Le polygame solitaire de Brady Udall
(The lonely polygamist)
Catégorie(s) : Littérature => Anglophone
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L'amour par méthode dichotomique et rassemblement.
On avait commencé à pratiquer la littérature de Brady Udall en lisant la destinée fabuleuse d’Edgar Mint, ce jeune garçon dont l’âge de raison fut l’occasion loufoque de se faire écrabouiller la tête par la voiture d’un facteur. Celui-ci se mettait en quête de celui-là afin de se donner une occasion plus conforme au principe de vie, loin, donc, de vouloir se venger, et proche de désirer l’ailleurs qui fait l’étoffe de certains héros : sortir de l’enracinement typique du « deep South » américain, devenir quelqu’un, bref offrir à son bagage émotionnel la puissance de s’exprimer. Le nouveau roman de Brady Udall, Le Polygame Solitaire, au titre ouvertement paradoxal, continue dans l’art et la manière de donner aux enfants la parole que les romanciers, trop souvent, leur subtilisent à dessein de mettre dans la bouche des adultes les grands théorèmes d’une morale rébarbative. En quoi Udall s’inscrit comme un successeur, ou plutôt comme un élégant siamois de tous les Twain, Dickens et Golding qu’on voudra bien nous accorder. La vérité, dit-on, apprivoise la bouche des enfants, alors supposons que les enfants, quand ils sont compris, fomentent les romans d’apprentissage où tout le monde s’initie : bambins, adolescents, jeunes hommes, épouses, vieillards et lecteurs, ce composé collaboratif où le sceptre de l’expérience passe de main en main.
Le Polygame Solitaire, justement, c’est l’histoire de vingt-huit enfants – dont l’un est décédé –, d’une fausse couche, de quatre épouses et d’un père, Golden Richards, chef de famille qui semble avoir usurpé son droit de repentir sur un tableau de famille digne d’une peinture kaléidoscopique à la mode d’Arcimboldo. On entre paisiblement dans l’intimité de ces pratiquants du Principe bâti par l’Église des Saints des Derniers Jours, cahier des charges à mi-chemin entre probité religieuse et « management » de la famille. Ces ilots de peuplades fraternelles habitent de grandes maisons aménagées avec autant d’astuces qu’il est de souhaits à exaucer, et ces demeures familiales s’érigent sur l’immense rougeur des terres américaines de l’Ouest, typiques de l’Utah et de l’Arizona, cartes postales narratives de l’auteur qui, du reste, a vu le jour là-bas. En somme, ce sont des masses d’enfants et de mères agglomérées à un seul père (le schéma étant répétable à l’infini dans ces contrées), qui vivent dans la foi du Principe cependant qu’ils affrontent la nécessaire ruralité de ceux qui n’entrent pas dans les angles prédéfinis du puzzle urbain. La famille, donc, c’est tout à la fois, c'est-à-dire aussi bien la chaleur du foyer que le centre administratif qui gère les naissances et les morts. Et au milieu de tout cela coule une petite rivière ironique, sous les yeux globuleux et intenses de l’autruche Raymonde, signes d’un mouvement externe qui soulignent une logique continuité en comparaison de la discontinuité presque attendue de la famille Richards. La rivière et l’autruche, deux personnages qui évoquent La Fontaine ; ils vont jouer des rôles de remise à niveau qu’on ne peut ici dévoiler.
L’enfant Rusty, « terroriste de la famille », condense en lui toutes les frustrations et les prières de ses proches. Il aime et il déteste en plein jour alors qu’il machine des plans dignes du mythe d’Aristophane la nuit ; tant pis pour la bienséance du Principe et tant mieux pour tous les gens qui sont séparés au propre comme au figuré. Il se perche à la fenêtre, girouette psychologique tandis que son regard hiératique guette un retour précis, agissant sans le savoir comme son père Golden le faisait lorsqu’il était lui-même un gosse insulaire du vaste désert sudiste, en l’occurrence une modeste présence enfantine égarée parmi l’interminable mer de sable, de cactus, de roche et d’abris anti-atomiques. S’il faut bouger dans ce monde hostile, il faut le faire avec toute la conviction d’une tectonique des plaques… Il faut donc prendre son temps, prendre son mal en patience, intégrer jusqu’à l’haleine fétide d’un nuage radioactif pour se sentir « élément » d’un cosmos accidenté.
