Le triomphe de la cupidité de Joseph Eugene Stiglitz
(Freefall)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités
Moyenne des notes : (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : (12 446ème position).
Discussion(s) : 1 (Voir »)
Visites : 5 123
Envisager les noces de la morale et de la finance.
Avec un peu de volonté citoyenne et de réseautage intelligent, ce livre pourrait faire date parce que Joseph Stiglitz décortique la viande avariée du modèle économique mondial qui succède à la crise de 2008 (officialisée par l’effondrement de Lehman Brothers), nous exposant ainsi le squelette décalcifié de l’univers financier. Tout d’abord, il décrit la fabrication de la crise, insistant sur l’impossibilité de créditer une quelconque autonomie à la « vie » du marché. S’il y a un marché, c’est que des cercles de responsabilités, en principe, sont supposés le réguler. Mais l’absence de réglementation plus ou moins tacite a transformé le marché en une machine de science-fiction sur laquelle nous étions condamnés à perdre progressivement notre emprise. La bulle immobilière une fois éclatée, on a compris que les banquiers avaient agi avec cupidité parce qu’ils avaient de très bonnes raisons de le faire. C’est pourquoi, au détour de la crise économique, se dessinaient en creux les contours d’une « crise morale » vicieuse.
Les suites immédiates de la crise ont malheureusement souligné une série de mauvaises décisions de la part des experts et des politiques. L’État américain s’est empressé de renflouer les banques au détriment d’un interventionnisme citoyen sincère. Puisque les banques étaient devenues trop grosses pour disparaître, il fallait faire en sorte de les sauver de la noyade, quitte à prolonger la sempiternelle préférence pour la valeur d’échange contre la valeur d’usage. On s’est alors aperçu que les responsables n’étaient pas fondamentalement des hors la loi. Les créations des prêts hypothécaires toxiques, par exemple, ne faisaient que dépendre des mécanismes disponibles au sein du monde financier. Dans un ordre d’idées similaire, il va de soi que les ponctions effectuées sur les cartes bancaires sont de toute façon légalement avalisées par des « réquisits écrits » que personne ne lira – même chose pour les prêts étudiants, et ainsi de suite. Quelque part, en étant cynique, il est acceptable de penser que les génies de la finance procèdent selon une rénovation du pari de Pascal : ils parient sur l’ignorance de la masse en croyant que cette masse n’atteindra jamais les « bonnes informations ». En d’autres termes, on parie sur l’opacité en souhaitant conserver l’exception de la transparence pour soi. Quand cela fonctionne, les récompenses sont immenses et inversement proportionnelles à la petite « secte » qui a osé se lancer sur la voie d’un tel pari. Les choses risquent de s’inverser, mais pour ce faire il faudra réformer les bases de la société dite capitaliste, en l’occurrence apprendre à épargner au lieu d’acheter pour créer du déchet – écologiser nos structures économiques en quelque sorte, ce qui commence inexorablement par l’apprentissage d’une reconnaissance de ce qui est superflu.
Sociologiquement parlant, le point culminant de la finance (Wall Street) s’oppose au territoire de la classe moyenne (Main Street). La différence ne vient pas d’une dichotomie entre « esprits supérieurs » et « bêtes de somme ». Simplement, l’organisation de la cupidité des grands financiers a brouillé les différences entre ce qui relève proprement de l’incompétence et ce qui relève exactement de l’escroquerie, et ce bien que le scandale d’Enron ne nous autorise à aucun doute pour ce qui le concerne. Des illustrations concrètes nous prouvent alors que les pays occidentaux courent le risque de ne pas se relever de la prochaine crise (car il y a toutes les chances qu’une prochaine crise advienne bientôt), cependant que certains pays émergents travaillent davantage à correctement formaliser leurs droits économiques. Il suit de là que les droits économiques, la plupart du temps, sont les signes d’une bonne santé des droits politiques malgré des contrastes discutables entre tel ou tel pays, ou du moins ce que nous jugerions contraster avec nos modes de vie – le Bhoutan a notamment créé l’Indice de Bonheur Brut, très différent de nos mesures du PIB. En outre, comme le stipule Stiglitz en se référant aux difficultés de certains travailleurs américains qui ont tendance à se multiplier : à quoi bon jouir d’un droit de vote si l’on crève de faim ? Et nous ne serons pas étonnés (ou guère longtemps) d’apprendre que le Botswana jouit d’une stratégie bancaire à tous égards exemplaire en comparaison de la nôtre.
