En souvenir d'André de Martin Winckler
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Un inestimable contact avec la vie.
Ce dernier roman de Martin Winckler ne déroge pas à l’inquiétude qui traverse l’ensemble de son œuvre, qu’elle soit en outre littéraire ou critique. De nouveau, ce sont les responsabilités du soignant qui sont mises en évidence, cette fois dans le contexte épineux des soins palliatifs. Certes la fin de vie est une question imputable au domaine médical en tant que tel, mais utiliser la voie romanesque pour la cogiter permet d’obtenir des résultats qui évitent le fantasme de l’opinion vide ou les réflexions désincarnées (p. 176). Autrement dit la littérature met en place un dispositif qui remplace le jugement par un exercice imaginatif de la morale. L’essentiel du livre repose sur le fait qu’il arrive parfois un moment où « soigner » revient à « assister » le patient lorsqu’on lui a laissé toutes les chances de délibérer sur les conditions de son départ. Dans l’idéal, la mission du soignant devrait savoir tenir un équilibre entre la nécessité de sauver la vie et les raisons des patients qui sollicitent une assistance dernière. Or le problème que souligne le personnage principal (lequel s’exprime en première personne, donnant ainsi à la fiction un fort degré de vraisemblance), c’est que les médecins ont tôt fait de passer les bornes de leur statut. Par conséquent les médecins « statuent » sur le droit de vie et de mort en se situant moins dans une conduite de soignant que dans une posture de pouvoir (p. 55). De plus, cette condition hyper-statutaire est entretenue par un système qui tend à minimiser l’humanité des patients en fin de vie. Aussi la distinction entre l’application indifférente d’un traitement et l’accomplissement d’un soin tend à s’obscurcir, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de gestes et d’arguments fallacieux (p. 22). On finit donc par repérer des inégalités qui naissent de ce mélange d’hypocrisie, d’indifférence et en définitive d’inaptitude à mettre les problèmes sur la table : certains patients accéderont plus facilement à leur requête d’assistance, d’autres n’y parviendront jamais, emportés tant bien que mal dans leurs lits de douleurs.
En tant que lecteurs, nous accompagnons un personnage qui est médecin spécialisé dans la douleur, lequel accompagne d’autres personnages dans les derniers moments de leur vie – d’une certaine façon, c’est également un miroir de l’écrivain, en l’occurrence un discret reflet de M. Winckler qui a la charge de faire disparaître un peu plus de protagonistes qu’à l’accoutumée. Ce que ce spécialiste de la douleur fait est strictement illégal, pourtant ses actes sont parfaitement conformes aux souhaits des patients. La différence entre lui et les médecins qui abusent d’un statut, c’est que lui a compris que le geste d’assister un patient comporte un premier enjeu souvent minoré : l’écoute. Il y a certes le moment où le patient formule sa décision, puis il y a les nombreux atermoiements, toutes ces circonstances où le soignant récupère la matière dissolue de ce qu’on lui raconte. Le livre décrit impeccablement les séances d’écoute pendant lesquelles le soignant se transforme en auditeur pur. Une phrase le dit mieux que n’importe quelle explication : « Elle ne voulait pas que je l’aide à mourir, elle voulait que je l’aide à parler. » (pp. 27-28).
L’écoute du soignant suggère une tension philosophique : les patients sur le point de mourir rapatrient dans leurs paroles une substance infinie. En d’autres mots, les patients hébergent provisoirement dans la finitude humaine quelque chose qui relève d’un parfait infini. Cet infini, ce sont les histoires qu’ils relatent, les souvenirs qui remontent, autant de fragments que le soignant doit accepter de recevoir comme tels. Même à l’approche de la mort, c’est le devenir qui prévaut. L’erreur des médecins altérés par le pouvoir, elle vient sans doute de ce qu’ils ont tendance à réduire le vivant à un instinct essentialiste, à faire de la vie une structure adaptée à des savoirs prétendument universels. De ce point de vue, la démarche du soignant se profile en stricte opposition d’une attitude à caractère réducteur. Le paradoxe qui émerge, c’est que le soignant, en choisissant de prendre en charge des patients qui veulent mourir, retrouve le contact avec la vie. C’est peut-être la meilleure réponse aux raisons quelquefois inexplicables qui peuvent pousser un médecin à emprunter des chemins de traverse. Peut-être, donc, que se dégage chez les médecins « soignants » un besoin non verbalisable de retrouver le toucher de la vie, dût-on se mesurer aux tirades et aux apartés de ceux qui sont à proximité du mourir. Le soignant, ce faisant, outrepasse la conception biologique de la vie parce qu’il accorde à ceux qu’il soigne la possibilité de perturber une ordonnance archi-médicalisée. Le soignant élimine les abstractions intellectuelles et les dérives de la catégorisation en faisant de la parole d’autrui le seul discours qui doive véritablement compter.
