Les gommes de Alain Robbe-Grillet
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Oedipe revisité, Balzac gommé
C'est un jeune auteur français. Il a rédigé un premier roman, "Un régicide", non publié à ce jour. Sa première oeuvre éditée, "Les gommes", vient de paraître chez Minuit.
Pourquoi "Les gommes"?
D'abord pour l'anecdote : un jeune enquêteur, Wallas, est chargé de démêler une affaire assez obscure : le meurtre de Daniel Dupont, un homme sans histoires qui habite un pavillon de la rue des Arpenteurs. Périodiquement, Wallas pénètre dans une papeterie pour y acheter une gomme d'un modèle bien précis : ni trop douce, ni trop dure. Une gomme dont le souvenir s'est peu à peu effacé, dont il se rappelle à peine la marque : un mot de trois syllabes, dont la centrale pourrait bien être "DI". Jamais Wallas ne retrouvera le mot. Gommé. Jamais Wallas ne trouvera la gomme idéale. Gommée.
Ensuite pour les symboles : à travers une série d'indices, le lecteur comprend vite - plus ou moins vite - que le mot cherché par Wallas est "Oedipe".
Tout renvoie, en effet, à la tragédie de Sophocle : la structure dramatique du récit (prologue - cinq "actes" - épilogue), l'épigraphe ("Le Temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi"), ainsi qu'une prodigieuse série d'allusions fragmentaires au mythe, allusions "en abyme" qui, si l'on peut dire, "crèvent les yeux" de qui sait regarder : «Un mot qui ressemble à "enfant trouvé"»; «la rue de Corinthe»; «les ruines de Thèbes»; «Quel est l'animal.» Tout renvoie à Sophocle, et à Freud bien sûr : Wallas est déjà venu dans cette ville, enfant, avec sa mère, pour y rencontrer... une parente? un homme? son père? Les traces de cette rencontre sont comme gommées, latentes, refoulées dans les profondeurs de l'inconscient. Jusqu'à ce que Wallas, peut-être, prenne brutalement conscience - comme l'Oedipe de Sophocle - que l’assassin qu'il a juré de découvrir n'est autre que lui-même, et que cette découverte lui "crève les yeux".
Enfin, pour la structure temporelle du récit : tout se passe comme si vingt-quatre heures étaient "gommées". L'auteur y insiste d'ailleurs dans ce petit texte qui figure sur la quatrième de couverture de l'édition originale : « Il s'agit d'un événement précis, concret, essentiel : la mort d'un homme. C’est un événement à caractère policier - c'est-à-dire qu'il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l'assassin tire sur la victime, le détective résout la question, la victime meurt. Mais les relations qui les lient ne sont pas aussi simples, ou plutôt ne sont aussi simples qu'une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des 24 heures qui s'écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures en trop.»
Le reste ? C'est une intrigue policière «classique» où l'enquêteur s'embrouille à travers les fausses pistes. Wallas tourne en rond dans la ville, tourne en rond dans le temps - sa montre s’est arrêtée -, tourne en rond dans sa vie où quelque chose, justement, ne tourne pas rond. Il arpente la rue des Arpenteurs, fouille un peu chez Dupont, interroge des concierges, comme un vrai détective à pardessus mastic dans un bon petit polar ordinaire. Sans entendre, au-dessus de sa tête, dans un coin de l’Olympe bien caché derrière les nuages du Nord, les dieux qui rient sous cape.
Le reste ? Un roman intelligent où l’enquêteur est aussi, est d'abord le lecteur - le lecteur intelligent qui s'assied sans s'excuser à la droite des dieux. Un roman qui, gommant Balzac (ou, plus exactement, les Balzac égarés en plein vingtième siècle), ouvre des perspectives nouvelles à ce genre qui s'essouffle. Un livre passionnant, bourré d'humour, par un jeune auteur bourré de talent dont on reparlera dans un demi-siècle, en ce lointain début du vingt et unième où il apparaîtra comme un «classique», comme la musique de Stravinsky ou les tableaux de Matisse. Retenez bien ce nom : Alain Robbe-Grillet.
Les éditions
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Les gommes [Texte imprimé] Alain Robbe-Grillet
de Robbe-Grillet, Alain
les Éditions de Minuit / Littérature
ISBN : 9782707302564 ; 19,50 € ; 01/12/1976 ; 264 p. ; Broché -
Les gommes [Texte imprimé] Alain Robbe-Grillet
de Robbe-Grillet, Alain
les Éditions de Minuit / Minuit double
ISBN : 9782707321862 ; 9,00 € ; 08/03/2012 ; 329 p. ; Poche
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Les critiques éclairs (5)
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errance
Critique de Jfp (La Selle en Hermoy (Loiret), Inscrit le 21 juin 2009, 76 ans) - 3 mai 2022
Qui lit encore le nouveau roman ? Moi et avec un énorme plaisir!
Critique de Yeaker (Blace (69), Inscrit le 10 mars 2010, 51 ans) - 1 octobre 2013
Et peu importe que l’on passe à côté d’un certain nombre de messages largement repris dans les autres critiques, on se laisse emporter par cette ambiance et ses personnages. L’histoire n’est qu’un prétexte, une fantaisie, l’écriture suffit.
ça interpelle, c'est le moins qu'on puisse dire!
Critique de Soldatdeplomb4 (Nancy, Inscrit le 28 février 2008, 35 ans) - 24 octobre 2008
Je le conseille à tous, et ce n'est pas dur à lire, contrairement à ce qu'on m'en a dit!
Wouahouh !
Critique de Sparkling Nova (Paris, Inscrite le 6 juillet 2005, 40 ans) - 1 décembre 2005
J'étais sûrement trop jeune lorsque j'ai lu ce livre pour en comprendre le sens. Cette lecture m'a marquée* car je sentais bien que ce livre était "important", mais impossible pour moi d'en saisir les subtilités.
Je l'ai lu comme on rêve éveillé, lorsqu'on traverse un rêve qui ressemble beaucoup à la réalité, et qu'on est pourtant conscient d'être endormi. Est-ce clair ? ;) Ou comme un tableau de Dali, dont on sait qu'il est symbolique mais dont on n'arrive pas à saisir le sens de ces symboles.
En tous cas la lecture de ces critiques m'a donné envie de le relire, et de le voir sous un angle nouveau. Voilà ce que j'appelle des critiques constructives :)
*D'où les 4 étoiles
l'essentiel n'est pas dans les faits mais dans les mémoires
Critique de B1p (, Inscrit le 4 janvier 2004, 51 ans) - 22 janvier 2004
L'intérêt, il faut peut-être le trouver dans l'errance du personnage, sa capacité à se perdre inlassablement dans une ville qu'il ne connaît pas ou croit ne pas connaître. L'intérêt, c'est peut-être toutes les bizarreries qui parsèment le roman et qui ne trouvent pas immédiatement d'explication : l'obsession pour LA gomme qu'il recherche inlassablement, les réminiscences qui s'insinuent dans les mémoires des personnages et qui laissent à penser qu'il y a une réalité autre derrière l'apparence. L'intérêt, c'est peut-être la capacité de Robbe-Grillet à décrire ce qu'il voit jusque dans ses détails les plus infimes (il suffit de lire la description géométrique d'une assiette et de son contenu pour être convaincu que Robbe-Grillet a effectivement un grain).
Au final, il s'avère que les gommes est un immense exercice de style dont on ne comprend l'excellence du cheminement qu'une fois arrivé au dénouement (impeccable, le dénouement).
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