Les gommes de Alain Robbe-Grillet

Les gommes de Alain Robbe-Grillet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Lucien, le 17 décembre 2002 (Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 6 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (1 657ème position).
Visites : 12 616  (depuis Novembre 2007)

Oedipe revisité, Balzac gommé

C'est un jeune auteur français. Il a rédigé un premier roman, "Un régicide", non publié à ce jour. Sa première oeuvre éditée, "Les gommes", vient de paraître chez Minuit.
Pourquoi "Les gommes"?
D'abord pour l'anecdote : un jeune enquêteur, Wallas, est chargé de démêler une affaire assez obscure : le meurtre de Daniel Dupont, un homme sans histoires qui habite un pavillon de la rue des Arpenteurs. Périodiquement, Wallas pénètre dans une papeterie pour y acheter une gomme d'un modèle bien précis : ni trop douce, ni trop dure. Une gomme dont le souvenir s'est peu à peu effacé, dont il se rappelle à peine la marque : un mot de trois syllabes, dont la centrale pourrait bien être "DI". Jamais Wallas ne retrouvera le mot. Gommé. Jamais Wallas ne trouvera la gomme idéale. Gommée.
Ensuite pour les symboles : à travers une série d'indices, le lecteur comprend vite - plus ou moins vite - que le mot cherché par Wallas est "Oedipe".
Tout renvoie, en effet, à la tragédie de Sophocle : la structure dramatique du récit (prologue - cinq "actes" - épilogue), l'épigraphe ("Le Temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi"), ainsi qu'une prodigieuse série d'allusions fragmentaires au mythe, allusions "en abyme" qui, si l'on peut dire, "crèvent les yeux" de qui sait regarder : «Un mot qui ressemble à "enfant trouvé"»; «la rue de Corinthe»; «les ruines de Thèbes»; «Quel est l'animal.» Tout renvoie à Sophocle, et à Freud bien sûr : Wallas est déjà venu dans cette ville, enfant, avec sa mère, pour y rencontrer... une parente? un homme? son père? Les traces de cette rencontre sont comme gommées, latentes, refoulées dans les profondeurs de l'inconscient. Jusqu'à ce que Wallas, peut-être, prenne brutalement conscience - comme l'Oedipe de Sophocle - que l’assassin qu'il a juré de découvrir n'est autre que lui-même, et que cette découverte lui "crève les yeux".
Enfin, pour la structure temporelle du récit : tout se passe comme si vingt-quatre heures étaient "gommées". L'auteur y insiste d'ailleurs dans ce petit texte qui figure sur la quatrième de couverture de l'édition originale : « Il s'agit d'un événement précis, concret, essentiel : la mort d'un homme. C’est un événement à caractère policier - c'est-à-dire qu'il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l'assassin tire sur la victime, le détective résout la question, la victime meurt. Mais les relations qui les lient ne sont pas aussi simples, ou plutôt ne sont aussi simples qu'une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des 24 heures qui s'écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures en trop.»
Le reste ? C'est une intrigue policière «classique» où l'enquêteur s'embrouille à travers les fausses pistes. Wallas tourne en rond dans la ville, tourne en rond dans le temps - sa montre s’est arrêtée -, tourne en rond dans sa vie où quelque chose, justement, ne tourne pas rond. Il arpente la rue des Arpenteurs, fouille un peu chez Dupont, interroge des concierges, comme un vrai détective à pardessus mastic dans un bon petit polar ordinaire. Sans entendre, au-dessus de sa tête, dans un coin de l’Olympe bien caché derrière les nuages du Nord, les dieux qui rient sous cape.
Le reste ? Un roman intelligent où l’enquêteur est aussi, est d'abord le lecteur - le lecteur intelligent qui s'assied sans s'excuser à la droite des dieux. Un roman qui, gommant Balzac (ou, plus exactement, les Balzac égarés en plein vingtième siècle), ouvre des perspectives nouvelles à ce genre qui s'essouffle. Un livre passionnant, bourré d'humour, par un jeune auteur bourré de talent dont on reparlera dans un demi-siècle, en ce lointain début du vingt et unième où il apparaîtra comme un «classique», comme la musique de Stravinsky ou les tableaux de Matisse. Retenez bien ce nom : Alain Robbe-Grillet.

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errance

10 étoiles

Critique de Jfp (La Selle en Hermoy (Loiret), Inscrit le 21 juin 2009, 76 ans) - 3 mai 2022