Ces devoirs implicites du soignant sont habilement restitués par M. Winckler dans ce roman qui mériterait de nouveaux intérêts critiques (on en trouvera éventuellement l’occasion lors de sa sortie en format poche). Ce « souvenir d’André », précisons-le, constitue un mot de passe qui permet aux patients d’entrer en contact avec le soignant borderline. Des constantes apparaissent, comme par exemple le fait que la plupart des patients sont des hommes, ou que presque tous les patients refusent de communiquer à leurs proches les décisions qu’ils prennent en compagnie de celui ou celle qui accepte de les accompagner.
Ces caractéristiques font de ce roman le lieu d’une multitude d’histoires, chacune étant l’antichambre d’une autre, tant et si bien que nous ne révèlerons rien de l’histoire bouleversante qui s’instaure graduellement entre le soignant et l’un de ses contacts annexes. Le lecteur est à certains égards placé dans la position d’un « assistant » de celui qui assiste au premier rang. De surcroît, la fabrication d’un grand nombre d’histoires tend à nous familiariser avec une évidence encore trop mal perçue : « Quand la douleur est intolérable, personne ne doit la tolérer. » (p. 113). Or une si grande compréhension de la douleur d’un autre, en dehors du fait qu’elle valide un signe fort de compassion, nous offre également les moyens de ressaisir les degrés intuitifs de toute vie humaine. Ce que l’autre nous dit, ce que l’autre peut nous raconter juste avant qu’il ne s’en aille, ce n’est pas forcément une histoire rigoureuse qui comporte un début et une fin imminente, c’est au contraire l’éventualité d’un enthousiasme vital que la médecine, malheureusement, laisse bien souvent de côté.
Les éditions
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En souvenir d'André
de Winckler, Martin
P.O.L.
ISBN : 9782818016923 ; 16,00 € ; 04/10/2012 ; 208 p. ; Broché -
En souvenir d'André [Texte imprimé] Martin Winckler
de Winckler, Martin
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070456628 ; 6,90 € ; 06/03/2014 ; 176 p. ; Broché
Les livres liés
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À lire et à "entendre"
Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 66 ans) - 9 novembre 2015
Peu de choses à ajouter à l'excellente critique de Gregory mion.
La rencontre avec André, de dix ans son aîné, médecin et ami qui le premier lui demandera son aide. Suivi par d'autres.
Et l'appel de son propre père : "Ne me laisse pas crever à petit feu."
Martin Winckler écrit un magnifique plaidoyer pour le droit à mourir dans la dignité, pour le droit d'être écouté et entendu, pour le droit de prendre du temps, contre l'hypocrisie à laquelle est confrontée soignants et souffrants.
"...pas forcément aider à partir, mais les écouter, écouter leur douleur, leurs secrets pour qu'ils partent en paix, apaisés."
Un livre magnifique sur le respect et l'amour.
À lire et à "entendre".
Aidez-moi
Critique de Shan_Ze (Lyon, Inscrite le 23 juillet 2004, 41 ans) - 10 septembre 2015
"Ne me laissez pas à crever à petit feu !"
Critique de Frunny (PARIS, Inscrit le 28 décembre 2009, 59 ans) - 22 août 2015
Diplômé de la faculté de médecine de Tours, il exerce dans un cabinet médical de campagne.
En 1993, il quitte son exercice de médecin et devient traducteur et écrivain à temps plein.
"En souvenir d'André" (Editions POL) sort en 2012.
Emmanuel est médecin, spécialiste de la douleur. L'Unité de la douleur est le lieu où il prodigue des soins palliatifs. Rapidement, l'hypocrisie et le silence de l'institution lui sont insupportables. Il va "aider" des patients en fin de vie à mourir.
Il remarque qu'à chaque fois, le patient a une histoire à raconter. Il lui faut l'écouter, s'en souvenir et retracer les paroles pour en conserver la mémoire.
Un ouvrage où le roman sert l'engagement de l'auteur. Une oeuvre politique, un manifeste pour le droit à choisir la façon dont on souhaite mourir.
Une Liberté qu'il faut bien évidemment protéger des arbitraires, encadrer par la loi pour la sécurité des professionnels de santé et des patients.
Un livre pour faire avancer ce "jeu de dupes" et l'hypocrisie institutionnalisée.
Une merveille de délicatesse
Critique de Ben75011 (Paris 11e, Inscrit le 19 février 2014, 36 ans) - 10 juin 2015
Le sujet, délicat, ne laisse pas de place à l'approximatif ou le débat. On parle de la fin de vie, et des soins palliatifs, de la douleur aussi. De malades qui veulent choisir quand et comment ils veulent dire au revoir à leur proches. Et qui leur reprocherait? Sincèrement.
Très beau livre, se lit fort aisément.
A ne pas mettre dans les mains d'une personne dépressive.
Fin de vie
Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 68 ans) - 21 mai 2015
« En souvenir d’André. »
Je me rendais à l’adresse indiquée et là, je rencontrais un homme, parfois seul, parfois avec une autre personne, de son âge ou plus jeune. On ne faisait pas de présentations. Ils connaissaient mon nom, ils m’avaient donné leur prénom. Lorsque le malade souffrait trop, l’autre personne était là pour m’expliquer. Je l’arrêtais très vite.
