Lettre du bout du monde de José Manuel Fajardo
(Carta del fin del mundo)
Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone
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Conversation silencieuse
Et les bateaux partirent. Christophe Colomb rentre en Espagne laissant sur cette terre nouvelle une quarantaine de soldats et artisans en charge de construire une ville nouvelle - quelques cabanes tout au plus - que les barbares doivent percevoir comme la volonté d’une installation définitive des Chrétiens.
C’est l’histoire de cette communauté qu’un Biscayen va raconter à son frère, resté au pays, dans une longue lettre trop dangereuse par ses révélations pour arriver à destination.
Au début, « cette terre perdue aux confins du monde » est « la frontière du Paradis ». Les Indiens sont pacifiques, vivent nus mais sans malice, crédules, aimables et curieux, confiants en ces Chrétiens venus d’on ne sait où. S’ils ont l’expérience de la guerre, il n’y a chez eux nulle sauvagerie. Les Hispaniques voient dans cette admiration non la crainte de leur force mais la reconnaissance de la supériorité de leur foi et de leur empire.
L’illusion de l’or va changer l’initiale « sérénité de l’étonnement » en une exaspérante discorde fondée sur le soupçon que les Indiens cachent l’or dont le pays regorgerait.
« Sur cette terre qui foisonne d’arbres et de fleurs, toute entière échos d’oiseaux et rumeur d’eau », la folie de l’or va conduire à tous les égarements, toutes les aventures, toutes les violences, toutes les ruses. « Le désir de l’or est une liqueur plus puissante que la plus âpre des eaux de vie et son ivresse égare les sens dans son brouillard doré ». La suite du récit vous raconte la recherche du chemin, s’il existe, vers le paradis.
José Manuel Fajardo est romancier et écrivain, précision intéressante quand on sait que son livre mêle des personnages qui auraient existé à d’autres purement fictifs. Pour autant qu’on puisse le connaître, Il a cherché à retrouver le langage de l’époque, sans jamais être prisonnier de ce qui aurait pu n’être qu’un artifice. L’ensemble a un parfum d’authenticité.
Outre ce récit d’aventures, cette lettre est une réflexion sur le pouvoir. Celui du chef, ici la petite communauté hispanique. Dignité et courage sont nécessaires mais insuffisants; encore faut-il avoir l’autorité nécessaire pour être obéi et trancher le mal à la racine. Manifestement ce n’est pas le cas du chef de camp qui se révèle impuissant à éradiquer le doute puis la convoitise, la cupidité, la haine et la désolation.
C’est aussi une réflexion sur l’altérité. Les perceptions des uns et des autres sont différentes et apparaît vite la tentation des Chrétiens, sûrs de leur foi, de vouloir l’imposer à ceux qu’ils nomment des barbares, mais les barbares ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Sans jamais s’appesantir, Fajardo s’élève contre cette conception de liberté qui se résume au choix entre la misère et l’Inquisition. L’expéditeur de cette lettre sulfureuse condamne la torture à ceux qui ne peuvent se défendre et ne comprend pas pourquoi l’Eglise y recourt « si ce n’est parce qu’en fin de compte nos prélats sont aussi des hommes et donc des pêcheurs ».
C’est enfin une très belle histoire d’amour, sensuelle et pudique, entre le Biscayen et une Indienne. « Un amour hors des mots » plus fort que les mots car « je vis dans ses yeux qu’elle m’avait compris avec cette science du cœur qui voit ce que les yeux sont impuissants à distinguer » et la voix à révéler.
Cette conversation silencieuse, « Est-ce à toi mon frère que je l’écris ou à moi-même ? » La réponse appartient à chaque lecteur de ce très bon roman.
Les éditions
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Lettre du bout du monde [Texte imprimé] José Manuel Fajardo présentation de Luis Sepúlveda traduit de l'espagnol par Claude Bleton
de Fajardo, José Manuel Bleton, Claude (Traducteur)
Métailié / Suites (Paris)
ISBN : 9782864248750 ; 9,00 € ; 07/06/2012 ; 153 p. ; Broché
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