Le rabaissement de Philip Roth
(The Humbling)
Catégorie(s) : Littérature => Anglophone
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Depuis quelques livres, entre imaginaire et réel, Philip Roth raconte la vieillesse comme un massacre. Il sait la mort qui rôde, inéluctable et triste mais il craint davantage la vieillesse ou le vieillissement en ce qu’ils sont rétrécissement, horizons qui se bouchent, dernières retrouvailles funèbres et surtout angoisse de ne plus pouvoir –savoir ?- écrire. Or l’écriture c’est sa vie et devoir y renoncer serait une humiliation insoutenable.
« Le rabaissement » est un roman en trois actes, comme une pièce de théâtre, avec des rebondissements et en haut de l’affiche un acteur prestigieux, Simon Axler. Mais voilà, Roth nous dit, dès les premières lignes, que ce sexagénaire « avait perdu sa magie…son talent était mort ». Le premier acte décrit la chute d’un homme qui découvre la vie, si on peut l’appeler comme ça, amputée de ce qui a été son bonheur de vivre, jouer les plus grands rôles du répertoire. « Autrefois quand il jouait, il ne pensait à rien… maintenant il pensait à tout et cela tuait toute spontanéité ». Sa femme craque, s’enfuit et divorce. La tentation du suicide est si forte que Simon demande à être admis dans un hôpital psychiatrique. Il y fait la connaissance d’une jeune femme, Sybil, victime suicidaire d’une transgression épouvantable qui lui raconte longuement son atroce histoire familiale. « L’effort pour se concentrer et écouter quelqu’un d’autre que lui même, c’était ce qui ressemblait le plus à l’expérience d’entrer dans un rôle et c’est peut-être même ce qui l’avait aidé à guérir. » Sybil, « référence de courage », sera d’une certaine façon le fil rouge de cette histoire.
A sa sortie, Simon se réfugie dans sa maison, à la campagne où son agent vient le surprendre pour lui proposer de remonter sur les planches. Refus catégorique. Votre talent s’est égaré dit l’agent. Non il a disparu, répond l’ancien comédien.
Au deuxième acte, coup de théâtre avec l’apparition de la fille de lointains amis comédiens, Pegeen, garçon manqué, la quarantaine et qui a vécu douloureusement la trahison d’une liaison avec une femme qui a décidé de mutiler son corps pour devenir un homme. Elle veut, dès lors, faire l’expérience de l’hétérosexualité et Simon va être en quelque sorte son coach, son Pygmalion, puis son amant. Il va y perdre le sentiment qu’il était seul sur terre ; il compte enfin à nouveau pour quelqu’un. Mais la différence d’âges, le refus de Pegeen d’informer ses parents ce qu’une ancienne amante fera par vengeance, une phrase rapportée d’une conversation –« J’aime ça et je ne veux pas que ça s’arrête mais je ne peux pas déjà affirmer que c’est clairement la permutation à laquelle j’aspirerai toujours. »- sont autant de signaux qui devraient alerter Simon.
Le dernier acte raconte les limites de la métamorphose de l’une mais aussi la reconquête de l’enthousiasme d’antan, le reflux de l’humiliation de l’autre que lui offre notamment la plénitude d’une sexualité retrouvée. Le rabaissement n'en sera que plus cruel.
J’ai lu deux fois ce court roman et je crois avoir bien fait car j’ai trouvé à chaque lecture une richesse, une profondeur sur la vieillesse qui est manifestement la grande préoccupation de Philip Roth. « Avec l’âge vient l’angoisse. Pour commencer on ralentit. On se met à ne plus avoir confiance en soi. Alors vous commencez à avoir peur, à vaciller, à sentir que vous n’avez plus la même vitalité. Cela vous affole. Et le résultat c’est que vous n’êtes plus libre ». Magnifiquement bien vu.
C’est, comme toujours, parfaitement écrit, sans brio recherché, en un style limpide, avec le mot juste, des scènes ou des détails pleins de signification comme ce mobilier pour enfants d’un cabinet médical, quand Simon a retrouvé tout son élan vital, qui lui fait repenser à un moment avec Sybil à l’hôpital quand il était au fond du trou.
