La tour de Uwe Tellkamp

La tour de Uwe Tellkamp
(Der Turm)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Jlc, le 6 septembre 2012 (Inscrit le 6 décembre 2004, 80 ans)
La note : 7 étoiles
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Grossesse de la rue

Un mur à Berlin : extraordinaire aveu de faiblesse d’un pouvoir qui ne peut retenir son peuple et que la myopie des Occidentaux va transformer en coup de force réussi. Une tour à Dresde où 20 ans plus tard une population a su s’adapter à un état de fait. Une tour qui tient tout à la fois de Babel et de l’ivoire des poètes, mais qui ne protège de rien ni n’annonce le futur. Une tour d’où on ne voit rien venir. Uwe Tellkamp, né en 1968, appartient à une des dernières générations qui a été « éduquée » par un régime qui se décomposait. « La tour » nous en restitue l’ambiance, l’atmosphère, les grands sentiments et les mesquineries, la perfidie et le grotesque. Son livre n’est pas un reportage, même si, pour l’écrire, il a mené une longue enquête mais un roman et on sait bien que seul le roman permet par le mensonge de connaître la vérité.

Le roman tourne autour de trois personnages principaux : Christian, adolescent, victime d’acné, entier, arrogant et ombrageux, son père Richard chirurgien de renom dont la vie moins lisse qu’il n’y paraît pourrait le contraindre au mouchardage, son oncle Meno correcteur dans une maison d’édition où il doit convaincre les écrivains de s’auto censurer pour tenir compte des impératifs du régime, « ce qui revenait à leur ôter une part de leur dignité ». Si beaucoup le pensent, peu osent dire que "ce qui est immoral ce n'est pas de publier de l'autre côté, mais d'être censuré ici." Autour de ce trio vivent famille et belle famille, collègues, copains, intellectuels formant une petite société bourgeoise, mélomane, cultivée, avide de savoir « trésor qui protégeait les gens d’ici, les gens d’en haut ».

Dans la vie sociale, ces gens font semblant de respecter les officiels mais lorsque ceux-ci se sont retirés et le champagne faisant son effet, ils se libèrent par des moqueries, des mots d’esprit sous le regard angoissé de leurs proches car on ne sait jamais. Ainsi apprendra-t-on que tel a dénoncé sa propre femme ! Le mot Stasi n’apparaît jamais mais ce n’est pas nécessaire, Tellkamp nous fait vite comprendre qu’elle là partout, d’autant plus forte qu’elle est invisible. « La perfidie de cette dictature, c’est que personne ne pouvait rester innocent ».

Les personnages se racontent les vicissitudes dont ils sont les victimes, inquiètes, oppressées, agacées ou amusées. On découvre ainsi que les cartes routières sont truquées par le régime pour faire croire à des candidats à l’évasion qu’ils sont en Allemagne de l’Ouest alors qu’ils sont encore à l’est. Quand on veut parler d’un sujet important les habitants ont pris l’habitude de sortir de chez eux pour éviter les micros ou les gens qui écoutent aux portes. La surface des appartements est fixée par le gouvernement et il est parfois nécessaire de couper une pièce en deux par un mur d’armoires ! « On a entendu parler de cas où la sécurité a fait envoyer une lettre recommandée à des foyers pour obtenir ainsi un échantillon de leur écriture ». Vérités, ragots ou fantasmes ?

L’humour, le cynisme, le système D sont aussi de bons exutoires. « Faut-il commencer par faire un dossier sur une fille avant d’en tomber amoureux ? » « Deux médecins discutent d’un de leur malade. C’était un artiste et il est mort de mort naturelle, dit l’un. Ah bon, dit l’autre il s’est donc suicidé ». « Qui donc est mort ? Eh bien disons l’espoir, mon cher, l’espoir ». On va à la foire aux livres de Leipzig avec des parkas préparés pour y fourrer tous les livres édités à l’Ouest qu’on chaparde et qu’autrement on ne pourrait lire. Les bains publics sont réglementés en fonction du contingent d’eau et du plan d’utilisation mais Meno a su en faire un moment de grande convivialité qui efface les agaceries de l’administration. Pour que Christian, trop souvent imprudent, sache manœuvrer un policier curieux, Richard lui fait donner des cours de mensonge par un acteur professionnel. En vain, d’ailleurs.

