Le pari de la décroissance de Serge Latouche
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Face à la démesure, la décroissance!
La décroissance, qui, depuis la prise de conscience de la démesure de nos sociétés et des crises écologiques et sociales dans laquelle elle nous plonge, fait tout doucement son chemin, est une de ces idées qui s'inscrit dans la mouvance de l'altermondialisme et de l'écologie politique. Ce mouvement s'inspire tant d'anciens courants philosophique prônant une éthique de simplicité (comme le firent St François d'Assise, Gandhi, Socrate, Tolstoï, Thoreau et bien d'autres...) que des critiques modernes de l'économie productiviste et des sociétés industrielles (Illich, Georgescu-Roegen, Gorz, Rahnema...).
Dans l'introduction, Latouche commence par nous rappeler que nous vivons à nos jours la sixième extinction massive des espèces. Les dégâts environnementaux que cause notre système sont bien connus : même Chirac, à Johannesburg, disait : " La maison brûle et pendant ce temps nous regardons ailleurs". Et pourtant, aucune mesure sérieuse n'a été décidée. Nous fonçons droit dans le mur, mais surtout!, ne changeons pas de trajectoire : le Progrès, la Technique, la Science, le Capitalisme sauront trouver des solutions; surtout, ne pas remettre en cause les fondements de notre société : consommation frénétique et captage des richesses par une minorité, démocratie bafouée avec la toute puissance des marchés financiers et des multinationales.
Cet ouvrage tente, avec réussite, de répondre aux deux questions soulevées par la décroissance : pourquoi et comment.
Pourquoi? Il décrit alors "l'enfer de la croissance". En effet, elle n'est pas soutenable parce qu'elle emprunte à la biosphère plus rapidement que celle-ci ne se régénère (si tout le monde vivait comme un Français, il faudrait 3 planètes...), mais, au-delà de son insoutenabilité écologique, une société de croissance n'est pas souhaitable car elle engendre une montée des inégalités, laisse démunis beaucoup d'entre nous, stigmatise ceux qui refusent d'entrer dans sa logique de consommer toujours plus et véhicule des valeurs malsaines de course au profit individuel, de compétition et de fuite en avant causant une insatisfaction permanente.
Il faut ensuite réfuter les critiques des technocrates : non, la décroissance n'est pas un retour dans le passé, et même si dans certains domaines (une économie locale, de l'autoproduction...) elle veut renouer avec ce qui a déjà été fait, pourquoi ne pas s'enrichir de l'Histoire et pourquoi ce qui a déjà été fait ne devrait plus être fait? ; non, le développement durable n'est pas la solution, il est même un oxymore, et il faut le refuser car il contient lui aussi la démesure (il est sans fin), il est utilisé par les plus grands pollueurs et parce qu'il est l'autre nom de la croissance verte; non, la décroissance ne doit pas être démographique et nous ne sommes pas des "néo-malthusiens".
Une fois la nécessité de s'orienter vers ce que Latouche appelle une société de décroissance admise, il faut proposer une alternative, un nouveau paradigme fondé sur l'équilibre, la sobriété, la justice et le refus du gaspillage des ressources naturelles. Intervient alors la deuxième question : comment.
Dans cette deuxième partie, le projet d'une société de décroissance est esquissé avec sérieux et réflexion. L'auteur synthétise le changement de cap en huit "R" : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler. Ces huit R interdépendants sont, selon lui, susceptibles d'enclencher le cercle vertueux de la décroissance.
Réévaluer et reconceptualiser consistent en un changement de valeurs. Il nous faut comprendre qu'avant toute production faite par l'homme il y a un don fait par la nature. Aussi, l'altruisme devrait prendre le pas sur l'égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le local sur le global, le relationnel sur le matériel, etc. La lutte contre la propagande publicitaire est la condition sine qua non à la diffusion de cette alternative philosophique.
Restructurer signifie changer de modèle économique. Latouche s'attaque alors à l'économie productiviste, qui est fondée sur la croissance illimitée de la production. Ainsi, capitalisme et socialisme productivistes sont les deux facettes d'un même projet de société de croissance. Pour lui, sortir du capitalisme, ce n'est pas interdire la propriété privée et nationaliser les biens; car des sociétés vernaculaires ont connu l'existence de "capital" et de "capitalistes" sans pour autant être des sociétés capitalistes. En effet, ceux-ci n'étaient pas dans la logique du profit pour le profit, mais enchâssés dans le social et dans le culturel.
