La passion Savinsen de François Emmanuel

La passion Savinsen de François Emmanuel

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Saint-Germain-des-Prés, le 23 octobre 2002 (Liernu, Inscrite le 1 avril 2001, 56 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (15 303ème position).
Visites : 6 933  (depuis Novembre 2007)

Double désir, double chute

Automne 1941.
Le domaine de Norhogne est réquisitionné par les Allemands.
Jeanne en est la jeune maîtresse de maison depuis que son père a été arrêté.
Sous le même toit, vivent également sa sœur, un peu folle, et son grand-père dont les sursauts de vie se raréfient.
La vie à Norhogne, si paisible en surface, se détricote petit à petit.
Jeanne, qui chérit un coffret scellé depuis le suicide de sa mère, décide brusquement de l'ouvrir.
Des lettres.
De Samuel Kalinski à sa mère.
Plus que les lettres, c'est sa mère qu’elle déchiffrera.
Et à travers elle(s), Jeanne perçoit que le désir, si merveilleux, si total, si épanouissant, n'est jamais séparé de son potentiel de mort.
Jeanne à Norhogne.
Jeanne avec l’officier allemand.
Où commence le désir ?
En tout cas, il est bien là, faisant fi des interdits tacites.
La jeune femme au caractère trempé, inconsciente de ce que sa fierté comporte comme dangers, se trouve et se perd dans les bras de l'officier.
Ils s’aiment.
C'est aussi simple que cela.
Le contexte se chargera de tout compliquer.
Qu'il est doux et fort, ce roman ; un peu comme du thé, léger à la première infusion et amer ensuite.
Le style de François Emmanuel fait s’entrechoquer deux périodes.
Deux destins en parallèle, celui de la mère et de sa fille, deux absolus de l'amour, deux bonheurs qui se dérobent, deux femmes qui dérapent sur le gel de la finitude.

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Des amours interdites ...

9 étoiles

Critique de Ori (Kraainem, Inscrit le 27 décembre 2004, 89 ans) - 30 juillet 2009

Lorsque Jeanne, comtesse Savinsen de Norhogne (Ardennes) subit en 1942 la réquisition de son château par l’Occupant, elle ne soupçonnait pas l’histoire d’amour, et de haine d’elle-même, qu’elle vivrait avec l’officier allemand.

A leurs rendez-vous nocturnes, l’auteur greffe une histoire parallèle, vécue une génération auparavant et liant le tragique destin de la mère de Jeanne à celui de son amant juif, désormais en sursis de mort à Drancy.

A l’instar de « La Chambre voisine », l’on retrouve dans ce roman le François Emmanuel à l’écriture somptueuse restituant avec pudeur le pathétique et la violence des sentiments.

Du grand-œuvre !

"Un abouchement des vides"

9 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 13 avril 2005

Un « roman d’hiver » sans conteste. Point n’est besoin d’attendre, sous la dernière ligne, l’indication « Hivers 1995-1997 » pour s’en convaincre. Car ce roman, pour lequel François Emmanuel recevra en 1998 le prix Victor Rossel (que certains appellent le « Goncourt belge ») un an après son oncle Henri Bauchau pour "Antigone", ce roman donc explore avec le scalpel aigu de l’écrivain psychanalyste (comme, aussi, Henri Bauchau) les plaies toujours béantes de l’âme humaine, les mauriaciennes et délétères atmosphères familiales, les égarements de ceux et celles qui n’arrivent pas à faire le deuil d’un souvenir obsédant enfoui dans les fondations lézardées de la personnalité. Etant donné qu’Emmanuel publie chez Stock, il ne serait d’ailleurs pas dégradant pour le jury du Goncourt parisien d’attribuer à cet auteur qui confirme à chaque publication son éclatant talent, de lui décerner un de ces jours, pourquoi pas, le Goncourt tout court. Mais c’est une autre histoire…

Tobias, le vieux Savinsen, n’est plus tout à fait de ce monde. Il est revenu, pour s’y arrêter définitivement peut-être, à ces jours de tempête vécus en 1906 sur un trois-mâts qu’il commandait, quelque part dans l’hémisphère Sud. Tobias navigue dans le grand froid de sa mémoire gercée, narrant à sa petite-fille Jeanne la geste immense de ses hauts faits.

La deuxième génération est occultée : Millie Savinsen morte, son mari Jacques de Morlaix prisonnier des Allemands. C’est que nous sommes en 1941. Que reste-t-il de Millie ? Quelques lettres que découvrira Jeanne, quelques traces d’un amour ancien, enfoui, interdit. Des lettres à Millie de « Samuel Kalinski »…

Restent les deux filles (omniprésence du schéma Antigone / Ismène chez Emmanuel), Jeanne l’aînée, sur qui pèsera comme une fatalité le destin déjà clos de la mère ; Camille la cadette, la garçonne, la sauvageonne.