Christian doit faire un service militaire de 3 ans pour pouvoir faire ensuite des études de médecine. Surpris en train de lire les mémoires d’un commandant de la marine de guerre hitlérienne puis agresseur de son chef de compagnie, il est condamné à être « rééduqué » et fera deux ans de plus. Le ton change, l’angoisse devient prégnante. La suite va être un long et douloureux parcours. Sur le plan physique avec les travaux dans les camps bien sûr mais aussi sur le plan psychologique. Il a été surnommé Nemo, c’est à dire personne, surnom qu’on peut rapprocher de l’anagramme du nom de son oncle que le régime a transformé lui aussi en non-personne. Christian travaille comme les autres mais il n’est pas des leurs, « une barrière infranchissable le séparait des autres ». Partout cette lassitude, cette bureaucratie, cette pesanteur, ces failles. L’important n’est plus ce que vous faites mais ce que vous dites et calomnier l’Etat est pire que tout.

Mais « quelque chose semblait se passer dans le pays, l’immobilité et l’indolence n’étaient plus qu’une mince strate sous laquelle bougeait… un embryon aux contours encore flous qui mûrissait dans un utérus fait d’habitude, de résignation et de désarroi. Parfois les gens semblaient sentir… la grossesse de la rue ».

Tellkamp a daté son récit qui va de la mort de Brejnev, en 1982, à la chute du mur en 1989. Il va bien au delà du traditionnel roman d’apprentissage individuel. Il écrit en fait le pré apprentissage d’une société qui va découvrir la liberté. « Il faut que quelque chose change. Mais dans quelle direction ? Voilà la question ! Mais les gens quand ils sont libres, que font-ils de leur vie ? » se demande un personnage. Et l’auteur de très bien décrire, après ces années d’enfer, l’espérance de ces gens hier « oppressés aux épaules basses… (aujourd’hui) la tête levée, respirant encore avec gêne mais déjà avec fierté à l’idée que ce fût possible… qu’ils puissent affirmer qui ils étaient, ce qu’ils voulaient. Les gens ne se taisaient plus, ils ne semblaient plus se soucier si on les écoutait ».

« La tour » est un immense roman, à tous égards mais il est beaucoup, beaucoup trop long, d’où cet étoilement moyen. Tellkamp nous noie sous une multitude de détails qui égare le lecteur. Cela dit, bien des pages sont de toute beauté, telle celle qui décrit les arabesques de Furtwangler conduisant son orchestre. Tellkamp lie l'écriture à son sujet. Ainsi il relate la procédure d'exclusion d'une romancière en citant longuement les réquisitoires mais en passant sous silence le plaidoyer de la défense. Il est vrai qu'en ce temps là la défense était un sinistre leurre. De même les évènements importants ne sont jamais racontés, seulement évoqués au détour d'une conversation, personne n'osant trop dire le fond de sa pensée. Sur un plan littéraire, l'auteur ne fait jamais "la scène à faire" comme on dit au théâtre. Cette écriture donne encore plus de force au roman jusqu'à ce soulèvement où il y a unité, voire union, entre ce que l'on dit, ce que l'ont fait, ce que l'on est. Cette somme, ce souffle littéraire époustouflant, cette force d’écriture, toujours riche et maîtrisée, admirablement traduite par Olivier Mannoni, cette construction d’un univers, cette puissance sont en général les attributs d’une épopée. Ils sont ici magnifiquement utilisés pour raconter l’effondrement cataclysmique d’une utopie absurde et cauchemardesque pour peut-être laisser la place à ce grand projet qu’espère Meno : « cette reconstruction de la réalité afin de pouvoir la façonner selon nos rêves ».

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Les éditions

  • La tour [Texte imprimé], histoire en provenance d'une terre engloutie Uwe Tellkamp traduit de l'allemand par Olivier Mannoni
    de Tellkamp, Uwe Mannoni, Olivier (Traducteur)
    B. Grasset
    ISBN : 9782246739715 ; 3,27 € ; 01/02/2012 ; 976 p. ; Broché
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