Redistribuer se situe tant au niveau des richesses, où il conviendrait d'instaurer un revenu de citoyenneté couplé à un revenu maximum, qu'au niveau des terres, où il faudrait mettre fin à la bétonisation entraînant le recul des terres arables pour favoriser les terres destinées à l'agriculture ou les forêts.
Relocaliser (un des points les plus essentiels) consiste en une renaissance du local, économiquement et politiquement. Cela comporterait plusieurs avantages : recrée un tissu social entre paysans et mangeurs (et dans les autres domaines), diminue les transports, confère une autonomie économique. Il serait aussi souhaitable de revenir à l'autoproduction. Une idée pour favoriser la relocalisation serait de reverser le revenu de citoyenneté en monnaies locales.
Réduire, c'est viser une diminution de l'empreinte écologique en s'attaquant aux consommations intermédiaires (transport, publicité...) et à l'obsolescence programmée (rallonger la durée de vie des produits). On peut aussi se servir du travail des ingénieurs Négawatt qui ont établi un programme cherchant à diminuer la consommation énergétique fondé sur trois piliers : sobriété, efficacité, énergies renouvelables. Réduire, c'est aussi réduire le temps de travail.
Réutiliser et recycler ne nécessitent, à mon avis, pas beaucoup d'explications, d'autant qu'ils sont implicitement contenus dans le "Réduire".
Mais maintenant, que faire du Sud? Pour eux, bien sûr, une réduction de l'empreinte écologique n'est ni nécessaire ni souhaitable (on ne parle pas ici de la Chine ou du Brésil). Pour l'émancipation du Sud, le Nord devrait mettre fin au pillage des ressources naturelles du Sud, leur restituer leurs terres et mettre fin aussi aux politiques dites de développement mais constituant en fait un néo-colonialisme. Pour les pays du Sud, il ne s'agit pas d'aller vers une économie de croissance, mais plutôt de récupérer leurs biens, de produire pour leurs habitants plutôt que pour les bovins européens! D'ailleurs, malgré toutes les critiques adressées aux "décroissants" par rapport au Sud, il n'est pas inutile de rappeler que nombre de figures de ce mouvement ou de mouvements proches viennent du Sud - Gandhi, Vandana Shiva, Majid Rahnema, Emmanuel Ndione... Tous ces gens ont essayé de nous dire que "l'aide" donnée par les organismes de développement ne sert qu'à renforcer les structures de la misère et empêche de construire des alternatives. Renouer avec leurs cultures, donc, récupérer leurs biens pillés par le Nord, relocaliser la production. Le but est donc de rééquilibrer les richesses entre les continents et entres les individus, c'est finalement ce que disait Gandhi : " Vivre simplement pour que tout simplement tout le monde puisse vivre".
Le tableau de la société de décroissance dressé, Latouche se pose la question du programme politique à adopter. Il propose alors plusieurs points, que je ne reprendrai pas tous, certains étant trop vagues. Parmi ceux-ci, néanmoins, trois me semblent particulièrement intéressants : internaliser les coûts de transport, c'est-à-dire intégrer dans leur prix les coûts réels qu'ils engendrent en termes de dégâts environnementaux et sanitaires; pénaliser fortement les dépenses en publicité; décréter un moratoire sur l'innovation technologique, faire un bilan sérieux et réorienter la recherche scientifique en fonction des aspirations nouvelles.
En somme, c'est un essai sérieux et fort documenté, qui, après une critique sans concession de la modernité, nous propose une alternative qui remettrait l'homme et la nature au coeur de ses préoccupations, qui intègre les contraintes écologiques au social et qui veut mettre un terme à la perte de sens que connaissent nos sociétés tout en recréant un tissu social localement. Certes, on peut débattre sur le mot, je préfère pour ma part écosocialisme ou antiproductivisme de gauche, qui éviteraient remarques absurdes, faciles et impertinentes de ses détracteurs - mais il serait dommage de ne pas lire ce livre nécessaire à la compréhension des enjeux et des mécanismes contemporains par simple préjugé quant au terme "décroissance".
Les éditions
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Le pari de la décroissance [Texte imprimé] Serge Latouche
de Latouche, Serge
Fayard / Pluriel (Paris. 1982)
ISBN : 9782818500088 ; 8,10 € ; 08/09/2010 ; 304 p. ; Broché
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