Les feux de Shōhei Ōoka

Les feux de Shōhei Ōoka
(Nobi)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Débézed, le 6 décembre 2012 (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 76 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (3 060ème position).
Visites : 3 776 

Voyage au bout de la vie

Pendant la guerre du Pacifique, après la défaite de Leyte, dans les Philippines, un soldat japonais refoulé par son unité parce qu’il est atteint de tuberculose et rejeté par l’hôpital militaire parce qu’il n’a pas de vivres, erre dans la campagne. Déchet de l’armée, inapte à la guerre, il devient une bouche inutile que son lieutenant veut fermer à jamais : « Alors, crève ! Ce n’est pas pour rien qu’on vous a donné des grenades. C’est le dernier service que tu peux rendre à la nation ». Le vieux soldat, c’est un réserviste appelé depuis peu, choisit de vivre encore un peu ; il part à travers forêts et prairies à la recherche d’un peu de nourriture tout en essayant d’éviter les troupes ennemies, les Philippins insurgés contre l’occupant japonais mais aussi ses compagnons d’armes affamés qui pourraient bien le considérer comme une nourriture de choix. Il entreprend un long périple qui le conduit aux confins de la vie et de la mort, de la raison et de la folie, du choix et du hasard, de la décision et de l’acte messianique imposé.

Se nourrissant comme un animal, il divague, attiré, comme la mouche par la lumière, par les feux des agriculteurs locaux ou des insurgés alertant leurs collègues, signes de vie ou de mort, dans la campagne jusqu’à sombrer dans un état de survie où la raison n’existe plus, où il n’est pas encore mort mais déjà plus vivant, là où il ne pense même plus à se suicider : à quoi bon quitter la vie quand on n'en fait déjà plus partie. Il ne rêve plus que de se diluer dans la nature, fondre dans la rivière, confier ses atomes à la terre, à l’eau, à la vie minérale, à la vie végétale pour que le cycle éternel s’accomplisse.

Dans ce texte formé de courts chapitres, dans un style plus proche de la littérature française que des textes traditionnels japonais, Ôoka raconte l’errance qu’il a connu lui-même après la déroute de l’île de Leyte à laquelle il a participé comme réserviste. Ce n’est pas une autobiographie mais tout ce qu’il raconte a été ou aurait pu être, notamment l’allusion au cannibalisme qui est traitée comme un acte de communion pour survivre en mangeant la chair de l’autre ou en offrant sa propre chair pour la survie des autres. Au cœur de la souffrance, la question de l’existence de Dieu s’impose au héros qui, dans sa folie, se croit investi d’une mission purificatrice d’un monde ou l’instinct de survie a érodé et annihilé la générosité, la charité et la solidarité faisant des hommes affamés et malades des animaux en quête de n’importe quelle nourriture pour assouvir leur faim et vivre encore un peu.

Le narrateur, l’auteur, confondus dans un même personnage, s’interroge aussi sur l’acte de guerre, la mort, le geste de mort : responsabilité individuelle ? responsabilité hiérarchique ? responsabilité collective ? fatalité ? Une question grave qui interpelle le soldat qui a tué une femme de son arme mais également tous ceux aussi qui décident de partir en guerre pour un cause quelconque. Car, comme de nombreux soldats revenant actuellement d’Afghanistan, le héros, médecin lui-même, souffre de troubles psychiques qu’il interprète beaucoup mieux que celui qui est chargé de le soigner. Son analyse serait certainement très utile à ceux qui aujourd’hui accueillent les soldats en perdition ayant tutoyé la mort de trop près.

« Le souvenir est aussi une expérience », c’est à partir des souvenirs qu’on construit l’avenir ou qu’on apprend à vivre avec son passé en l’assumant et en acceptant de croire, comme Ôoka, que le hasard est le principal responsable de cette plongée aux limites de la vie. « Mais l’homme semble incapable d’admettre le hasard. Notre esprit n’est pas assez solide pour supporter éternellement une suite de hasards ».

Connectez vous pour ajouter ce livre dans une liste ou dans votre biblio.

