Anthropologie du corps et modernité de David Le Breton
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Corpus delicti (le corps du délit)
Qu'on me permette d'entamer une critique par l'évocation de quelques faits ou notions absents du livre en question mais qui s'en inspirent.
Il y a un peu plus d'un an venait à la lumière le scandale sanitaire du "Mediator" : 500 morts, 3500 hospitalisés, la plupart pour des affections cardiaques graves, sans compter les nouveaux cas à venir. Ce médicament était utilisé, entre autres indications, comme "coupe-faim". Et si on en vient à ne plus vouloir avoir faim, qu'est-ce que cela signifie quant à la perception que nous avons de nous-mêmes ?
En 2011 surgit le cas de la société PIP qui fabriquait des implants mammaires avec des substances totalement impropres aux usages médico-chirurgicaux. La chirurgie réparatrice post-opératoire nécessaire aux cas de cancers du sein par exemple, n'était qu'un aspect de leur usage : de nombreuses femmes y ont eu recours pour des raisons esthétiques. Sans compter que la même société fabriquait de faux pectoraux, de faux testicules, des implants fessiers. On ne compte plus les victimes possibles...
Sans considérer les nécessités thérapeutiques, quelles angoisses, quels "impératifs catégoriques" conduisent nos contemporains chez les esthéticiens, les médecins, les chirurgiens, les charlatans, juste pour des questions d'apparence ?
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A l'origine était l'être humain. Il vivait dans des huttes, des igloos, des tentes en peaux de bêtes. Il lui arrivait d'être mal, d'avoir à affronter, outre les blessures dues à ses activités, des troubles que personne ne pouvait encore nommer "maladie" et qui se manifestaient rarement par des signes extérieurs nettement identifiables. Alors on allait voir le chaman, l'homme-médecine, l'homme-nature, l'homme-esprit, etc.
On ne préjuge en rien de ce que ce dernier savait au sens où nous entendons cette notion aujourd'hui. Toujours est-il que le chaman considérait (et considère encore, il en reste ici ou là en Sibérie par exemple) alors celui qui avait recours à lui comme une totalité en aucune manière isolable de la totalité du monde "extérieur" et que le trouble apparu devait être abordé en relation avec les éléments de ces deux totalités indissociables. Il n'existait pas d'âme et de corps, d'être et de cosmos, séparables, distincts. Le siège du trouble (ou de la douleur), la place du malade dans le clan, la famille, la tribu, son activité, les évènements vécus individuellement ou collectivement y compris dans un passé lointain, les relations nouées dès sa naissance dans l'ordre symbolique (totem, nom, ancêtres, etc.), l'histoire orale du groupe, la situation de ce dernier dans la nature et les forces qui l'habitent, la saison, l'attitude des animaux, la place des astres, tout concourait pour le chaman à définir une probabilité d'action réparatrice par réconciliation du malade avec le cosmos et donc avec lui-même, entendu comme totalité matérielle et symbolique, avec le secours d'une pharmacopée puisée dans les expériences du passé.
Personne n'avait encore eu l'idée de séparer l'humain en deux ou plusieurs parties, en fragments susceptibles d'être soignés, triturés, manipulés, utilisés, exploités. Il n'y a pas "le corps" et autre chose, pas plus que "l'esprit" et autre chose.
On ne va pas entrer dans le détail ethno-historique du chamanisme, ni préconiser un retour à des pratiques dictées par la nécessité.
Rappelons-nous par ailleurs ce que représentait encore il n'y a pas si longtemps le "médecin de famille" campagnard ou citadin, lequel voyait passer au bout de son stéthoscope trois ou quatre générations de la même engeance et dont il savait, confesseur laïque, toutes les angoisses, toutes les misères, toutes les tares congénitales ou non, toutes les haines, tous les espoirs... Cette connaissance n'entrait pas pour rien dans la définition du traitement, une fois posé le diagnostic.
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David Le Breton construit en un peu moins de 300 pages extrêmement denses l'histoire du corps et son possible devenir dans nos sociétés occidentales "avancées". Depuis les aperceptions primitives jusqu'aux manipulations génétiques, tout est passé en revue des connaissances et de la conscience que l'humanité a acquises au cours des siècles, de son propre corps. D'abord en traquant la grande césure, le dualisme âme/corps, esprit/matière, opéré à la fois par les religions (avec des variantes), la chirurgie (Vésale), la philosophie, toutes les sciences enfin. Le corps, à partir de là, va de plus apparaître et être utilisé comme une mécanique, complexe certes, mais néanmoins composée à la manière de toute mécanique, c'est à dire d'un grand nombre de "pièces" au besoin substituables et susceptibles d'être appréhendées séparément, tantôt dans un but thérapeutique, tantôt pour d'autres opérations, lucratives ou esthétiques. Il va sans dire que "l'âme" ou "l'esprit", deviennent à leur tour des entités séparables du reste et justiciables de traitements ou manipulations diverses, peu importent les raisons avancées. Tout est passé en revue des contraintes non plus seulement naturelles (se nourrir, dormir, enfanter) mais sociales et symboliques, engendrées par les perceptions successives que l'être humain a eu de son corps ; puisqu'il est désormais entendu que nous "avons" un corps, comme si la séparation de l'être autrefois indivisible en notions à la fois complémentaires et absolument antagoniques ne laissait plus de place aux questions, aux remises en cause. Et puisque "avoir" il y a, on peut envisager la dépossession de soi par soi, ou par quiconque, sous d'infinis prétextes, à seules fins de satisfaire à une "nécessité" qui échappe désormais et le plus souvent au libre arbitre pour se couler dans les tendances dominantes du champ social. Où se situe donc cette chose à la limite du non dit : "l'être" ? Suis-je à ce point objet de moi-même pour non seulement accepter mais désirer la mainmise d'une extériorité (la médecine, la procréation, la beauté, le commerce d'organes, les manipulations génétiques, la marchandisation de soi, le trafic d'embryons, etc.) sur ce que je ne considère plus que comme une chose surnuméraire : le corps, placé désormais à la limite du déchet, et qui m'aliène à moi-même et au monde ?