En revanche j’ai trouvé inutiles, voire déplaisantes les pages qu’il consacre aux jeux sexuels de ses personnages. On n’est pas, comme il dit, dans du « porno soft » mais « dans quelque chose de primitif ». Le dire eut été suffisant en laissant au lecteur son propre imaginaire. Pour Philip Roth, « Ceux qui n’aiment pas ce livre, c’est à cause de leur embarras avec les questions sexuelles ». Je ne m’aventurerai pas jusque là. Cependant, si la sexualité dans ses premiers livres avait valeur d’acte jubilatoire de rébellion, ici, comme c’était déjà le cas dans « La bête qui meurt », elle peut être perçue comme le propos égrillard, voire lubrique, d’un vieux monsieur. Ceci me désole tant est grande l’admiration que je lui porte.
Philip Roth dit souvent qu’il ne pourrait pas vivre sans écrire. Bonne nouvelle : « J’ai recommencé à écrire » vient-il de confier récemment à une journaliste.
Les éditions
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Le rabaissement
de Roth, Philip
Gallimard / Du monde entier (Paris)
ISBN : 9782070126163 ; 14,10 € ; 29/09/2011 ; 128 p. ; Broché
Les livres liés
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Les critiques éclairs (8)
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Un roman bien mince...
Critique de Tanneguy (Paris, Inscrit le 21 septembre 2006, 85 ans) - 29 mars 2013
J'espère, moi aussi, que Roth va continuer à écrire ; j'espère surtout qu'il pourra se reprendre. J'ai du mal à comprendre l'enthousiasme de certains de nos critiques pour ce roman qu'on peut vite oublier.
Un dernier jeu sans y croire
Critique de Scruggs (, Inscrit le 10 décembre 2011, 36 ans) - 7 février 2012
C'est l'éternelle question que pose dans ses ultimes retranchements un Roth sans concessions, sans fard, dans un roman sec comme une trique. Il ne s'embarrasse plus des ornements sociologiques ou psychologiques pour satisfaire le goût pépère du lecteur. Il n'y a rien de plus qu'un problème ontologique exposé en faits bruts, dans un récit à l'aridité voulue et magistralement orchestrée en trois actes. A la fin de ce théâtre d'ombres, on comprend d'autant mieux la sortie volontaire, et dans la dignité retrouvée, du vieux comédien...
Un roman assez inutile
Critique de Ravachol (, Inscrit le 24 octobre 2010, 41 ans) - 5 février 2012
Au fil de ce court récit, le roman semble vide, désespéré. Comme d'habitude le tout est assez noir et seul le sexe ( encore une fois chez l'écrivain) semble apporter un semblant de sens et de gaieté.
Mais si les passages érotiques étaient jadis des pauses entre deux réflexions, ils en constituent le corps du roman dans "Le Rabaissement".
Jusqu'au bout du roman, on ne comprend pas bien où l'auteur veut nous mener. Mais veut-il vraiment nous mener quelque part alors que son personnage sombre peu à peu dans le néant?
La fin est assez décevante, on ne comprend pas bien à quoi sert cette brève histoire. Même si l'on ne s'ennuie pas, on en sort déçu. Peut-être devient-on plus exigeant lorsque l'on aborde un nouveau roman de Philip Roth?
Un Philip Roth décevant !
Critique de Shamash (, Inscrit le 21 novembre 2011, 21 ans) - 20 décembre 2011
« Il avait perdu sa magie. L’élan n’était plus là. Au théâtre, il n’avait jamais connu l’échec, ce qu’il faisait avait toujours été solide, abouti. Et puis il s’était produit une chose terrible : il s’était trouvé incapable de jouer ».
C’est ainsi que commence le livre, qui se centre ensuite sur le combat désespéré, car perdu d’avance, contre la vieillesse, la décrépitude annoncée, puis la mort. Comment Simon Axler va-t-il réagir ? Quelles armes va-t-il utiliser pour tenter de retarder l’échéance, donner encore un sens à sa vie pendant les quelques années qui lui restent ?