Cela dit, l’intrépide Rusty joue à l’image d’une droite pas si rectiligne mais quand même parallèle : ses prises de risques sont autant d’accréditations pour le hasard, ou alors pour le sacro-saint réarrangement cosmologique qui donne aux choses une perspective jusqu’alors ignorée. Pendant que lui décide quoi faire, cherchant l’attention d’un préadolescent qui se sent lésé sur l’échelle des valeurs, plusieurs de ses congénères vont être mis en face des rugosités de la vie. Alors que sa mère sombre dans la dépression nerveuse, avouant en silence ses échecs, ses autres mères ne sont pas épargnées : isolement pour l’une, doute non méthodique pour une autre, et attirance érotique pour la dernière. Quant au père, le grand et fort Golden de six pieds cinq pouces au-dessus de la Terre (fils de Royal Richards, ça ne trompe pas), il s’emberlificote les pinceaux dans une succession d’alibis médiocres à peine rendus crédibles par l’illusion du Principe. De façon subreptice, le navire fait naufrage en même temps que le Principe, puis l’amour reprend vigueur au gré d’un éternel retour qui occasionne l’épreuve la plus difficile d’entre toutes : redéfinir les valeurs du Principe en lui reconnaissant des porosités. Toutefois, que le lecteur ne s’attende pas à une caractérisation de l’amour classique, car il ne doit pas perdre de vue, tel que le fait remarquer le New York Times, qu’il a affaire à une famille « spectaculairement dysfonctionnelle », à savoir une famille où l’on se sent cordialement invités et d'où l’on s’en va les bras chargés d’un viatique inédit, en ayant ri et pleuré à l’instar d’un enfant qui sait faire cohabiter ces émotions contradictoires mieux que personne. Udall est extraordinaire parce qu’il possède en simultané le talent de la fausse candeur et de la romance vraie.
Les éditions
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Le polygame solitaire [Texte imprimé], roman Brady Udall traduit de l'américain par Michel Lederer
de Udall, Brady Lederer, Michel (Traducteur)
Albin Michel / Terres d'Amérique.
ISBN : 9782226221285 ; 24,30 € ; 30/03/2011 ; 740 p. ; Broché -
Le polygame solitaire [Texte imprimé] Brady Udall traduit de l'anglais (États-Unis) par Michel Lederer
de Udall, Brady Lederer, Michel (Traducteur)
10-18 / 10-18
ISBN : 9782264054623 ; 9,90 € ; 08/11/2012 ; 741 p. ; Poche
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Les critiques éclairs (6)
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mormonnade
Critique de Jfp (La Selle en Hermoy (Loiret), Inscrit le 21 juin 2009, 76 ans) - 31 décembre 2016
Pour sortir des clichés et regarder !
Critique de DE GOUGE (Nantes, Inscrite le 30 septembre 2011, 68 ans) - 31 mars 2016
- Impossible de s'approcher d'un des enfants de façon privilégiée sans entrainer la jalousie des autres, donc Tabou. Il a pourtant aimé isolément une enfant handicapée, et garde une douleur intense de la mort de cette enfant. Par contre, les "normaux" sont un foisonnement profondément aimé mais non individualisé quelques soient leurs besoins.
- Impossible de s'approcher d'une des femmes de façon privilégiée sans entrainer la jalousie des autres, donc Tabou. Les relations sexuelles sont liées à un planning ! Quel romantisme, quel droit à vivre !
Et surgissent les impondérables dans ce monde, qui pour nous est dingue :
- il tombe amoureux
- l'un des enfants se construit dans un besoin de reconnaissance tel qu'il se rebelle.
Et voila ce que ce livre nous relate.
C'est fascinant, on oscille entre mépris et tendresse pour cet homme meurtri et tristement soumis, rage et incompréhension devant la fausse passivité de ces femmes dont on découvre peu à peu l'histoire et la douleur- rébellion- quotidienne.
Je reste en colère surtout devant les dégâts monstrueux que ces rares communautés génèrent : l'obéissance à Dieu et rien d'autre.
Le livre est superbement écrit, se veut sans préjugés mais dérange foncièrement. On n'en sort pas indifférent mais avec une certitude : cette polygamie n'est qu'une douleur de plus pour femmes et enfants, et pour les hommes ? Je crains que nous n'ayons dans ce livre que l'approche d'un être falot mais propre et que la réalité polygame soit moins "glamour"
Ce livre ne peut laisser indifférent.
A vous de faire la démarche pour sortir des clichés. Moi, je vous le recommande.
Sous les yeux bienveillants de Raymonde l'autruche.