Enfin, ce qui ressort des analyses fouillées de Stiglitz, c’est que rien ne sert de se tourner vers la passé quand un séisme économique a lieu – excepté peut-être vers les principes de Keynes qui séduisent l’auteur du présent livre, à ceci près qu’une Guerre Mondiale a pu favoriser, à l’époque, la relance pratique d’une métaphysique de l’argent. Stiglitz, dans les derniers chapitres, se montre particulièrement préoccupé par l’érosion du lien social entre les individus. Le séisme économique, à la différence du séisme naturel, ne produit aucun système de compassion et d’empathie. Beaucoup se disent que tant que leurs biens matériels existent, ils ont des raisons de supposer que le monde marche selon des énergies parfaites. Cette idée est aussi néfaste que les idées communes les moins bien construites qui circulent dans des classes sociales distinctes. Nous sommes dans ce que Robert Putnam, cité deux fois par Stiglitz, appelle le « bowling alone », c'est-à-dire ce monde où les individus sont des boules centrées sur elles-mêmes, sans portes ni fenêtres, et qui glissent sur le monde en ne donnant plus aucun sens à leur « passage » existentiel. Si bien que le changement nécessaire qui devrait avoir lieu, c’est l’idée que les banques comme les individus ne sont pas des îles sans coordonnées sur la carte du monde. Aucune sagesse n’est l’indice d’une solitude, sauf pour les banquiers qui se penseront sages tant que leurs intentions pourront demeurer introuvables sur le planisphère moral.
Les éditions
-
Le triomphe de la cupidité [Texte imprimé] Joseph E. Stiglitz essai traduit de l'américain par Paul Chemla
de Stiglitz, Joseph Eugene Chemla, Paul (Traducteur)
Actes Sud / Babel (Arles)
ISBN : 9782742795048 ; 10,70 € ; 05/01/2011 ; 516 p. ; Poche
Les livres liés
Pas de série ou de livres liés. Enregistrez-vous pour créer ou modifier une série
Les critiques éclairs (3)
» Enregistrez-vous pour publier une critique éclair!
Régulation et éthique, mamelles nécessaires de l'économie mondiale
Critique de Veneziano (Paris, Inscrit le 4 mai 2005, 46 ans) - 4 septembre 2011
Et l'administration Obama ne s'est pas montrée plus efficace et rapide que celle de son prédécesseur George Walker Bush.
Il s'ensuit la nécessité de réguler, réglementer, et de freiner la concentration bancaire, pour pouvoir renflouer, ou aider au mieux, les établissements de crédits en difficulté.
Ce livre est, en effet, très clair, mais aussi s'agit-il de l'écrit d'un universitaire. Il est également très documenté, et il est le fruit d'un ancien responsable économique fédéral américain. Il n'est pas rassurant, mais instructif. Il démontre comment les politiques auraient pu savoir et corriger le tir à temps. Il est à espérer que leurs successeurs, voire eux-mêmes s'ils sont reconduits, sauront au mieux en tirer profit.
Appeler un chat un chat
Critique de Natalia (, Inscrit le 6 août 2011, 64 ans) - 6 août 2011
En effet Stiglitz démonte utilement l'essentiel du mécanisme des économies dites "de marché" - ce qui est un abus de langage volontaire de la part ce deux qui organisent et manipulent ce pseudo-marché, puisque justement il ne s'agit pas de "libre marché" de l'offre et de la demande, mais bien de cupidité, de manoeuvres, de spéculation, de fraude massive et d'exploitation de ceux qui y croient...
Il manque cependant, et c'est là l'essentiel, d'aller au fond de l'analyse. Le fondement même de la crise, sa nature profonde, est d'être tout simplement un stade avancé de pourrissement du système fondé sur la propriété privée des grands moyens de production et des richesses.
