Repas de morts de Dmitrij Bortnikov

Repas de morts de Dmitrij Bortnikov

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Sissi, le 22 décembre 2011 (Besançon, Inscrite le 29 novembre 2010, 54 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 272ème position).
Visites : 3 882 

Je pense donc j'écris

Une entrée en matière plutôt trash, une syntaxe peu recherchée, à la limite de l’approximation, des phrases qui n’en sont pas toujours, une absence de récit…il y a de quoi en rebuter plus d’un (ou une), et ça en rebutera sans doute plus d’un/une.

Et pourtant… Le russe Dimitri Bortnikov, qui écrit pour la première fois en français, réussit quelque chose qui est finalement extrêmement difficile : écrire, non pas comme on parle, mais comme on pense.
Dans un macabre « Bal de revenants », il convoque la mémoire des morts, les siens. Au gré d’une errance rêveuse, il pense à ceux qui sont partis après avoir jalonné sa vie, de l’animal aux proches en passant par les compagnons de guerre et les êtres qu’il a fortement aimés.
Il pense. A eux. Aux gens.

« Les gens il veulent tout prendre. Tout…Ils veulent tout ramener avec eux. Rien laisser ! Les photos et les pierres. Tout prendre. Tout bouffer et puis chier la beauté. »

Il pense. A la mort. A la nécessité de l’apprivoiser.

« Dire le chagrin ? A qui…Le vrai témoin est muet. Sans viol dans la gorge- dire. Murmurer. Le commun est vide- Vide…Passe Dim…Pour le chagrin- il faut se taire d’abord. Quand on se tait que ça commence. Quand on s’éteint. Quand on sent la mort. Quand elle met sa main sur nos bouches.
On sait pas parler ni aux morts ni aux vivants. Siffler tout doucement. Tout doucement – pour qu’ils viennent…Les morts. Réveillés par le chagrin des vivants. »

Dans une langue quasi désertique, à l’image de la steppe russe souvent évoquée, jouant de la ponctuation (tirets interminables en début de paragraphe, puis récurrents dans le texte, points inappropriés qui cassent la phrase, de suspension etc.), Bortnikov parvient à nous faire entrer dans sa tête.
Car il se passe quoi, finalement, lorsque nous pensons ?
Lorsque les idées fusent, ou au contraire se prélassent, quand la pensée vagabonde, les émotions et les images surgissent ?
Ca défile, on passe du coq à l’âne, on dévie, on stagne, on suit parfois un fil certes organisé, mais en aucun cas la pensée n’est « rédigée ».
Des bribes d’une pensée chaotique, voilà ce qui nous est proposé ici, dans une langue dépouillée, incohérente, hachée, saccadée, déroutante, confuse, alambiquée.
Mais une langue plein d’éloquence. Terriblement éloquente.
A découvrir, en se donnant le droit de détester.

« On se tue pas pour mourir, non. Non. On veut pas se tuer, on cherche pas à partir. On tue le monde qui est devenu fou. Et on meurt. »

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On fait plus mal à la vie

10 étoiles

Critique de Camarata (, Inscrite le 13 décembre 2009, 73 ans) - 27 décembre 2011

C’et un des romans les plus originaux et les plus prégnants que j’ai lu depuis longtemps. Le style heurte de prime abord, le sujet aussi, et puis rapidement, on est pénétré par les mots, les phrases, les images, les sentiments, qui se superposent, se substituent à nos pensées. On comprend que la forme est un élément du sens.
C’est que le sujet, l’irruption de proches décédés, de lambeaux de vies, d’histoires échouées qui viennent se coller à notre mémoire, nous place irrémédiablement en position d’abandon. .
On est vaincu par la mort, vaincu par la vie, vaincu par l’échec de nos ambitions. Du coup les articles, les adverbes, nous tombent des mains, comme un luxe superflu.

A certain moment quand la rumeur de la vie s’apaise, les souvenirs décantent et on voit apparaître notre défaite, on mesure notre stupide présomption d’humain shooté par toutes sortes de croyances confortables. On repère l’éternité qui se faufile au loin, le retour inlassable du même.

Dimitri raconte la steppe russe et sa grand mère paysanne à son fils :

« Derrière moi le monde se cicatrise. Et tout partira. Mon fils …, je lui parlais de ceux que j’aimais. De ma grand mère …Mes chiens mes amis. De mes lieux, de la neige…Suis pas d’ici, oui suis d’un autre pays et je lui parle de la neige. Nos jeux du froid…Sous la neige. Tout est sans temps, oui sans temps. On joue. Mais voila les crépuscules -et on est loin de chez nous. Loin et les ombres ont une couleur jamais vue.

Je lui raconte la steppe et le vent…Houuuu houuu hurle la steppe, je lui montre et on se marre et puis on rit plus.
On voit, on voit ça. Tous les deux on voit. La steppe en été .Des petits faucons. Le ciel de midi aiguise leurs cris Kiou! Kiou !

Je lui raconte pas le visage de ma grand mère morte. Non je lui parle pas de ces heures rouges avant le coucher du soleil. J’étais avec elle dans la pièce .Elle était là….Mais tout ça c’est trop .Trop. Je me tais .Je lui conte pas la mort ni des gens ni des bêtes ni des oiseaux.

Tout ça… Mon fils le perdra, oui sûrement sur sa route et puis…Pas à pas on oublie le visage de nos morts. Petit à petit .On fait plus mal à la vie. On est pas capable d’aiguiser un couteau. Il arrive un moment on se blesse plus…Vie s’émousse. »



Curieusement malgré l’émotion qu’elle suscite, cette lecture n’est pas déprimante, les mots, les phrases, restent plantés à jamais comme des sagaies dans notre mémoire.
C’est étonnant d’arriver à saisir, à exprimer l’essence même de la pensée, alors qu’on vient, comme Dimitri Bortnikov, d’une autre langue.

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