Relire "Les gommes" après plus d’un demi-siècle était une gageure. Je me souviens que ce roman, annonciateur d’un courant littéraire qui fit les beaux jours de l’intelligentsia parisienne pendant la seconde moitié du vingtième siècle, m’avait particulièrement ennuyé. Derrière une vague trame politico-policière à la poursuite d’un supposé assassin, le roman décrivait sur une pleine journée l’errance d’un pseudo-policier entre la résidence bourgeoise de la supposée victime, la clinique du docteur Juard, qui avait rédigé l’acte de décès, et le commissariat principal de la ville, où l’on aurait bien aimé se débarrasser au plus vite de cette affaire mettant en cause deux notables. De rue en rue, au sein de cette ville portuaire du Nord embrumée à souhait, où il n’a encore jamais mis les pieds et ne dispose bien entendu d’aucun système de positionnement géographique (époque oblige), Wallas mène son enquête, sans aucun indice. Il essaie de se reconnaître dans cette ville à la géographie si particulière, où l’on revient sans cesse sur ses pas, et au passage demande son chemin ou pose des questions sur les acteurs du drame, prétextant l’achat d’une petite gomme pour le dessin, d’où le titre. Et pourtant, relisant enfin ce livre que j’avais préféré oublier, quelle n’a pas été ma surprise de me trouver en face d’un récit plein de fraîcheur, avec une merveilleuse écriture tout en finesse. L’humour, ou plutôt une tendre ironie, affleure à toutes les pages, avec une attention apportée à maints petits détails de la vie ordinaire, à ce paysage urbain qui imprime sa marque profonde sur les habitants. Comme dans un tableau de Matisse, c’est le décor, soigné, qui envahit la toile et constitue le sujet, les personnages se trouvant relégués à de vagues silhouettes à peine entraperçues. C’est ainsi qu’on se rend compte que le Nouveau Roman, loin d’être cantonné à la sphère universitaire, a imprégné la littérature moderne, et ce bien au-delà de nos frontières, nous habituant petit à petit à ce qui pouvait nous paraître au départ comme un caprice d’intellectuels en manque d’inspiration. Il suffit de lire Paul Auster ou bien encore les auteurs japonais les plus actuels pour retrouver ce souci du détail, cette obsession des distances, de l’orientation, de l’angle sous lequel on perçoit la réalité, mille et une petites choses plaquées en apparence sur la trame romanesque mais constituant l’intérêt principal du récit. Et maintenant, c’est certain, il va falloir relire aussi "La modification" (Michel Butor) et autres Simon ou Sarraute : plaisir du temps retrouvé…

Qui lit encore le nouveau roman ? Moi et avec un énorme plaisir!

8 étoiles

Critique de Yeaker (Blace (69), Inscrit le 10 mars 2010, 51 ans) - 1 octobre 2013

Wallas est un jeune policier à l’essai dans un des services d’enquêtes les plus admirés. Il est envoyé dans une ville de province dont le pays n’est pas mentionné à la fin de l’automne. Son enquête porte sur un meurtre qui s’inscrit dans une série touchant des notables du pays qui pourraient appartenir à une force de pression politique. Le policier indécis et en manque de confiance tente de rechercher des indices tout en étant perturbé par d’autres préoccupations. L’assassin n’est pas non plus au mieux de sa forme. Il appartient à une organisation qui règle très précisément les meurtres qu’elle perpétue et il souffre de ne pouvoir prendre d’initiative. Il commettra une erreur lourde de conséquences.

Et peu importe que l’on passe à côté d’un certain nombre de messages largement repris dans les autres critiques, on se laisse emporter par cette ambiance et ses personnages. L’histoire n’est qu’un prétexte, une fantaisie, l’écriture suffit.

ça interpelle, c'est le moins qu'on puisse dire!

9 étoiles

Critique de Soldatdeplomb4 (Nancy, Inscrit le 28 février 2008, 35 ans) - 24 octobre 2008

Je viens de finir les Gommes, et voila, je suis interpellé! Je n'avais pas vu l'allusion à Oedipe (j'connais pas trop tout ça), mais en fermant le roman, voila, des questions se posent, et en se creusant la tête un minimum, toute la richesse du livre apparait. Et c'est là qu'on se dit: Quelle fin superbe!


Je le conseille à tous, et ce n'est pas dur à lire, contrairement à ce qu'on m'en a dit!

Wouahouh !

8 étoiles

Critique de Sparkling Nova (Paris, Inscrite le 6 juillet 2005, 40 ans) - 1 décembre 2005

C'était donc tout ça ?!
J'étais sûrement trop jeune lorsque j'ai lu ce livre pour en comprendre le sens. Cette lecture m'a marquée* car je sentais bien que ce livre était "important", mais impossible pour moi d'en saisir les subtilités.
Je l'ai lu comme on rêve éveillé, lorsqu'on traverse un rêve qui ressemble beaucoup à la réalité, et qu'on est pourtant conscient d'être endormi. Est-ce clair ? ;) Ou comme un tableau de Dali, dont on sait qu'il est symbolique mais dont on n'arrive pas à saisir le sens de ces symboles.

En tous cas la lecture de ces critiques m'a donné envie de le relire, et de le voir sous un angle nouveau. Voilà ce que j'appelle des critiques constructives :)

*D'où les 4 étoiles

l'essentiel n'est pas dans les faits mais dans les mémoires

8 étoiles

Critique de B1p (, Inscrit le 4 janvier 2004, 51 ans) - 22 janvier 2004

Je ne pense pas que "les Gommes" soit un roman policier classique. Au contraire, l'intrigue policière passe complètement au second plan. On ne sait pas exactement ce qui se passe : un groupement armé vaguement anarchiste assassinerait des gens proches du pouvoir en place, mais c'est tout ce qu'on saura jamais sur les motivations obscures d'assassins tout aussi obscurs. Et on s'en fout finalement un peu : l'essentiel n'est pas là.
L'intérêt, il faut peut-être le trouver dans l'errance du personnage, sa capacité à se perdre inlassablement dans une ville qu'il ne connaît pas ou croit ne pas connaître. L'intérêt, c'est peut-être toutes les bizarreries qui parsèment le roman et qui ne trouvent pas immédiatement d'explication : l'obsession pour LA gomme qu'il recherche inlassablement, les réminiscences qui s'insinuent dans les mémoires des personnages et qui laissent à penser qu'il y a une réalité autre derrière l'apparence. L'intérêt, c'est peut-être la capacité de Robbe-Grillet à décrire ce qu'il voit jusque dans ses détails les plus infimes (il suffit de lire la description géométrique d'une assiette et de son contenu pour être convaincu que Robbe-Grillet a effectivement un grain).
Au final, il s'avère que les gommes est un immense exercice de style dont on ne comprend l'excellence du cheminement qu'une fois arrivé au dénouement (impeccable, le dénouement).

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