Puisque la création artistique est finie pour Simon, puisqu’il est maintenant incapable d’interpréter les rôles fameux du répertoire classique qui l’avaient rendu célèbre, il va tenter avec Pegeen, la fille lesbienne d’un couple d’amis, de retrouver une autre forme de création, en la modelant, en la transformant, en la faisant devenir autre que ce qu’elle était, et en premier lieu : hétérosexuelle.
Tentative bien sûr désespérée pour lui de freiner le cours du temps, de lutter sans y croire contre l’inexorable qu’il sent approcher. Le départ de Pegeen va finalement précipiter sa fin. Puisqu’il n’a plus rien à quoi se raccrocher, puisque le monde s’effrite autour de lui, puisque que ses capacités physiques et mentales s’effritent aussi, à quoi bon continuer à vivre ?
C’est un beau sujet, en tout cas un sujet universel, dans lequel chaque lecteur peut se retrouver, que ce soit par un effort d’imagination anticipatoire ou bien par le regard porté sur sa propre réalité vécue au quotidien.
Le talent (incontestable) de Philip Roth aurait pu lui permettre de faire de ce thème un grand roman, qui aurait emporté le lecteur dans un tourbillon de sensibilité, d’intelligence et d’émotions.
Or que trouvons-nous ici ? Une grande sècheresse de style, aucunement compensée par la profondeur des personnages, qui restent au contraire désespérément superficiels, sans relief, et ne suscitent chez le lecteur aucune empathie. Philip Roth réussit même le triste exploit, sur un sujet qui aurait pu être palpitant, prenant, excitant, de rendre son personnage de Simon Axler souvent ridicule, parfois à la limite du grotesque et, plus grave (car après tout, s’il avait délibérément choisir de le rendre ridicule, cela aurait pu avoir du sens), d’en faire une marionnette à laquelle le lecteur ne croit pas une seule seconde. Pire encore : une marionnette emmerdante !
Emmerdante à un point tel qu’en tournant les pages, je me surprenais à penser : « mais qu’est ce que je m’en fous de son histoire d’acteur ayant perdu son talent, après tout, il y a des choses plus graves que ça dans la vie… ».
C’est vrai, quoi : un bonhomme approche les soixante dix ans, il est riche, célèbre, peut prendre sa retraite peinard et se contenter s’il en a envie d’aller jouer quelques petits rôles dans des pièces de patronages devant douze personnes… Non ! Il faut absolument qu’il reste jusqu’au bout un acteur génial et admiré de tous. Et s’il ne l’est plus, il pleurniche sur lui-même !
Bien sûr, les admirateurs de Roth vont peut-être m’expliquer que le Maître l’a fait exprès : Simon Axler nous démontrerait ainsi l’ironie de la vie humaine, qui est toujours prise au tragique par ceux qui sont sur le point de la perdre, incapables qu’ils sont de prendre du recul en pratiquant l’autodérision.
Le problème c’est qu’il n’y a pas une once d’humour dans ce livre, ni même de dérision et encore moins d’autodérision ! Et que si Philip Roth a voulu mettre ces ingrédients là, il s’est royalement planté : on ne les sent pas.
En réalité, si ce roman avait été le premier roman d’un jeune auteur totalement inconnu, les grands critiques qui l’encensent n’en auraient – au mieux – pas dit un mot. Et s’ils en avaient parlé, ils l’auraient sans doute fait avec une certaine ironie condescendante.
Ainsi va la notoriété : dans ce roman, Philip Roth, tout comme Simon Axler, a perdu sa magie. Mais la critique quasi unanime va continuer à le porter aux nues, ce qui est aussi une preuve par l’absurde que le personnage de Philip Roth est factice, artificiel, déconnecté du réel. Car dans ce réel, quoiqu’il fasse, la notoriété de celui qui est considéré comme un artiste de génie ne peut qu’augmenter avec l’âge !