Critique de Monocle (tournai, Inscrit le 19 février 2010, 64 ans) - 29 décembre 2015
L'ultra-moderne solitude
Critique de Ellane92 (Boulogne-Billancourt, Inscrite le 26 avril 2012, 49 ans) - 7 août 2015
Il faut dire que Golden, depuis qu'il suit la voie du Principe de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, a une vie bien ordonnée. Enfin, disons qu'elle est bien ordonnée par Beverly, qui, en sa qualité de première de ses épouses plurales, amène ses co-épouses à décider dans quelle maison il dormira, et auprès de qui, de ce qu'il mangera et où, quels travaux il devra effectuer en premier, auprès de quel enfant il passera quelques minutes... Golden s'est inventé une comptine pour se rappeler l'ordre de naissance et les prénoms de sa nombreuse progéniture. Le reste du temps, en semaine, il profite de la liberté octroyée par son travail sur des chantiers et du confort relatif de sa caravane-dortoir.
Il est bien embêté pour expliquer à ses confrères mormons et à ses femmes sur quel type de chantier sur lequel il travaille actuellement... La conjoncture est difficile, et l'argent sur le compte en banque file vite, il a donc accepté de prendre en charge la construction de l'annexe d'un... bordel, tout en assurant à ses femmes et à ses condisciples du Principe qu'il s'agit d'un bâtiment qui accueillera des personnes âgées. Entre faux alibis et demi mensonges, la petite machine bien huilée de sa vie modèle est en train de s'enrouer...
Le polygame solitaire est un petit (enfin, un gros) bijou d'humour et d'émotion, avec une analyse fine et très juste des comportements et des sentiments humains.
Les évènements nous sont relatés par Golden, le "patriarche" sans peur et sans reproche par qui tout arrive, et nous découvrons son enfance, les retrouvailles avec son père Royal, sa rencontre avec la foi et avec Beverly, son désenchantement, sa solitude sentimentale également. Nous suivons également le parcours de Trish, la femme "numéro" quatre, jolie encore, qui n'accouche que d'enfants morts-nés et qui cherchait et pensait trouver la sérénité dans sa nouvelle famille. Enfin, nous découvrons également la vie dans cette communauté au travers du regard d'enfant rebelle de Rusty, qui en pince pour sa belle tante Trish et qui s'invente des histoires pour, enfin, être autre chose qu'un numéro dans une fratrie sans fin.
Pour ma part, j'ai appris pas mal de choses sur la vie des Mormons, leurs croyances, leurs rites, leurs difficultés à co-exister avec "le monde normal", quand les enfants vont à l'école par exemple. Je me suis prise d'affection pour... tous les personnages, tant ils sont humains et attachants (même le "dragon" Beverly !). Un des tours de force de Brady Udall est cette faculté d'amener le lecteur vers un drame dont on sent qu'il arrivera au travers d'évènements en cascade qui, paradoxalement, sont drôles voire désopilants.
Un autre point fort de ce livre est de montrer toutes les nuances que peut revêtir la solitude, la vraie, cette solitude intellectuelle et affective, que l'on peut tous ressentir à un moment ou à un autre, que l'on soit entouré ou pas. Je trouve également intéressant que, partant d'une situation "exceptionnelle", une famille Mormone, on puisse autant se reconnaître dans les personnages ou les situations décrits, que ceux-ci soient si "normaux", ou en tout cas, communs.
Itinéraire d'un homme qui se cherche, ce livre est, comme son nom l'indique, tout en paradoxes, entre aspiration intellectuelle, spirituelle, affective, physique, besoin de reconnaissance, d'autonomie, d'accompagnement, analyse des rapports amoureux et familiaux, des modèles éducatifs, et toujours, le rire et l'émotion. Je ne peux que vous le conseiller, c'est magnifique !
Frère Sinkfoyle serait à jamais rejeté par l'Eglise, car il avait commis l'inconcevable : choisir la solution de facilité. Et en échange de quoi ? Une jolie blonde, une vie insouciante et agréable sous le soleil de Californie. Golden avait du mal à ne pas se sentir jaloux.
