroyable de justesse, ou bien le récit du suicide de René Crevel, terrible, le livre vaudrait la peine d’être lu. Mais ce serait se priver du reste, qui constitue le portrait d’un homme digne et exigeant. Un grand homme du vingtième siècle.
(critique extraite de mon blog : http://hermite-critique-litteraire.com)

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Les éditions

  • Souvenirs désordonnés [Texte imprimé] José Corti
    de Corti, José
    J. Corti / Les Massicotés
    ISBN : 9782714310224 ; 10,15 € ; 04/03/2010 ; 255 p. ; Broché
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