L'ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu

L'ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Philosophie , Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Radetsky, le 3 novembre 2011 (Inscrit le 13 août 2009, 81 ans)
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Heidegger proxénète ou Comment la philosophie peut faire le trottoir

Il était une fois un petit garçon, né en 1889 dans un village de la Forêt Noire, d'une famille de modestes artisans : Martin Heidegger. 1889 : l'année de naissance d'Adolf Hitler. Ce n'est que l'effet du hasard, bien sûr. Parvenu au bout d'études soutenues au doctorat de philosophie en 1913 (Fribourg), notre garçon se retrouvera Recteur de la même Université en 1933, année au cours de laquelle le susnommé Hitler arrive au pouvoir.
Fleurissent alors, dans le contexte qu'on sait, les discours d'Heidegger tel la célèbre "Auto-affirmation de l'Université allemande", à laquelle succéderont l' "Appel aux étudiants" (3 nov. 1933), l' "Appel aux Allemands" (10 nov 1933), l' "Appel au service du travail" (23 janv 1934). Il prend sa carte du parti nazi, hors duquel il glissera furtivement sous un prétexte "moral" d'humilité universitaire au début des années quarante.
Que s'est-il donc passé pour que la philosophie allemande, en la personne d'un membre aussi éminent de l'institution, se soit compromise à ce point avec la négation de toute philosophie ?
Pierre Bourdieu, vilain petit canard aux yeux de l'establishment universitaire (origines modestes, choix politiques non conformistes), va s'attacher à traquer les dessous historiques et sociaux d'un contexte fatal à la petite bourgeoisie : la république de Weimar. Le déclassement fut la hantise de tout individu un tant soit peu "arrivé", peu importe où et par quels moyens.
Heidegger, sorti du quasi-rien de sa forêt natale grâce à une spécialité à forte connotation ésotérique (ne manie pas la "haute" philosophie qui veut, surtout en Allemagne), va s'ingénier à s'autojustifier, s'autopromouvoir, s'accrocher bec et ongles à un statut, à une aura, à un langage, à une pratique et à des principes dont il verra des adversaires en quiconque les met en doute, les bat en brèche soit, en vrac : la gauche, le marxisme, la technique, l'universalisme, la France, la masse, etc. etc., auxquels il oppose "l'esprit allemand", le "völkisch" (plus vaste que sa traduction française "populaire", et à plus forte connotation paysanne et nationaliste), la terre, la tradition, l'ordre de l'intuitif et de l'authentique ; et il ira pour ce faire jusqu'à adopter, outre une mine de carême-prenant (un air inspiré et constipé, ça fait "sérieux"), un style vestimentaire adéquat à "l'esprit allemand", tel le costume campagnard à parements verdâtres. Sans oublier la petite moustache...
Il va être servi dans son entreprise d'authentification d'une idéologie de ploucs aveugles et complaisants (c'est moi qui souligne), par un contexte culturel où les thuriféraires de la "révolution conservatrice" (sorte de prolongateurs allemands des futuristes Marinettiens et autres Benedetto Croce latins) vont s'en donner à coeur joie, parmi lesquels Spengler et son décadentisme, Jünger et son aristocratisme de vieille folle aigrie ; tous les protagonistes de cette idéologie née des crises de 1918-1920 vont contribuer à créer dans le microcosme universitaire un effet de panique dont le principal résultat sera le repli corporatiste et nationaliste, dans un contexte de concurrence accrue avec de nouvelles classes d'âge qui aspirent à une position sociale valorisante, outre qu'à la possibilité de n'être plus chômeurs. Je résume, tant la matière est dense de ce contexte historique, culturel et social, mais parfaitement décrypté par Bourdieu.
Heidegger, autre vilain petit canard de la bourgeoisie universitaire (les "Herr Professor-Doktor") à l'aube de sa carrière, se maintiendra donc au plus haut niveau en collant aux basques des conservateurs et par l'exacerbation du double langage, exercice dans lequel il va briller sa vie durant via un processus magique : l'euphémisation. C'est à dire en masquant le signifié sous les dehors artistement élaborés du signifiant, sous l'effet d'une langue philosophique auto-engendrée et seule reconnue autorisée à porter des jugements sur sa propre pertinence. Avec pour corollaire de faire passer les vessies de la justification de l'injustifiable pour les lanternes de l'authenticité (donc du "vrai"), où les artifices d'un langage rendu abscons à lui-même, finissent par servir deux fois à des fins opposées (!). Ce qui fait que le Heidegger de l'après-guerre a pu survivre et poursuivre ses exercices logorrhéiques en toute bonne-mauvaise foi, après avoir brouillé les pistes. Sauf bien sûr aux yeux de qui sait identifier le "Jargon de l'authenticité" (Théodor Adorno) ainsi que l'a entrepris Bourdieu dans cet ouvrage, bourré de références bibliographiques en notes de bas de pages, et surtout argumenté philosophiquement dans un langage approprié à la chose, ce qui implique (notamment dans les trois derniers chapitres) de "s'accrocher", afin de savourer la substantifique moelle de l'analyse bourdieusienne, tout à fait à l'aise dans le langage et la culture allemands.
"QUI parle ?", ainsi que Nietzsche interrogeait l'écrivain ou le philosophe. Pierre Bourdieu, arrachant les voiles de la Vestale universitaire, replonge celle-ci dans le bain de boue où elle s'est vautrée pour des raisons sordides, en aucun cas distinctes de celles du plus modeste et médiocre quidam. En peu de mots, aucune production de l'esprit humain ne saurait se concevoir et se comprendre sans analyser la totalité du champ social dans lequel elle se déploie.
A lire et relire, à chaque fois qu'une "haute autorité morale" vous invite à la suivre et l'admirer.

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