Le village oublié de Theodor Kröger
Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone
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Rares ont été mes lectures, depuis longtemps, qui m'ont à ce point tenue en haleine et bouleversée. "Le village oublié" est de celles-là. Ce livre se présente comme le récit de l'expérience vécue par l'auteur lui-même.
Théodor Kröger est issu d'une très riche famille d'industriels sidérurgistes allemands établie en Russie. En juillet 1914 éclate ce que l'on nommera la Grande Guerre. L'Allemagne et la Russie sont désormais ennemies. Kröger a 24 ans: il tente de passer la frontière pour rejoindre sa patrie, est arrêté, accusé d'espionnage et d'assassinats, condamné à mort. Sa peine sera commuée provisoirement en déportation en Sibérie. Dès lors commence pour lui un parcours hallucinant… de prison en prison, d'un chantier de travaux forcés à un autre; il connaît les pires conditions, frôle la mort à plusieurs reprises... jusqu'à sa mise en liberté surveillée dans la petite ville de Nikitino, au nord-ouest de la Sibérie "six mille habitants et (un camp de) prisonniers de guerre (allemands)"
Là va s'ouvrir pour lui une période nettement moins pénible; il réussit à réendosser un statut privilégié, pourrait presque connaître le bonheur entre son amour partagé avec Faymé, la jeune tatare, son amitié avec le représentant tout puissant de l'autorité tsariste Ivan Ivanovitch et la mise en oeuvre de ses talents au service de la population locale et de ses camarades prisonniers du camp, si ce n'était cette absence de liberté, l'angoisse d'être déporté plus loin dans les marais de la mort et cette épée de Damoclès que représente cette commutation provisoire…
Surviendra la Révolution de 1917 et le cortège d'horreurs et d'abominations qui accompagnent toujours, hélas, ces grands bouleversements de l'Histoire…
Les 100 premières pages nous entraînent sur un rythme haletant, les 120 dernières tout autant, que j'ai lues d'une traite avec une émotion grandissante. Et si l'on souffle un peu au coeur du récit, l'ensemble est ponctué d'épisodes extrêmement forts qui toujours relancent l'intérêt du lecteur: les scènes de la forteresse de Schlusselbourg, au début ,en donnent un avant-goût, notamment la découverte du cachot obscur qui constitue de mon point de vue une scène d'anthologie, plus tard la tempête de neige, et surtout le chapitre, atroce , consacré à la destruction du village de Sakoulok, foyer de peste noire, qui étreint le coeur et fait venir les larmes… Je ne vous parle pas des derniers chapitres, bouleversants, que je m'interdis de déflorer pour ne pas nuire à votre émotion.
Ce livre est en réalité d'une grande richesse de registres. On y trouve un remarquable échantillonnage de presque tous les sentiments et comportements humains, de l'infamie au sublime.. , des passages extrêmement sombres et d'autres, lumineux, presque magiques: une nuit de Noël ou l'éblouissement d'une vision paradisiaque "au coeur de l'éternelle forêt sibérienne inviolée "ou l'animal sauvage ne craint pas l'homme qu'il n'a encore jamais rencontré auparavant.
Curieux mélange que ce Kröger à la fois si imprégné de valeurs germaniques et si sensible à cette "âme russe" qu'incarnent, entre autres, le personnage si attachant d'Ivan Ivanovitch dans sa sentimentalité exubérante, sa loyauté, sa générosité ou encore la figure sanctifiée de Maroussia dans son amour "inouï" pour Stepan et sa foi inébranlable en son Dieu, cette foi naïve , simple et profonde qui semble partie intégrante de cette "âme russe".
J'ai retrouvé aussi dans ce livre des thèmes du film de Renoir "La grande illusion": fraternisation entre les peuples (les prisonniers du camp allemand et les habitants de Nikitino), liens de classe qui s'établissent entre Kröger et le général commandant du camp, plus unis par leur éducation que séparés par leur statut d'ennemis.
Enfin, n'oublions pas l'un des personnages principaux: cette Sibérie hostile, qui connaît des écarts de température de l'ordre de 80 degrés (!), et plus particulièrement cette taïga "impassible et indifférente, sous le couvert de laquelle se sont déjà jouées, sans témoins, tant de scènes atroces, sacrifices sublimes ou noires félonies", piège mortel quelle que soit la saison, pouvant abriter forçats prédateurs ou tribus coupées de la civilisation, mais aussi forêt vierge inextricable susceptible de se refermer comme un cocon protecteur sur la communauté chaleureuse du village oublié, le mettant à l'abri, comme dans un rêve, de la folie des hommes.
P. S:on pourrait évidemment faire quelques reproches à ce livre: on peut s'amuser parfois de la tendance de l'auteur à valoriser son image jusqu'à parfois rendre certaines circonstances peu crédibles (l'élimination du premier commandant du camp, par ex) mais après tout, la réalité est parfois incroyable!; par ailleurs, j'ai souvent été gênée par l'utilisation des temps dans la narration, le passage intempestif du présent à l'imparfait ou au passé simple et vice versa.
Mais cela n'a pas vraiment entaché le plaisir de ma lecture.
Les éditions
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Le Village oublié, Bagnard en Sibérie, 1915-1919
de Kröger, Theodor
Phébus / Libretto
ISBN : 9782752906540 ; 14,80 € ; 05/04/2012 ; 624 p. ; Poche
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