Bien entendu, d'autres l'ont déjà exposé, dès la fin du XIX siècle, Marx et Engels en tête, mais pas seulement. Lénine et Trotsky, notamment ont fort bien poussé l'analyse de ce mode capitaliste d'organisation de la société, et leurs analyses étaient fondées sur l'observation de la réalité concrète de la société : celle qu'ils entendaient construire, fondée sur la propriété commune (sociale) des richesses et des moyens de production et d'échange, mais aussi le capitalisme et l'impérialisme, qui combattirent et étouffèrent toute alternative au cours du XXè siècle.
Stiglitz avance bien dans la même direction d'analyse, mais en fin d'ouvrage, il louvoie, hésite, et finit par présenter un tableau à l'eau de rose où les "valeurs humanistes", le "lien social érodé", et autres formules creuses, bien-pensantes, mais inoffensives, se substituent à la conclusion pourtant claire qu'on attend logiquement de ses constats : ce système politique et économique est condamné, parce que barbare ; il faut l'abattre et le remplacer par un autre, où le profit privé n'est pas la valeur suprême, mais l'intérêt de la collectivité.
Condamné, le capitalisme ?
La réaction "prêt-à-penser" de bon ton aujourd'hui est (était ?) de se récrier : mais voyons le communisme c'est le goulag (confondant avec le stalinisme, qui n'a rien à voir) ! C'est dépassé. On sait bien que seule le "libre" marché et le capitalisme "marchent"... Hum.. La régression à laquelle on assiste depuis des dizaines d'années , et maintenant les crises à répétition et sans issue qui secouent le monde du capitalisme "seul système qui marche", et enfoncent dans la misère, la guerre, la famine des centaines de millions d'hommes, montrent de façon éclatante hélas que ce qui était prévu arrive : le capitalisme, inéluctablement poussé dans son absurdité fondamentale (fonder toute la société sur le profit privé, la primauté aux plus riches, aux plus rusés, aux plus forts) pourrit par la tête et la gangrène le gagne.
Stiglitz n'ose simplement pas regarder le fond des choses en face.
Il n'y a pas de "mariage" possible entre capitalisme et "société civile", morale, justice : sa loi est le profit, la rémunération du capital. Les vaseuses gesticulations de supprimer les paradis fiscaux (on l'a annoncé mais en réalité pas du tout), de moraliser les rémunérations (voir celles des banquiers, traders, spéculateurs...tandis que la crise s'abat sur les plus pauvres), tout cela relève du marketing politique et de la langue de bois. Aucun de ces "remèdes" n'a jamais fait reculer l'exploitation ni la misère.
La seule issue "économiquement logique" pour le capitalisme décrit par Stiglitz est, puisque les peuples s'appauvrissent à raison de l'enrichissement obscène d'une oligarchie, est - pour maintenir le taux de profit - d'augmenter les "conditions de production" donc l'aggravation de l'exploitation des hommes.
Pour cela, tout est bon pour nos gouvernements "démocratiques" et se réclamant du libre-marché: guerres impérialistes pour conquérir des ressources et enrichir le complexe militaro-oleo-industriel, crimes contre l'humanité, torture, mensonges d'état, corruption, medias aux ordres, et surtout, régression sociale comme jamais on n'en a vu : coupes dans les systèmes sociaux tels que retraite, santé, écoles, licenciements massifs, délocalisations, travail des enfants, et j'en passe.
Stiglitz a donc en effet lancé un beau pavé dans une mare de quasi-silence, mais il s'en faut de beaucoup que ce livre - même propagé par des "réseaux sociaux" (un autre trompe-l'oeil de la société marchande) ou des bonnes volontés isolées, ne change quoi que ce soit. Il lui manque une conclusion claire et de trouver les mots pour dire les choses.
D'après l'ONU, chaque année 35 millions d'être humains meurent de faim ou des conséquences de la malnutrition, à quoi il faut ajouter les victimes du manque de médicaments, des guerres. Soit 100.000 par jour. Demandez à leur famille si le capitalisme est bien le seul système qui "marche".
Du (bon) sens
Critique de B1p (, Inscrit le 4 janvier 2004, 51 ans) - 2 août 2011
N'empêche, c'est pas demain que ça changera : visiblement Adam Smith et sa main invisible ont encore de beaux jours devant eux. (Jusqu'au crash définitif du capitalisme, alors on avisera...)