« Je vais d’abord m’occuper de la douleur. »
C’est bien de fin de vie qu’il s’agit, d’abréger des souffrances. Martin Winckler, médecin à la base, est connu sous ce pseudonyme pour son activité d’essayiste et de romancier. Et c’est apparemment de son expérience personnelle, une expérience de médecin qui a eu, un beau jour, à répondre à l’appel d’un collègue en fin de vie et qui souhaitait abréger ses souffrances et en finir plus rapidement que la fin naturelle. Il s’appelait André. Et Martin Winckler, à l’époque engagé dans une Unité de soins antidouleurs, décide de répondre positivement à sa demande, mettant ainsi sa carrière en danger.
Puis :
« Un soir, alors que j’allais quitter l’Unité, le téléphone a sonné.
J’étais seul, j’ai pensé : si tard, c’est certainement urgent.
C’était la voix d’un homme à bout de souffle. Il ne s’est pas présenté. Il a demandé si je pouvais venir le voir sur-le-champ. Il avait besoin de mon aide. Avant que je ne réponde, il a ajouté : « L’épouse d’André m’a dit comment vous joindre. » »
Et voilà que s’instaure une activité souterraine marquée par un mot de passe commun ; « En souvenir d’André » … Et Martin Winckler nous explique qu’il était également préoccupé de devenir en quelque sorte la « mémoire » de ceux qu’il aidait à partir puisqu’il prenait soin de consigner tout ce que ceux-ci avaient besoin de délivrer avant de passer à l’acte.
Et puis il va aller encore un peu plus loin, plus profond, dans les confidences intimes faites au lecteur sur l’oreiller des pages …
C’est sincère, profond, actuel. Pas forcément politiquement correct … Un ouvrage qui éclaire d’une lumière humaine ce douloureux problème de la fin de vie organisée …
la mort en toute humanité
Critique de Ellane92 (Boulogne-Billancourt, Inscrite le 26 avril 2012, 49 ans) - 27 janvier 2015
L'homme qui lui ouvre la porte se tient encore debout, l'invite à s'asseoir, et se met à parler. Il se raconte. Lui aussi, dans un temps où la législation et les mentalités était différentes, accompagnait les soignants condamnés. En premier, toujours, il s'occupait de la douleur. Puis il les écoutait. Et parfois, si c'était opportun, il veillait sur leurs dernières heures.
Ce que je retiens en premier d'En souvenir d'André est son côté extrêmement émouvant, cette proximité avec la mort en devenir d'hommes qui ont choisi de partir autrement. En toute humanité, le narrateur accueille ces personnes, leurs désirs, leurs souvenirs, et leur vient en aide, d'abord en soulageant la douleur. " Quand la douleur est intolérable, personne ne doit la tolérer."
La seconde chose que je retiens de ce livre, c'est le traitement "simple", en toute franchise, presque humble, d'un sujet complexe. L'euthanasie, comme on dit à présent, a existé de tout temps. Certains pays ont légiféré depuis, d'autres pas. Mais les professionnels de la santé se mettent aussi en danger, hors la loi, pour mettre un point final à ce qui ne peut plus continuer. "Sauver la vie était le blason des médecins ; donner la mort, un privilège de leur caste."
La troisième chose enfin qui m'a marquée, c'est l'incroyable recul avec lequel le narrateur accomplit sa mission, tout au long de sa vie. J'ai côtoyé des soignants qui travaillaient dans les unités palliatives pédiatriques, d'autres dans des hôpitaux psychiatriques… Tous, à moment donné, étaient touchés, marqués, par ce qu'ils vivaient. Mais pas le personnage principal de Winckler.
Je reste un peu dubitative sur ce livre, qui transpire d'humanité, la vraie, celle vis-à-vis de son prochain. Malgré l'écriture fluide et aérée, les pages qui se tournent presque seules, j'ai ressenti un malaise qui n'était pas uniquement lié au sujet traité. J'ai trouvé que l'histoire d'amour, et le final, où l'on apprend pourquoi le jeune homme a été choisi pour accomplir cet acte sacré de donner la mort, étaient presque superflus. Enfin, le personnage principal, sa mémoire hors norme et sa capacité de recul m'ont paru parfois légèrement factices.
En souvenir d'André est en tout cas un lire à livre pour approfondir ses propres réflexions sur la vie, la mort, la douleur, les soins palliatifs, et notre responsabilité de vivants en bonne santé face à ceux qui ne le sont plus.
" Je vais d'abord m'occuper de la douleur"
Critique de Koudoux (SART, Inscrite le 3 septembre 2009, 60 ans) - 23 décembre 2014
Il nous raconte comment son approche de la médecine lui permet d'assister des patients qui choisissent d'abréger leurs souffrances.
L'auteur nous invite à réfléchir sur un thème médical difficile : les soins palliatifs.
Ce roman est très prenant et quand je suis arrivée à la dernière page, j'ai relu le premier chapitre.
Une lecture à conseiller.
un vrai Winckler
Critique de Joanna80 (Amiens, Inscrite le 19 décembre 2011, 68 ans) - 30 septembre 2013
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