C’est une des lois fondamentales du système médiatique contemporain…
La dernière scène
Critique de Nothingman (Marche-en- Famenne, Inscrit le 21 août 2002, 44 ans) - 23 novembre 2011
Et vient l’espoir. Après avoir passé quelques jours interné pour dépression, l’ancien comédien voit débouler dans sa vie désormais trop tranquille, Pegeen,la fille de ses amis du spectacle, qu’il a connue nouveau-née, de vingt-cinq ans sa cadette. Que dire encore si ce n’est que cette femme écorchée vive est lesbienne depuis ses 23 ans. Ces deux personnages, avec toutes leurs fêlures, vont finir par s’apprivoiser, à tel point que Pegeen va changer de rôle et se muer en femme hétéro.
Certes Axler ne sait plus jouer, n’a plus confiance ne lui, mais il va lui aussi trouver un nouveau rôle en rendant confiance à Pegeen. Il lui offre bijoux, fringues, nouvelle coiffure. Bref une actrice renaissante . Roth amène ici quelques belles pages sur les questionnement de la différence d’âge dans pareille relations, de la relation aux parents. C’est toujours très fin.
Dans le troisième acte, Philip Roth aborde frontalement la question de la sexualité entre ces deux êtres. Pour ceux qui ont l’habitude de ce grand auteur américain, la sexualité a toujours été l’un de ses sujets centraux. Il en fut question dans « Portnoy et son complexe », dans « La bête qui meurt » et aujourd’hui dans « Le rabaissement ». Rarement, il n’aura été aussi loin dans la description, ce qui fait que je peux comprendre l’opinion de certains lecteurs, trouvant dans ces pages l’exutoire d’un vieil homme pervers. Ceci dit, ces quelques pages servent le récit, ne sont pas gratuites. Elles font s’interroger sur l’âge, sur la décrépitude du corps. L’une sait pertinemment qu’elle aura encore de multiples expériences à venir, tandis que pour l’autre il s’agit du dernier round, à vivre pleinement, auquel il faut s’accrocher car ces moments ne se représenteront plus jamais.
Beaucoup disent qu’il ne s’agit peut-être pas du meilleur Philip Roth. On est d’accord. Mais, quel bol d’intelligence on se prend dans les dents. Cette comédie de la vie, en trois actes, est d’une très grande richesse psychologique. Il s’agit peut-être du roman dans lequel l’auteur va sans doute le plus loin dans son interrogation sur la vieillesse et la décrépitude du corps, entamée précédemment avec « La bête qui meurt », « Un homme » ou encore « Exit le fantôme ».
Un cauchemar tchekhovien
Critique de Bartleby (Piré sur seiche, Inscrit le 14 octobre 2010, 48 ans) - 25 octobre 2011
L’acteur Simon Axler est déjà un être humilié quand l’histoire commence. Il est terré dans sa maison. Il a perdu son talent, son public, sa femme Victoria et pour ne pas succomber à la tentation du suicide, s’est fait volontairement interné. Mais dans le petit hôpital psychiatrique d‘Hammerton, il n‘est resté que vingt-six jours. Ni les séances avec le docteur Farr ni l’art-thérapie n’ont permis de trouver une cause à son mal: « on perd, on gagne, tout cela n’est que hasard. La toute- puissance du hasard. La probabilité du retournement. Oui, l’imprévisible retournement, et son pouvoir ».
Vers la fin de son séjour, son état s’est amélioré sans qu’il puisse savoir si c’est grâce à un sommeil retrouvé ou à son antidépresseur. Que fait-il depuis qu’il est rentré chez lui ? « Je marche. Je dors. Je baye aux corneilles. J’essaie de lire. J’essaie de m’oublier pendant au moins une minute à chaque heure qui passe. » Son agent Jerry Oppenheim débarque un jour pour le convaincre de remonter sur scène. En vain: « Pour moi, c’est fini, tout ça. »
L’enjeu est maintenant de savoir s’il va tomber encore plus bas ou se relever.
Chez Roth, la renaissance passe par un préalable obligé: le sexe. Dans ses derniers romans, les vieux héros proches de la mort ne s'y risquent plus pourtant: Zuckerman dans "Exit le fantôme" vit une histoire avec Jamie, une étudiante, mais de manière purement fictive en écrivant un dialogue imaginaire entre elle et lui. Ou bien ils échouent lamentablement : le héros anonyme de "Un homme" donne son numéro de téléphone à une joggeuse mais ne parvient qu’à la faire fuir. Quand le miracle se produit, le couple est improbable, vit dans des conditions limites, transgressives ou clandestines, et il faut un palliatif comme dans « La Tache » où Coleman Silk, l’ex-doyen d’université, recourt au viagra avec l’illettrée Faunia Farley, bien plus jeune que lui.