Les éditions

»Enregistrez-vous pour ajouter une édition

Les livres liés

Pas de série ou de livres liés.   Enregistrez-vous pour créer ou modifier une série

Il n'est plus question de combattre, mais de survivre!

9 étoiles

Critique de Koudoux (SART, Inscrite le 3 septembre 2009, 59 ans) - 17 avril 2013

"Les unités japonaises débarquées dans l'île de Leyte, attaquées de tous côtés par les Américains et les partisans philippins, battent en retraite dans le plus grand désordre. Une seule consigne : rejoindre Palompon, à l'autre extrémité de l'île."

Un soldat nommé Tamura est contrait de faire seul sa retraite vers Palompon car il a la tuberculose.
Il est rejeté par son unité et il n'y a pas de place pour lui à l'hôpital.
Seul, il va se cacher, tuer, voler... mais il va aussi trouver le temps de réfléchir.
Après un tel périple, alors que la faim et la peur transforment les hommes en bêtes, dans quel état sera Tamura?

Une excellente description du milieu et une analyse très fouillée des réflexions de notre soldat.

Un livre à ne pas rater!

"Manger ou être mangé"

10 étoiles

Critique de Sissi (Besançon, Inscrite le 29 novembre 2010, 53 ans) - 29 mars 2013

On pourrait s’attendre à un récit de guerre, à une succession de faits terribles qui seraient couchés sur le papier en guise de témoignage, ou bien justifiés par la nécessaire vérité qui se doit d'être dite.
Et c’est en effet bien l’histoire d’un drame, le drame de la guerre et ses tragiques conséquences sur un homme qui se trouve dépossédé de tout, surtout de l’essentiel : son âme.
On pouvait donc s’attendre à un récit de guerre, une énumération de faits terribles, et pourtant ce n’en est pas un, c’est au contraire une réflexion très poussée de ce qu’est un Homme, ce qu’est la vie mais essentiellement sur ce qu’il y a au delà, ce qu’il y a après, quand la vraie vie a disparu et qu’on n’en reste pas moins vivant. Qu’est ce que la sur-vie, et jusqu’à quelles extrémités peut on aller, tendre, avant de mourir sans pour autant mourir ?

« Je ne vivais que parce que je n’étais pas mort.»

« Je réalisai alors que les liens qui m’unissaient au monde extérieur venaient d’être définitivement rompus. Sur terre rien ne répondrait à mon appel de détresse. Je compris que je devais me résigner. »

« Tout acte spontané dans des circonstances nouvelles m’était interdit. Pour moi, qui par un acte libre, avais privé quelqu’un de sa nécessité à vivre, la vie désormais ne pouvait être fondée que sur une autre nécessité. Ce ne pouvait être qu’une vie uniquement tournée vers la mort. »

Tamura c’est l’homme dépouillé de tous les artifices sociaux qui en font un être civilisé et éloigné de l’animal (confort, nourriture, sécurité, liens sociaux), c’est l’homme remis à l’état primitif, au seul contact des quatre éléments, avec ce qui lui reste de plus précieux : son esprit.
Tamura, petit à petit, n’existe plus, il sombre dans la déperdition de tout ce qui définit un être humain et lui permet de perdurer : perte d’identité, famine, condamnation à tuer, perte de repère, de contrôle, ébauche de la folie, mais il continue à penser.
Seule sa conscience le maintient dans le monde des hommes et des vivants, aux confins de plusieurs monde, celui de Dieu, celui des animaux, celui des esprits.

Le style est extrêmement analytique, les questionnements sont fouillés , alors que les séquences sont courtes (petits chapitres), ce qui donne un rythme crescendo et alerte à un texte qui nous brûle les doigts par sa puissance.
Comme du feu.
Les feux, divers et variés, sont omniprésents tout au long du livre, ils incarnent la vie mais aussi la mort et le saccage, le réconfort, mais aussi l’enfer, la chaleur mais aussi la menace.
Et surtout, l’irréparabilité de ce qui a été dévasté.

Un chef-d'oeuvre.

Forums: Les feux

Il n'y a pas encore de discussion autour de "Les feux".