Le Conte de la pensée dernière de Edgar Hilsenrath

Le Conte de la pensée dernière de Edgar Hilsenrath
(Das Märchen vom letzten Gedanke)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Radetsky, le 1 décembre 2014 (Inscrit le 13 août 2009, 81 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 105ème position).
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Généalogie des génocides

Thovma Khatissian 73 ans, né en 1915, affronte sa dernière heure, sa dernière pensée ; l'unique témoin de ce qu'exprime sa conscience prend la forme du "conteur" ou Meddah, sorte de double de ce qu'on pourrait nommer tout aussi bien la conscience de l'Histoire.
L'infini recouvrant les choses dernières, quand bien même ne représenteraient-elles qu'une fraction de seconde ou d'espace dans le monde concret, naît, se dilate, s'enfle, occupe la totalité du réel dans le procès à charge qu'Edgar Hilsenrath instruit à l'encontre des horreurs humaines.
Thovma Khatissian, avant son dernier soupir, son dernier cri d'horreur, éprouve la densité et la richesse terrible de sa dernière pensée, que le Meddah expose devant lui à la manière d'un grand théâtre des infamies.

Le protagoniste principal se trouve être son père Wartan Khatissian, petit paysan de Yedi Sou, obscur village du district de Bakir (Anatolie arménienne sous domination turque), d'où il émigra aux Etats-Unis à l'âge de vingt ans afin d'échapper provisoirement à la pauvreté, pour s'en revenir enfin en juin 1914, faisant à l'occasion un crochet dans son voyage afin de voir l'un de ses oncles habitant la bonne ville de Sarajevo.
Sarajevo, le 28 juin 1914... Vous suivez ?

A partir de cet épisode anodin, notre brave Arménien va se trouver embarqué par la plus invraisemblable machination concoctée par les autorités turques, afin de lui faire endosser le rôle de symbole, d'acteur essentiel, d'un gigantesque complot ourdi contre la Turquie tout entière et les Turcs par une imaginaire Organisation Arménienne Internationale. Les Turcs promus ainsi victimes d'une injustice historique et tout aussi promus martyrs des peuples. Car c'est Wartan qui a tué François-Ferdinand, bien sûr, pour le compte des Serbes, lesquels sont alliés de la Russie, laquelle est en guerre contre la Turquie...C.Q.F.D.

Wartan Khatissian, dont Hilsenrath va détailler la vie villageoise, le mariage, les enfants, la parenté, les traditions, les travaux et les jours, la foi chrétienne enfin, sera arrêté d'abord sous un prétexte futile (bon, pas besoin de prétexte, n'est-ce pas : c'est un Arménien...).
Et un Arménien en Turquie en l'an de malheur 1915, c'est comme un Juif en Allemagne en 1933. Ou encore plus tard comme un Tutsi au Ruanda, un Cambodgien sous les Khmers Rouges, etc. etc.
Ce que Wartan va subir est la répétition générale grandeur nature dans les moindres détails, la moindre humiliation, la moindre torture, les moindres mensonges et l'horreur la plus grande, de ce qui se produira en Allemagne.

Edgar Hilsenrath est Allemand, il côtoie comme tout Allemand cinq ou six millions d'immigrés turcs, peut-être est-il allé en Anatolie, sans doute s'est-il pénétré des traditions arméniennes, toujours est-il que la précision entomologique avec laquelle il déroule cette sinistre saga ne laisse la place à aucune incertitude quant aux moteurs de la stupidité, de l'envie, de la jalousie, de la mauvaise foi, du cynisme, de la cruauté, de l'arriération des bourreaux, qui tirent l'essentiel de leurs mauvais procédés tantôt de la religion, tantôt de la tradition, ou tout simplement de leurs plus bas instincts, stimulés fort à propos.
Toute la hiérarchie civile et militaire de la Turquie d'Enver Pacha subit un décorticage précis, minutieux, dans un style parfait et des procédés littéraires de conte oriental... : ce sont les "Mille et Une Nuits", rendus dans le style si particulier d'Hilsenrath, que Dante Alighieri aurait parfaitement pu intégrer à son Enfer !
Enfer concocté par les Turcs qui utiliseront leurs "collabos" Kurdes fort intéressés eux aussi dans l'organisation et la réalisation du massacre, le Grand Massacre des Arméniens.
Et ce qui s'est perpétré en Turquie était le signe avant-coureur de ce qu'il était désormais possible de perpétrer ailleurs sans que les autres ne s'en émeuvent pour autant : chancelleries, gouvernements, organisations, pape, etc. etc. assistent sans sourciller aux massacres, si tant est qu'ils n'en tirent pas avantage d'une manière ou d'une autre.

Il est évident que la métaphore filée par l'auteur navigue entre les deux premiers génocides du XXe siècle ; elle a, de par les vertus de la littérature, le pouvoir de transformer les constats froids des historiens en empathie, en émotion fraternelle, en partage absolu où aucune prééminence dans la souffrance n'est érigée par Hilsenrath : je pleure sur mes frères Arméniens comme sur mes frères Juifs.
Nous sommes tous des êtres humains.

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Comment rire d'un génocide

9 étoiles

Critique de Yossarian (, Inscrit le 6 février 2013, 63 ans) - 20 janvier 2015

S'il ne traitait pas du génocide en général et du massacre arménien en particulier, on pourrait presque le qualifier de désopilant. Dans ce roman Hilsenrath nous concocte un cocktail oriental où il mêle la suavité et la cruauté, la sagesse et la barbarie, le tout avec une bonne dose d'humour juif et l'ironie comme liant. Sans jamais tomber dans le jugement ou la condamnation, il en appelle seulement à notre devoir de mémoire. Le style est alerte et rythmé, il nous dresse une galerie de portraits truculents et hormis quelques longueurs, on se laisse facilement prendre par la magie du conte.

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