Une histoire de fous contée pas des idiots, comme disait un héros de Shakespeare... Mais la chose est bien réelle et devrait inciter à y regarder à deux fois avant que d'offrir innocemment à la convoitise des Diafoirus et autres modernes Purgon, ou aux illusions préfabriquées que nous tend le miroir de Narcisse, notre pauvre défroque, vouée à être le lieu d'une multitude de pouvoirs et de luttes dans lesquels s'affrontent la matière et les apparences, la santé et l'esprit de lucre. Notre pauvre peau si provisoire pourtant nous échappe de plus en plus, faute d'en avoir à temps reconnu l'inaliénabilité symbolique et concrète. Rome n'est plus dans Rome et nous ne sommes plus dans nous-mêmes.
Personne ne peut rester indifférent aux enjeux que cet ouvrage met entre nos mains, dans tous les domaines de la vie, et qui laisse voir ce que notre sacro-sainte "modernité" peut avoir d'effrayant.
Très abondante bibliographie dans les notes de bas de pages.
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M'échappant une fois encore au travail de David Le Breton, j'emprunterai au judaïsme une manière de non-conclusion pourtant pleine de sens en l’occurrence.
- dans cette religion est interdite toute marque sur le corps (tatouage), celui-ci étant perçu comme totalité indissociable de l'être et donc incompatible avec toute empreinte durable, cette dernière symbolisant la soumission de ce même être à une instance étrangère à lui-même (c'est du moins la perception que le goy "pur porc" et mécréant qui écrit ici a de cette prescription); le corps ne saurait donc devenir, par le truchement d'un signe inscrit dans sa substance, la chose d'une chose, l'humain ne pouvant par conséquent être marqué à la façon du bétail ou de la marchandise, ni être de ce fait dégradé en objet. Quant à invoquer la liberté individuelle de disposer de son corps, elle est révoquée de facto immédiatement, puisque on accepte de soumettre son être à une marque extérieure et d'en devenir le support consentant, mais uniquement le support, la force symbolique du tatouage s'emparant ipso facto d'une primauté où le sujet est ravalé à l'état d'objet ; autrement dit, on n'est libre que...de s'aliéner.
On imagine la portée doublement infamante du tatouage infligé aux déportés juifs...
- dans la célébration des offices à la synagogue, il ne peut y avoir de prière publique que si le nombre des présents est au moins égal à dix (ce qu'on nomme en hébreu le "minyian" - pardon pour l'orthographe approximative). S'il y a doute, il faut se compter et comme quelqu'un peut être caché par un pilier ou je ne sais quoi, on va se compter à voix haute... mais pas en prononçant "un", "deux", etc. car un être humain ne saurait être assimilé à une quantité , à une chose définissable par un chiffre. Les présents vont donc prononcer distinctement, successivement et chacun à son tour, les paroles d'une certaine prière, dont on sait que si le dixième mot est articulé, on a atteint le nombre prescrit pour que la prière soit publique ; faute de quoi chacun prie en silence dans son coin. On me dira qu'il y a toujours un nombre... oui mais il est mis "en-dessous" de l'être, il lui est soumis, il ne le gouverne pas.
- enfin le juif abhorre la crémation, conclusion assez logique à ce qui précède, outre que symbole historiquement déterminé par les atrocités du nazisme
On observera que cette croyance, tout au moins dans ce genre d'attitudes, pourrait parfaitement se passer de ....Dieu, la dignité humaine se comprenant fort bien sans Sa très incertaine intercession.
Ceci n'est pas du prosélytisme, mais un simple exemple auquel l'ouvrage cité m'a fait songer. Et à bien considérer le chemin qu'emprunte notre espèce, d'un pas toujours plus convaincu ou résigné, on se dit que quelque part Hitler doit bien ricaner dans sa tombe...
Les éditions
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Anthropologie du corps et modernité [Texte imprimé] David Le Breton
de Le Breton, David
PUF / Quadrige. Essais, débats
ISBN : 9782130552475 ; 9,90 € ; 02/09/2005 ; 280 p. ; Broché
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