Et le domaine. La propriété familiale de Norhogne comme décor et comme protagoniste, cette propriété que sillonnent, comme des témoins impassibles et racés, les Citroën noires des Allemands. Et le domaine coupé en deux par nature, entre Savinsen et Morlaix autrefois, entre Savinsen réconciliés et Allemands aujourd’hui, pendant cette guerre qui agite le monde et pousse ses tentacules au sein de la vieille maison, et jusque dans l’âme de ses occupants, Jeanne la première.

Car, comme sa mère a subi, une dizaine d’années plus tôt, l’attirance du juif Samuel Kalinski avant de trouver à son mal de vivre une solution définitive, Jeanne éprouve devant Matthaus, l’officier allemand qui réquisitionne une partie de Norhogne, la répulsion naturelle pour l’ennemi en même temps qu’une fascination, une attirance qu’elle ne contrôle pas.

C’est le début d’un huis clos fascinant, par certains côtés comparable à "Hiroshima, mon amour", qu’émaillent de nombreux rebondissements débouchant sur un épilogue à ne pas dévoiler, mais aussi des réflexions superbes sur les jeux souvent cruels de l’amour et du destin : « découvrant qu’au cœur du baiser il y avait un vide, un abouchement des vides. Et que l’amour dont parlaient tant les livres ce fut d’abord ce savoir-là, des vides. » « L’amour serait ainsi ce lieu où l’homme s’approche et s’éloigne, s’approche au point de perdre les traits de son visage, s’éloigne dans des décors toujours fuyants (cette architecture de perspectives et de chutes, ces enfilades de pièces, ces allées ouvrant sur d’autres allées, ces terrasses surplombant d’autres terrasses). »

L’amour, « cette architecture de perspectives et de chutes », dont François Emmanuel dessine les plans, élève les murs, prévoit les recoins et les pièges avant d’y perdre ses personnages… et de nous y perdre.

S'aimer quand c'est interdit

6 étoiles

Critique de Sahkti (Genève, Inscrite le 17 avril 2004, 50 ans) - 26 décembre 2004

C'est l'histoire de deux êtres qui découvrent qu'ils s'aiment.
C'est l'histoire d'une guerre. Absurde comme toutes les guerres.
C'est l'histoire d'un domaine, celui de Norhogne, habité par un vieil homme qui se perd dans ses souvenirs tourmentés, d'un couple de métayers qui font tourner la demeure avec quelques ouvriers, et des deux femmes de la maison, Camille dont l'esprit erre à longueur de journée dans des mondes imaginaires et Jeanne. Jeanne, femme forte et fragile qui a hérité du caractère et des mystères de Millie, sa mère, morte par amour. Jeanne le découvre tardivement, c'est un pèlerinage qui ouvre ses portes devant elle, au moment où elle-même vit une passion désenchantée avec un officier allemand qui a investi Norhogne avec sa troupe. Relation impossible et douloureuse, peuplée des fantômes du passé et des ombres du présent.
Est-il interdit de s'aimer pendant la guerre?

François Emmanuel nous raconte la genèse d'un amour, son éclosion puis sa mise à mort. Le récit est cruel, il m'a fallu un certain temps avant de pleinement y pénétrer, la trame me semblait si classique et banale, encore une histoire d'amour interdit sur fond de guerre barbare. Grâce à son talent, l'auteur va beaucoup plus loin qu'un simple récit amoureux comme il en existe tant, il se perd au fond des âmes de ses personnages, il nous livre la cruauté de leur situation, nous nous trouvons face au mur, partagés entre le bon et le moins bon, entre ce qui peut et ce qui doit. François Emmanuel nous pousse à nous interroger rien qu'en nous racontant une histoire, belle et triste. Sur la force de l'amour, sur l'absurdité des conflits et de la nature humaine, sur le poids des souvenirs et la puissance du passé. Sur la tolérance également. Jeanne est une femme qui souffre et inspire le respect. Matthaüs, son amant, un homme embrigadé par la foi et des convictions qui peu à peu disparaissent. Ce sont deux êtres humains mus par leurs sentiments et par la peur. Quel regard porter sur eux? Quel sentiment ressentir à la fin du texte devant l'outrage populaire dont est victime Jeanne? Sentiment de malaise, envie de nuance. François Emmanuel a placé beaucoup d'humanité dans sa notion de "guerre", ça demande réflexion.

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