Simon Axler ne déroge pas à la règle. Une possibilité, à bientôt soixante-cinq ans, d’espérer réveiller sa libido ? La voilà qui arrive de nulle part dans sa vie de reclus en la personne de Pegeen Mike Stapelford, quarante ans, fille lesbienne d’un couple d’amis, Asa et Carol, acteurs eux aussi. Inutile de préciser que cette renaissance ne dure qu'un temps et qu’elle se termine mal. (Dans « La Tache», Coleman et Faunia, harcelés par l’ex-mari Lester, meurent dans un accident) Pour le cas d’Axler elle est aussi illusoire : au bout de onze mois, Pegeen fera mentir les apparences « Ce n’est pas ça que je veux. Je me suis trompée ». Et ce qui s’annonçait comme le récit d’une vitalité retrouvée va s’avérer être celui d’une dépréciation encore plus grande, d’une réduction progressive et inéluctable jusqu’au néant.
Axler reste d’abord spectateur à maintes reprises, dépossédé de ses réparties comme lorsque les parents de Pegeen se mêlent de ce qui ne les regardent pas en mettant en garde leur fille sur sa relation avec lui. Comme l’opossum qu’il aperçoit un matin dans son jardin et auquel il s’identifie, Axler face à ses déboires est relégué à une attitude d’immobilisme, d’apathie.
Il est ensuite réduit à ce qui a fait à l’origine sa vocation et son génie unique de comédien : l’écoute. Il écoute Sybil Van Buren à Hammerton raconter son horrible histoire, il écoute Pegeen raconter ses entrevues avec sa mère et son père, et quand elle lui avoue avoir couché avec une joueuse de softball, ses protestations sont étouffées dans l’œuf par une fellation. De fait, en ce qui concerne les rapports physiques avec Pegeen, il ne cessera d’être rabaissé au second plan (c’est le désir de Pegeen qui est clairement mis en avant), jusqu’à être ravalé au rang de simple objet (Il est « chevauché » parce qu’il a trop mal au dos pour la position du missionnaire, sa verge est mise à égalité avec un gode…).
Et au dernier acte, quand enfin il peut exprimer sa colère et son chagrin à Asa, celui-ci ne veut pas l’entendre : « D’abord, Simon, il faut que tu te calmes. Je refuse d’écouter une tirade. »
Ce qui par le passé l’avait amené à la gloire sur la scène des théâtres (« Il savait se servir de l’intensité de l’écoute, de la concentration, comme les acteurs de moindre envergure se servent du tape-à-l’œil ») le conduit jusqu’au silence ultime sur la scène de sa propre vie. Une boucle se referme: Axler retrouve une ultime inspiration au moment de son dernier geste en endossant le rôle de Konstantin Gavrilovitch, personnage de « La Mouette » de Tchékhov, ce même rôle qui lui avait valu son premier grand succès. Fin particulièrement sombre et poignante.
