La scie patriotique de Nicole Caligaris

La scie patriotique de Nicole Caligaris

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Precious_thing, le 22 septembre 2012 (Paris, Inscrit le 22 novembre 2005, 35 ans)
La note : 9 étoiles
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Le premier roman d'une oeuvre importante

Nicole Caligaris est un écrivain rare dans la littérature contemporaine française : de livre en livre, elle construit avec force et régularité une oeuvre puissante, poétique, une véritable exploration de l’esprit humain, dont La Scie patriotique, son premier roman publié en 1997 après des recueils de nouvelles, constitue le premier jalon. Ce roman est court, mais dense – 100 pages où le lecteur est plongé dans un monde de violence, tant psychique que physique, où l’Histoire guerrière du vingtième siècle, comme une présence fantomatique, plane au-dessus des figures humaines des personnages qui peuplent l’ouvrage.

Le point de départ du roman tient en une situation : le lecteur suit la vie d’une compagnie de soldats, la “ultième C”. La dernière compagnie donc, celle qui passe derrière toutes les autres, celle qui est reléguée à l’arrière-garde. Le froid, la faim, la saleté et finalement le désespoir accroché au ventre, c’est ce qui fait le quotidien de ces soldats, dont l’occupation principale, outre trouver à manger, est d’attendre. On pourrait voir dans ce roman une énième réécriture du Désert des Tartares de Dino Buzzati – on aurait tort : si ces soldats souffrent, plus ou moins, de la même attente, la vie de la compagnie va sombrer dans le désordre le plus total, vers l’appel d’une violence déchaînée.

La littérature de Nicole Caligaris n’est pas une littérature réaliste. C’est une écriture qui ouvre des brèches dans les discours ambiants, c’est une littérature qui ouvre des espaces poétiques assez grands pour réunir, dans un roman, des éléments qui font référence à des réalités différentes. Ils se combinent dans le geste d’écriture, une nouvelle réalité nait sous nos yeux, totalisante. Les soldats de la ultième C ne sont pas vraiment acteurs, ils sont pris dans une guerre. Cette guerre, il nous est impossible de l’identifier clairement ; elle nous apparaît cependant singulièrement proche, singulièrement familière. C’est que la description de certains objets, de certains lieux, de certains noms, fait écho en nous à des scènes connues, à des parties connues de l’Histoire, d’Oradour-sur-Glane aux tranchées de 14-18, des troupes nazies (le nom du chef de la troupe, Septime Sévère, outre qu’il fait référence à un personnage historique célèbre, s’abrège en SS) aux guerres des Balkans.
Pour résumer, d’éléments disparates, de références éparpillées, l’écriture même fait un univers cohérent – cette guerre n’est pas pour nous réaliste, c’est beaucoup plus fort que ça : elle nous parle. C’est-à-dire qu’elle est reliée à une somme d’expérience, à une intensité de mémoire que tout lecteur est capable de ressentir. Nous sommes tout entiers dans le domaine de l’expression plutôt que dans celui de la transcription.

La guerre est le nom d’un phénomène qui plonge l’homme dans un état-limite. L’oeuvre de Nicole Caligaris, j’y reviendrai dans un futur article consacré à plusieurs de ses livres, est fondée sur une exploration de ces états-limites où se pose la question de ce qui reste d’humain dans l’homme, quand il est plongé dans de tels états, des Samothraces jusque dans Okosténie. La guerre impose une “somnolente tristesse” aux soldats : “il fallait retrouver des manies de politesse et ils ne savaient plus comment.” Retrouver des “manies” de politesse, des façons de faire, des façons d’être inculquées avec la société – la société ayant disparu, les soldats étant plongés dans un état hors-société et hors de toute loi apparente, ils ont perdu cette “politesse”. Ils sont hors de toute civilisation en plus d’être hors de toute civilité. Il est écrit à un moment : “À quoi étaient-ils réduits ?” (page 42). Les personnages de ce roman sont des êtres réduits – réduits dans leur être, réduits à faire des choses qu’ils auraient réprouvées quelques temps auparavant. Comme si ce qui restait, quand on a tout enlevé à l’homme, était une folie désespérée.

“Les hommes étaient hagards. Constamment au bord du vertige. Constamment pleins de rêves. Pas des meilleurs. Le jour perdait toute épaisseur. La nuit depuis longtemps n’était qu’un cauchemar bref.” Et nous suivons cette troupe, qui attend, qui progresse, qui s’enfonce toujours plus loin dans une forêt où, comme une forêt de conte, le pire, le danger, sont toujours à prévoir.
Et c’est le monde qui bascule, qui se disloque. L’esprit qui s’amenuise, la raison qui se fait la malle. S’ils sont hors de toute société, il demeure cependant un groupe auquel ils appartiennent. Leur troupe : “on avait oublié le chant patriotique au profit du chant troupier.” (page 24)

L’adjectif patriotique, si important tout au long du roman, et qui donne son titre à l’ouvrage. Les soldats passent du patriotique au troupier. Ils passent de la violence reconnue, institutionnelle, à la violence pure, déchaînée. Cette “scie patriotique” dont il est question, c’est avant tout l’objet que brandit le chef de la troupe pour commander ses hommes. Mais c’est aussi, de manière plus vaste, une véritable “scie” musicale, une ritournelle qui s’empare de votre cerveau, qui conditionne votre pensée, un air qui vous prend et qui ne vous lâche plus : cette scie musicale, cette scie patriotique de l’hymne national, c’est un discours, c’est une langue dont Nicole Caligaris montre ce qu’elle recouvre, la violence, le risque d’une folie meurtrière et guerrière.

Écrire contre ces discours traditionnels, contre ce qui recouvre la réalité, c’est ce qu’essaye de faire Nicole Caligaris dans La Scie patriotique. C’est ce qu’elle tentera, ensuite, de faire dans d’autres romans qui composent son oeuvre. L’intelligence de son écriture n’est pas de répondre à ce discours par une écriture platement réaliste qui chercherait à montrer plutôt qu’à exprimer, c’est de parvenir à livrer un roman poétique, chargé d’expérience, émouvant dans la peinture de ces esprits désespérés et parvenus au bord de leur propre humanité. C’est la marque d’un grand écrivain contemporain dont il faut écouter la voix, et lire les livres.

Pour d'autres critiques de littérature contemporaine, vous pouvez consulter mon blog : http://hermitecritique.wordpress.com
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