Mon zombie et moi : La philosophie comme fiction de Pierre Cassou-Noguès

Mon zombie et moi : La philosophie comme fiction de Pierre Cassou-Noguès

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 16 juillet 2012 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Le paradoxe de la fiction et ses possibilités.

On connaît sans doute la définition deleuzienne de la philosophie qui consiste à dire que le philosophe est un créateur de concepts. Mais à cet exercice d’artisanat théorique, il faut ajouter le goût historique du philosophe pour les fictions, un goût inauguré par Platon lorsque ce dernier convoquait des mythes – par exemple la célèbre allégorie de la Caverne au livre VII de La République. Cependant, le jeu fictionnel chez Platon a ceci de subtil qu’il sert aussi bien à fortifier les raisonnements qu’à nous avertir du danger suivant : la possibilité de confondre entre une émotion et la réalité, c’est-à-dire ici entre une opinion suscitée par une fiction et la philosophie en tant qu’elle doit savoir questionner et répondre au cœur d’un dialogue qui ne perd jamais de vue son objet (le mythe apparaît donc soit comme un interlude utile, soit comme un échec du raisonnement philosophique où seule la force de images peut prévaloir sur les limites de la pensée). On voit ainsi que la fiction s’est érigée précocement sur le territoire philosophique, et son statut n’a cessé de varier au cours des siècles, ouvrant son propre champ de possibilités en marge du possible prescrit par les sciences.

Pierre Cassou-Noguès a écrit cet ouvrage pour renforcer sa conviction que la fiction détermine le possible. Il faut entendre ici la fiction dans un sens large, c’est-à-dire comme une histoire que l’on raconte. Cassou-Noguès se situe plutôt dans la théorie sémantique de la fiction, à savoir qu’il s’intéresse en particulier à cette activité qui consiste à fabriquer des fictions, en philosophie d’une part, et en littérature d’autre part, le champ littéraire étant un inépuisable domaine de réflexion pour la philosophie car il n’est pas astreint à une méthodologie spécifique. En outre, puisque les fictions sont accessibles depuis notre monde (par le jeu de l’empathie ou par simple désir de s’abstraire quelques instants de la pesanteur du réel), il n’est pas contre-indiqué de leur reconnaître une épaisseur d’existence. Conséquemment, la fiction ouvre un monde possible auquel on va pouvoir accorder des valeurs de vérité en examinant des personnages ou des situations dont on sait pourtant qu’ils n’ont rien de vérace. C’est le paradoxe de la fiction : savoir que c’est faux et simultanément éprouver des émotions et des sentiments que nous aurions manifestés en temps normal. On déborde ici sur la théorie intentionnelle de la fiction dans la mesure où la fiction est pour ainsi dire adoptée par notre imagination, insinuant donc que nous avons à tenir pour véritable ce qui a lieu dans le monde fictionnel où nous sommes immergés. Il en va alors d’une suspension volontaire de l’incrédulité, d’une mise en sommeil de la raison sceptique et d’une hypertrophie du monde imaginaire.

Toutefois, à étudier la fiction sous cet angle, on risque de la contraindre aux seules impulsions artistiques, du moins d’estimer que l’artiste est mieux armé que le philosophe pour proposer des valeurs fictionnelles. Or l’interrogation du possible de la fiction dépend en premier du statut des fictions en philosophie, ce qui n’est pas la même chose que les possibilités ouvertes par un roman ou par un film. Dans l’histoire de la philosophie, on recense énormément de fictions qu’il faudrait nommer des « fictions utiles », car non seulement elles servent l’argumentation, mais elles détendent aussi le lecteur en plein milieu d’un raisonnement serré. Cassou-Noguès passe beaucoup de temps à commenter les Méditations Métaphysiques de Descartes, notamment la figure du Malin Génie qui joue le rôle de pivot fictionnel à côté du monde peut-être réel où habite le narrateur. Il est vrai que cet opuscule est éligible dans une grille de lecture qui voudrait l’interpréter comme un petit roman de science-fiction (après tout, c’est l’histoire d’un narrateur qui doute de la consistance du monde et qui en vient à se demander s’il ne serait pas volontairement trompé par un esprit à la fois malin et malveillant). Il s’ensuit que les Méditations cartésiennes finissent par supposer une subjectivité pensante (une res cogitans), un « Je » qu’il va falloir exonérer de tous les masques qu’il peut endosser si nous voulons être certains qu’il existe quelque chose comme une existence homogène, quelque chose comme une personne pourvue d’une unité psychologique, sinon quelque chose comme un principe existentiel de non-contradiction qui nous dirait que nous ne pouvons pas être ce corps et un autre en même temps, ou notre cerveau dans un autre corps, etc. (Cassou-Noguès consacre d’ailleurs un chapitre entier à la notion de « personne », revenant en particulier sur la conception centrale que John Locke a développée dans son Essai sur l’Entendement Humain). Les choses pourraient se compliquer davantage si l’on admettait que Descartes lui-même a pu se laisser transporter par la tentation d’un langage créateur où, finalement, le narrateur des Méditations se verrait obligé de fabriquer des personnages connexes afin de mieux envisager la redistribution finale du réel – en l’occurrence ce que la fiction aura déterminé de possible. Autrement dit, cette hypothèse offre à la fiction une fonctionnalité décisive : permettre au philosophe de mettre en quarantaine son sujet principal tout en le recouvrant d’autant de « figures et de corps possibles » qu’il serait nécessaire d’endosser avant de reformuler une idée. Dans le cas de Descartes, il est intéressant de noter que Dieu va jouer un rôle de diapason épistémologique dès la Troisième Méditation, à savoir un rôle de balancier infalsifiable pour la connaissance scientifique, en quoi le commentaire strictement littéraire pourrait ici accuser Descartes de convoquer un deus ex machina.