Après une première partie au pas de charge, aussi précipitée que la descente aux enfers d’Axler, survient le sentiment diffus de lire un roman seulement ébauché (de la part de Roth, on en est que plus étonné). Parfois des maladresses (le monologue de Pegeen, trop littéraire, sonne faux lorsqu'elle rapporte à Axler les propos, au demeurant savoureux, de sa mère) voire des clichés (Pegeen est une lesbienne assez caricaturale: elle et son ancienne partenaire, Priscilla, avaient chacune un chat, elle s’habille et marche comme un garçon de seize ans…). A cela s’ajoute d’étranges invraisemblances. On peine à croire par exemple qu’emmener Tracy, une inconnue rencontrée dans le bar d’une auberge, pour une partie fine à trois, soit si facile. Et Roth en patricien des lettres chevronné donne l’impression gênante de rectifier immédiatement le tir et devancer les éventuelles objections qui taraudent le lecteur en les prêtant aux pensées d’Axler: « Ça n’avait pas le sens commun que cette Tracy leur tombe toute rôtie pour faire tout ce qu’ils avaient rêvé de faire avec Lara dans leurs ébats. Mais qu’est-ce qui relevait du sens commun ? Qu’il fût devenu incapable de monter sur scène ? Qu’il eût été interné dans un hôpital psychiatrique ? Qu’il poursuive une liaison avec une lesbienne qu’il avait connue quand elle tétait sa mère ? » De même, lui qui sait décrire le désir comme personne, trouvant toujours LE détail qui le rend si perceptible, emploie des expressions passe-partout (« ses seins lourds », « ses fesses bien fermes»…), des termes génériques dignes d’un roman à l’eau de rose: «Lorsqu’elles se séparèrent, Tracy embrassa Pegeen avec passion. Avec passion Pegeen lui rendit son baiser… » Plus globalement, les personnages ne sont pas étoffés. Axler est un grand comédien, avec un don particulier découvert à trois ou quatre ans, on nous le dit c’est tout. Pas d’anecdotes révélatrices, pas d’illustrations ou si peu pour donner du corps aux simples affirmations. Plus loin, on sait tout à coup qu’Axler est riche dès lors qu’il dépense de grosses sommes pour rhabiller Pegeen et la transformer en hétérosexuelle. On présume qu’il a amassé fortune grâce à ses succès. Mais comment exactement ? Bref, il y a comme un manque de chair, de consistance.
On comprend un peu plus tard que la narration reprend volontairement l’aspect brut, laconique, condensé d’un rêve (mauvais en l’occurrence: « le cauchemar universel » selon le docteur Farr), en parfaite adéquation avec l’absence totale de raisons tangibles ou suffisantes aux différentes péripéties.
Les démonstrations logiques, avec tenants et aboutissants, dont on s’était délecté dans « Pastorale américaine » ou « La Tache », auraient été ici hors sujet. Car ce n’est pas la perte de talent d’un acteur qui importe, ni comment une lesbienne s’acoquine avec un vieil hétéro puis le quitte de manière tout aussi inexplicable, mais comment des évènements fortuits participent d’un enchainement fatal. L’interrogation d’Axler : « Comment pouvait-il prévoir que de lever une fille dans un bar aurait pour conséquence de lui faire perdre Pegeen pour de bon ? » fait écho à la conclusion d’« Indignation » : « […] la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées. » Et pour Roth le défi est de combiner hasard et nécessité.
Plusieurs de ses romans les plus récents sont truffés de références au théâtre (« Exit le fantôme » emprunte son titre à une didascalie d’Hamlet, Shakespeare étant cité plusieurs fois dans « Indignation »…). Qu’il franchisse alors un pas supplémentaire en donnant à son texte des faux airs de tragédie semble naturel, d’autant plus pertinent bien sûr que son personnage principal est un comédien. Il adopte ainsi la forme courte avec des chapitres équilibrés (nombre de pages quasi identiques), conçus comme trois actes (le troisième s’intitule d'ailleurs « Le dernier acte »), constitués pour l’essentiel de dialogues et un style assez plat pour ce qui s’apparente à des indications de jeu.
Roth établit aussi des correspondances explicites avec Tchekhov et notamment « La Mouette ». « Quoi de plus approprié ? » pourrait-il justement dire à l’instar d’Axler dans les dernières lignes. On sait que l’oiseau du titre donné par le dramaturge russe, libre mais à la merci du fusil du premier chasseur venu est une allégorie de la fragile Nina, aimée de Konstantin, et plus généralement de la condition d’artiste. Roth emprunte avec ironie le motif de l’animal symbole : l’opossum, allégorie d’Axler, de l’artiste déchu, à la merci de l’effondrement définitif.