Il avait si longtemps tenu son amour en réserve pour le distribuer avec parcimonie, petit bout par petit bout, et en général en secret afin que personne ne soit jaloux. Quand il prenait un enfant dans ses bras ou qu'il lui donnait un chewing-gum, il était obligé de prendre tous les autres dans ses bras et de leur donner à chacun un chewing-gum, même si cela l'obligeait à se rendre un samedi soir à la station-service Shell pour en acheter. Il devait mesurer ses compliments, ses baisers et ses cadeaux quels qu'ils soient. Au fil du temps, il avait appris à adopter en présence de sa famille une attitude de neutralité, une expression impassible afin de ne pas être accusé de favoriser un enfant ou une femme, d'aimer untel plus qu'untel ou d'avoir des chouchous. La moindre attention devait être soigneusement pesée et exécutée avec la précision et l'art d'un voleur de bijoux.
Jubilatoire à souhait mais quelle tristesse...
Critique de Provisette1 (, Inscrite le 7 mai 2013, 12 ans) - 2 septembre 2014
Bien sûr, il en découle de vrais bons fous rires tant ce "pauvre homme" vit des situations rocambolesques, plus proche d'un vaudeville que de la vie romantique!
Malgré les rires, tout le côté loufoque de sa/ses multiples situations maritales me semblant extravagantes et ingérables, j'avoue qu'au fond, il m'attristait profondément.
Un très bon livre sur un autre monde, un monde inconnu.
L’obéissance ou la liberté ?
Critique de Camarata (, Inscrite le 13 décembre 2009, 73 ans) - 11 juillet 2011
GOLDEN Richard est un homme soumis qui obéit avec soulagement aux règles imposées par la religion et ses quatre épouses. Tout semble immobile et immuable mais le destin se charge de bousculer son existence ordonnée et pieuse.
Entrepreneur dans le bâtiment poussé par le besoin d’argent, il accepte de construire une annexe au bordel réputé « le pussy cat Manor ».
Il n’ose pas en parler à ses femmes car c’est un lieu de perdition et quand il rencontre la sensuelle Houila, femme du tenancier, il fait un pas de plus vers l’enfer.
Au début des travaux, il cherche à contacter la femme de confiance du patron du bordel pour un problème sur le chantier, il questionne une des employées qui se méprend sur sa demande :
«-Je ne suis pas venu la voir dans ce sens-là, murmura GOLDEN à la blonde .Je veux juste lui parler . Le propriétaire M Leo, m’a dit de m’adresser à elle dans son absence.
-T’es sûr de ne rien vouloir d’autre ? demanda la blonde . Puisque tu travailles pour Ted Léo, on t’accordera des conditions spéciales. Deux pour le prix d’une ou une petite gâterie supplémentaire.
-Je ….je vous remercie. » GOLDEN était devenu écarlate. « Nous avons un problème sur le chantier et je voudrais simplement en discuter avec MME ALBERTA. »
Golden est attiré par Houila mais il n’a pas l’habitude d’exercer sa volonté ou son désir, il craint d’être rejeté par sa communauté et de retrouver la solitude abyssale de son enfance avec une mère déprimée, foncièrement absente.
« Son problème était simple : il n’avait jamais appris à prendre ce qu’il désirait, à faire le premier pas. Rien dans sa vie ni ses mariages, ni ses enfants, ni son statut au sein de l’église , n’était le produit de sa seule volonté : c’était son père qui l’avait fait venir à Virgin, qui avait établi sa position dans l’église et arrangé son mariage avec Beverly, laquelle, à son tour,avait fait entrer Nola et Rose de Saron en prime dans la famille. Ce n’est qu’avec Trish – que Beverly lui avait plus ou moins imposée- qu’il avait eu des contacts physiques avant le mariage, et encore c’était elle qui avait pris l’initiative et l’avait plié à ses désirs dans l’habitacle du corbillard un soir après la réunion de prières.
Houila , ce n’était pas pareil, car c’était lui , oui lui qui l’avait choisie tout comme par une coïncidence miraculeuse, elle l’avait elle-même choisi. »
Tous les personnages du roman, même les plus forts, s’avèrent être des individus fragiles, faibles, ballottés par l’existence qui trouvent dans cette croyance et ce mode de vie une stabilité, une sécurité, la chance de fuir la solitude.
L’auteur dépeint les situations cocasses, rocambolesques, dramatiques qui sont légion avec beaucoup d’humour et de dérision mais aussi avec une affection visible pour ces êtres venus du néant qui semblent s’agglomérer au nom d’un Dieu pour se protéger d’y retourner.
Les caractères sont finement décrits, on s’attache aux personnages tous plus paumés les un que les autre, on rit beaucoup en lisant ce roman foisonnant, émouvant parfois, mais d’un rire amer, le choix semble être l’obéissance aux règles ou le vide intersidéral.
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