Après quoi, le possible de la fiction philosophique est autre que le possible scientifique car celui-ci recherche l’intellectualisation des possibilités au cœur du monde actuel. En comparaison et sans qu’il ne soit question de disqualifier le processus scientifique, la fiction philosophique a donc une allure éminemment participative car elle présuppose une ouverture dans le monde objectif du lecteur, un genre d’entaille où l’on va pouvoir commencer à liquider nos vérités et se laisser « infecter » par d’autres vraisemblances. Mais dire cela, ce n’est pas plaider en faveur d’un désir premier du lecteur qui souhaiterait bêtement s’exempter de son monde, c’est plutôt suggérer d’abord que le lecteur qui se laisse prendre par la fiction attend une reconstitution plus élaborée de lui-même avant de se laisser accaparer par les contradictions fictionnelles qui testeront ses plus tenaces résistances. En d’autres termes, la fiction doit être « réussie », que ce soit en philosophie ou en littérature, et pour illustrer ce critère de pertinence fictionnelle, Cassou-Noguès analyse un exemple de fiction discutable qu’il emprunte à S. Shoemaker dans son livre Self-Knowledge and Self-Identity. Du point de vue des fictions réussies, on peut se réjouir que Cassou-Noguès ait remis sur le devant de la scène la littérature trop méconnue de Maurice Renard, le créateur du fameux Dr. Lerne spécialisé en greffe des cerveaux, et d’autre part l’on ne s’étonnera pas de constater de nombreux emprunts à Wittgenstein, ainsi qu’un rappel quasi-obligatoire de l’épisode du voyeur dans L’Être et le Néant de Sartre.

Reste que si cet ouvrage se place sous l’autorité populaire du personnage zombiesque, il n’en est pas moins un réel ouvrage de philosophie, avec ses difficultés propres et l’exigence de s’y connaître un minimum dans la discipline. Cassou-Noguès hésite en outre à dire qu’il présente ici une méthodologie de la « méta-fiction », c’est-à-dire une étude de la fiction en tant qu’elle doit être conçue pour interroger des problèmes ou créer de nouveaux problèmes, ou alors en tant que cette étude propose une métaphysique dont l’objectif serait de s’appuyer sur le possible exclusif de la fiction. En définitive, on comprend bien que cette importance accordée à la fiction se demande quel est le statut du discours philosophique. La fiction n’est-elle au fond qu’un intermédiaire pour approvisionner la philosophie en exemples ? Dans ce cas, elle ne serait pas davantage que les « détours » platoniciens, pas davantage qu’une route secondaire qui rejoindrait fatalement le cheminement principal de la pensée. On peut encore se demander si la philosophie en elle-même n’est pas qu’une fiction, un à-côté de la robustesse du monde. Indécis quant à la position qu’il faudrait préférentiellement adopter, Cassou-Noguès s’est dilué dans de nombreux épisodes fictionnels qui jalonnent le livre de part en part, à commencer par cette ouverture pour ainsi dire en zombie-majeur où l’auteur entre dans son double zombie, comme Dorian Gray eût aimé pénétrer son portrait, ou comme les figures ancestrales figées sur de grands tableaux suspendus à des clous rouillés aimeraient s’en détacher pour un instant participer au vécu sur lequel elles possèdent un éternel droit de regard. En créant des contextes problématiques à travers le mouvement fictionnel, Cassou-Noguès les confronte à l’histoire de la philosophie, observant la façon dont le zombie se métamorphose en passant de telle théorie à telle autre. C’est donc un zombie en kit que nous avons, un zombie passé au crible des fictions philosophiques et qui interroge des possibilités comme l’invisibilité, la « prise de tête » au sens propre, l’hypothèse d’une conscience homogène dans un vol d’oiseaux, etc. Et bien évidemment, nous ne sommes pas ici dans la perspective de l’actuel zombie cinématographique qui gagne constamment en puissance et qui fait traditionnellement figure de personnage prolétaire par opposition à l’apparence bourgeoise des vampires. Cependant le zombie de Cassou-Noguès est frontalier de quelques inquiétudes scientifiques, n’oubliant pas non plus de s’imprégner de littérature, si bien qu’il se rapproche d’un coefficient de réel au demeurant très élaboré et qu’il pourrait dès lors ouvrir de nouvelles possibilités pour reconstituer l’apanage ontologique du zombie horrifique. On ne serait ainsi pas contre à pacifier les relations des zombies avec les hommes, histoire de voir comment la cohabitation pourrait se faire, comment deux mondes possibles finiraient éventuellement par n’en faire qu’un seul, légitimant ainsi le principe du meilleur des mondes voulu par le Dieu de Leibniz. Mais Dieu voudrait-il de ce melting pot ? Serait-on capables de penser l’intégration du zombie dans une économie capitaliste, de penser le zombie sur le marché de l’emploi ? Maintenant que la philosophie a posé des possibilités, c’est aux créateurs à temps plein de les entendre et de s’en emparer.

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Les éditions

  • Mon zombie et moi [Texte imprimé], la philosophie comme fiction Pierre Cassou-Noguès
    de Cassou-Noguès, Pierre
    Seuil / L'Ordre philosophique
    ISBN : 9782021021301 ; 22,30 € ; 02/09/2010 ; 341 p. ; Broché
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