Il reprend en outre le parallèle fait dans la pièce entre l’éphémère de l’art (perte du talent d’Axler/ vieillesse d'Arkadina qui sent sa gloire s‘effacer) et l’éphémère de l’amour (Konstantin et Nina/ Axler et Pegeen). D’autres caractéristiques se retrouvent dans les deux œuvres : le regain de vitalité d’Arkadina auprès de son amant Trigorine qui fait irrésistiblement penser à celui d’Axler auprès de Pegeen, l’action minimale, le côté vaudeville avec la figure triangulaire (Axler/Pegeen/Louise ou Axler/Pegeen/Tracy, etc…). Enfin Roth reproduit clairement le procédé littéraire (Principe du "Chekhov’s gun"), mentionné par Tchekhov lui-même dans sa correspondance, qui veut qu'un élément introduit au premier acte d’une pièce, prends tout son sens une fois utilisé au dernier acte. Et le mot d'adieu laissé par Axler qui se trouve être la dernière phrase de « La Mouette » rappelle, s'il en était besoin, cette identification.
Ses personnages sont tous en représentation. Chacun s’attribue un rôle dans une pièce dont personne ne détient la clé: Pegeen la femme hétéro, Asa et Carol les parents compréhensifs et tolérants, Louise Renner l’ex délaissée et hystérique… Seul Axler, qui pressent constamment l’issue tragique, fuit le sien, celui qu’il n’a pas choisi: l’homme fini. Lui, le grand acteur du répertoire classique, ne sait pas comment l’interpréter (« N’aurait-il pas dû prononcer cette phrase sur un ton comique plutôt que de la déclamer sur le ton de la colère ? » se demande-t-il en pleine explication avec Asa).
Malgré ses doutes sur ce qu'il vit, il préfère se voir toujours en Pygmalion, à tel point qu’il imagine les dialogues qui auraient pu avoir lieu dans des circonstances fantasmées, comme lorsqu’il consulte un médecin pour savoir les risques génétiques au cas où Pegeen souhaiterait un enfant de lui. A la perspective du néant, il se réfugie dans une fiction. La réalité bien entendu lui donne tort, confirmant par là ce qu’il avait déjà dit à Jerry: « Je ne peux plus rendre réel l’imaginaire ». Axler a perdu son pouvoir d’illusion, au contraire du réel qui a été meilleur acteur que lui. En voulant à tout prix faire retarder sa chute, il n’a fait que la précipiter.
La morale du roman pourrait être que toutes les tentatives pour déjouer la marche du destin sont vouées à l'échec. (Comme Marcus, le héros d"Indignation", qui défie les institutions, Axler commet l’ubris. Le vieil acteur est châtié pour avoir tenté de transformer une lesbienne en hétérosexuelle.) On ne peut survivre à la perte de ce qui fait notre singularité.
Un roman d’une grande richesse, d’une admirable maîtrise, épuré à l’extrême. Le plus noir, le plus désespéré, le plus radical et l’un des plus risqué de toute l’œuvre de Roth. Un véritable défi : écrire avec talent la fin de vie d’un acteur qui a perdu son talent. Un défi réussi. Roth n’a rien perdu de sa magie.
Un Bon livre
Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans) - 15 octobre 2011
Je suis assez d'accord même si les scènes sexuelles sont un peu lourdes par moments. Rien à dire pour ce qui se passe avec Pegeen mais les actes à trois ne m'ont pas semblé ajouter quelque chose.
Bien sûr nous connaissons le penchant de Roth pour le sexe mais ici cela m'a semblé inutile.
Je dois bien avouer que le sexe m'a toujours apparu comme bien plus jouissif chez Jim Harrison et donc plus sain !
Cela dit ce livre est globalement bon et je le conseille.
Une tragédie classique ?
Critique de Veneziano (Paris, Inscrit le 4 mai 2005, 46 ans) - 8 octobre 2011
Les sujets et situations sont graves, aux confins du drame. Certaines sont très crues, la provocation n'y est pas absente, et peut évidemment gêner. Je la trouve quelque peu outrancière.
Mais, de manière générale, quelle vigueur, et quelle vivacité funeste pour évoquer la déchéance et la mort ! Ce roman, comme beaucoup d'autres chez lui désormais, est tissé d'ombres et de lumières, d'éclaircies en pleine tempête. Comme souvent chez Roth, la lecture est aussi dure qu'enrichissante.
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