L'événement de Annie Ernaux
Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances
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Regarder et raconter jusqu'au bout l'indicible
"Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu'au bout". Yûko Tsushima. La citation placée en exergue du récit nous prévient d'emblée : Annie Ernaux a décidé de "regarder jusqu'au bout" l'événement qui a marqué sa vie. Or, aller jusqu'au bout demande du courage. A l'auteur d'abord, pour ne pas faillir et renoncer en cours de récit ; à son lecteur ensuite, pour la suivre jusqu'à la fin de cette douloureuse expérience. "Regarder jusqu'au bout", c'est s'embarquer dans une éprouvante traversée qui mène dans des contrées dangereuses et désertées, situées au-delà des rassurantes frontières de la norme. On ne revient pas indemne d'un tel voyage ; on ne ressort pas intact, on n'est plus tout à fait le même, au terme de la lecture de l'Evénement. Et c'est là sa qualité majeure.
Ce "jusqu'au bout" vers lequel l'auteur nous entraîne, cet événement au centre de son existence et de son récit, c'est l'avortement qu'elle a subi à l'âge de 23 ans. Un avortement, en 1964, est un acte "puni de prison et d'amende", selon la définition du Larousse Universel. Aujourd'hui encore,même si la loi la reconnaît et l'autorise depuis plus de 30 ans, l'I.V.G reste un acte secret, un épisode douloureux, souvent honteux, dans la vie d'une femme. Annie Ernaux a décidé de briser la loi du silence et de dire ce qui lui est arrivé. De tout dire, sans rien omettre, sans rien cacher, même le plus dérangeant, même les détails les plus terribles. Et elle met à témoigner la même détermination, la même farouche et inflexible volonté, que celle qu'elle a mise à avorter à l'époque : "je suis décidée à aller jusqu'au bout, de la même façon que je l'étais, à 23 ans, quand j'ai déchiré le certificat de grossesse" (p.25).
Donc, l'auteur nous raconte tout. La vaine et interminable attente des règles. Les visites humiliantes chez les médecins qui refusent de prescrire une I.V.G. La transformation du corps contre sa volonté. Elle dit aussi le désarroi, l'errance, et cette sensation d'être exclue, en marge. Car être enceinte avant d'avoir achevé ses études et sans être mariée, c'est être rattrapée par la fatalité de sa classe sociale : "j'avais échappé à l'usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence n'avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d'une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l'alcoolique, l’emblème" (p.29). Cette grossesse accidentelle est vécue comme la pire des catastrophes,parce que la jeune étudiante y voit une fatalité, un échec terrible qui rattrape, quoi qu'elles fassent, les filles de son milieu social : "j'étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c'était, d'une certaine manière, l'échec social".
Le récit avance doucement, dans une étrange sensation de flottement, atemporelle, tout en s'acheminant , lentement mais inexorablement, vers l'échéance fatidique. Et soudain, nous voilà arrivés au bout, à la nuit de l'avortement,à cette "scène sans nom" mais qu'Annie Ernaux réussit, quand même, à nommer: "cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d'eau qui s'est répandue jusqu'à la porte. J'ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d'un cordon rougeâtre. Je n'avais pas imaginé avoir cela en moi. Il fallait que je marche avec jusqu'à ma chambre. Je l'ai pris dans une main -c'était d'une étrange lourdeur- et je me suis avancée dans le couloir en le serrant entre mes cuisses. J'étais une bête". (p.90).
Et ensuite ? Que se passe-t-il après que l'on a franchi les limites du nommable et de l'imaginable ? Qu'arrive-t-il après que l'on est allé "jusqu'au bout" ? On revient du côté de la vie : "je sais aujourd'hui qu'il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants".(p. 111). "Et le véritable but de ma vie, conclut l'auteur, est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l'écriture, c'est-à-dire quelque chose d'intelligible et de général". Par l'alchimie de l'écriture, Annie Ernaux a transformé son expérience individuelle et indicible en une expérience dotée d'un sens, intelligible et partageable par tout lecteur, homme ou femme, quelles que soient ses convictions morales ou religieuses sur l'avortement. Bref, elle a accompli "jusqu'au bout" et sans faillir sa tâche d'écrivain.
Les éditions
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L'événement [Texte imprimé] Annie Ernaux
de Ernaux, Annie
Gallimard / NRF
ISBN : 9782070758012 ; 12,50 € ; 14/03/2000 ; 114 p. ; Broché
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La préhistoire
Critique de Monocle (tournai, Inscrit le 19 février 2010, 64 ans) - 20 septembre 2022
Annie Ernaux nous décrit la période de la préhistoire pour la femme. Les années 1960, avant la légalisation de la pilule contraceptive et de l'avortement. La femme, objet convoité par l'homme, devenait putride si elle enfantait en dehors du cadre du mariage.
Bref elle était une sous chose soumise aux lois de l'homme.
L'auteure nous raconte un avortement clandestin de cette époque. Un texte dur et choquant qui met en évidence le désarroi et la désespérance de ces femmes martyres.
Lorsque j'étais enfant, ma mère cachait les livres du Docteur Soubiran. Je les ai lus il y a peu et le roman d'Annie Ernaux m'a fait replonger dans cette ambiance de clandestinité que représentait toute forme de contraception à l'époque.
Un livre émouvant.
"Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu'au bout"
Critique de Didoumelie (, Inscrite le 5 septembre 2008, 52 ans) - 19 février 2012
Je rajouterai simplement que, à sa manière authentique d'écrire, Annie Ernaux fait de ce livre un livre universel et unique.
Universel car hélas tant de femmes ont partagé la même souffrance qu'elle à la même époque (et à d'autres époques encore, d'ailleurs), et pourront s'y reconnaître.
Unique (déjà par le fait que chaque histoire l'est) parce que le contexte socio-culturel de l'époque est intrinsèquement lié à l'histoire et à la manière dont l'auteur l'a vécue.
La force de l'écriture d'Annie Ernaux c'est de nous faire vivre avec elle (et presqu'au même rythme qu'elle !) ses émotions explicitées avec tant de justesse.
Je copierai ici une citation qui apparaît en première page du livre et qui soutient le récit de cet ouvrage :
"Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu'au bout" [Yûko Tsushima]
Un événement dans la vie d’une femme
Critique de Ichampas (Saint-Gille, Inscrite le 4 mars 2005, 60 ans) - 30 septembre 2011
Cet événement "inoubliable"
Critique de Clarabel (, Inscrite le 25 février 2004, 48 ans) - 23 mars 2005
Le récit d'Annie Ernaux, qui nomme "L'événement" ce moment ineffaçable et pénible, est très poignant. Il mêle la pudeur, la brutalité, la souffrance, la honte. L'auteur raconte sans ambages : les faiseuses d'anges, l'hémorragie, la solitude, l'impasse, le désarroi d'avoir 20 ans, pas d'argent, aucune oreille attentive autour. Le jugement des médecins, des pharmarciens, les phrases anodines qui claquent comme un fouet dans le vent. L'appartement triste, sale, lugubre de cette sage-femme. Et la scène de "l'expulsion de la grenade", page 90, particulièrement frappante et indélébile pour la mémoire, le souvenir. Voici un texte qui a semblé nécessaire à son auteur pour mettre en mots "un événement" qu'elle dit "inoubliable" - ce livre est rédigé sans pathos, jamais morbide, mais avec justesse et sans cruauté. Un regard net, qui ne juge pas et ne s'épanche jamais.
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