Taïpi de Herman Melville

Taïpi de Herman Melville
( Typee)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone

Critiqué par Ananasframboise, le 20 décembre 2009 (Mulhouse, Inscrite le 13 février 2007, 60 ans)
La note : 8 étoiles
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"Comme vous êtes loin, paradis parfumé"

« Les marins sont les seuls humains qui, de nos jours, voient encore quelque chose qui touche à la poignante aventure ; ils se sentent aussi à l’aise, au milieu des choses qui paraîtraient aux pantouflards étranges et romanesques, que dans une veste bien usée aux coudes ». Quel autre destin pour un aventurier que de devenir écrivain, celui qui donne à lire le récit parfois incroyable de ses errances, de ses épopées à l’échelle du globe ? La littérature anglo-saxonne se nourrit des œuvres de ces « clochards célestes » dont le terrain de jeu n’a pas de frontière. De Melville à London, de Stevenson à Kerouac, que de voyageurs toujours affamés d’ailleurs, usant leurs semelles et leur santé au gré des vents, des océans, des continents… Chez nous, seuls Montaigne et Rimbaud, si éloignés l’un de l’autre par le temps et la vie, témoignent de cette avide curiosité d’autres mondes lointains et pourtant si proches. Mais Montaigne n’a pu fourbir ses chevaux que jusqu’en Italie ; Rimbaud a remplacé la poésie par l’aventure vécue , son absence s’épanouissant dans le silence. Melville, lui, accouche son œuvre de l’expérience du voyage. Ishmaël, le narrateur de Moby Dick, reflète le romancier : à la fois acteur et observateur de la sinistre épopée, il est le seul survivant, celui qui ne revient au pays que pour raconter. Mais avant ce monument de littérature, il nous livre Taïpi, son tout premier roman, publié en 1846 – mais est-ce bien un roman, tant l’œuvre s’inspire de son expérience réelle ?
Melville considère que sa vie commence le 3 janvier 1841, jour de son départ du port de New Bedford (dont il fait également le port d’attache du Pequod de Moby Dick) pour le Pacifique à bord de l’Acushnet, un baleinier (modèle du Dolly de son roman). Cette expérience exaltante et brutale lui inspire plus tard certaines de ses plus beaux romans (Taïpi, Omoo) et son chef-d’œuvre, Moby Dick. L’aventure débute dans l’ennui, les jours succédant aux jours, les veilles aux quarts, sous les ordres d’un capitaine irascible et injuste. L’arrivée à Nuku Hiva, dans la baie de Taipivai, l’incite à déserter. Cette décision impulsive est à l’origine de ce roman dépaysant, étrange et inquiétant.
La fascination des écrivains pour le Pacifique date sans doute des relations de voyage par les découvreurs du Pacifique, Cook, Bougainville : elles ont suscité une abondante littérature et inspiré les philosophes des Lumières, matérialisant leur réflexion sur la nature humaine. Même si Rousseau s’inspire plutôt des Essais de Montaigne lorsqu’il prend à contre-pied les théories de Hobbes sur l’état de nature, et que ses « sauvages » sont plutôt des Indiens que des Polynésiens, sa curiosité pour l’ailleurs a certainement été avivée par les voyages effectués par ses contemporains. Diderot rédige un Supplément au voyage de Bougainville étonnant de lucidité sur les effets de la confrontation entre natifs et envahisseurs. Melville, a son tour, incite par ses textes Stevenson à tenter l’aventure des antipodes : celui-ci visite les mêmes lieux, et ses écrits rassemblés dans l’ouvrage Dans les mers du Sud répondent en quelque sorte aux observations de son aîné. L’étonnant, chez Melville, c’est qu’il n’a pas de modèle. Probablement, ce désir de tout voir, tout connaître, son insouciance de très jeune homme l’ont-ils poussé dans cette aventure. Mais ce qui importe est cette œuvre qu’il nous offre après avoir pris un peu de recul, son regard distancié qui propose de multiples pistes de réflexion.
En effet, le récit n’est ni critique, ni dithyrambique. Le lecteur progresse dans la découverte des lieux et des êtres en même temps que son guide, l’auteur-narrateur. La nature, tout d’abord, se montre hostile. A la douceur des alizés qui l’invitent à la fuite succède la pluie froide et incessante qui le mène au découragement , à la mort, presque. Il ne possède aucune des clés qui lui permettraient de survivre avec son compagnon dans cet environnement qui ressemble si peu à ce qu’il imaginait. Inconsidérément, il s’est volontairement perdu dans les montagnes inhospitalières des Marquises, allant d’une vallée à l’autre à la recherche d’un abri. Il a pris la direction que lui déconseillaient les indigènes rencontrés au port : la vallée de Taïpi, au-delà de Haapa, qui lui a été décrite comme un repaire de cannibales. Pour ces jeunes gens, c’est plus une incitation qu’une mise en garde ! Le cheminement du fugitif s’effectue entre angoisse et curiosité. La confrontation est inévitable, mais quand elle se produit, elle se révèle bien plus rassurante que prévu. Son compagnon et lui sont accueillis à bras ouverts dans le village des Taïpis dont le sourire et la sollicitude les rassurent immédiatement.
Ce roman aurait pu ne nous proposer qu’une romance exotique dans un éden de pacotille. Mais Melville est malgré son jeune âge un fin observateur doté d’une vraie conscience. Ainsi, le début de l’œuvre fourmille de critiques acérées sur les relations qui se sont établies entre colons et colonisés. Les Français occupants de l’île ne lui inspirent aucune sympathie, pas plus que les missionnaires dont il considère le zèle avec méfiance. Quant aux Marquisiens, ils se divisent entre complices et réfractaires, ces derniers étant considérés comme de véritables sauvages. Le narrateur (Tomo pour ses hôtes) découvre un univers à la fois terriblement différent et très proche du sien. Les relations humaines semblent marquées par le respect de la famille, des anciens. Adopté par le chef, il découvre l’amour et la douceur de vivre. Le paradis existe-t-il ? Avant son arrivée, Tommo éprouve une angoisse légitime, liée aux récits de cannibalisme qu’il a entendus. Pourtant, il vit dans cette vallée retirée comme dans un hortus deliciarum… Les humains y profitent des bienfaits de la nature avec laquelle ils vivent en parfaite harmonie. Nulle exploitation abusive, nulle atteinte à son intégrité. Chaque homme en tire avec raison les fruits qu’elle lui prodigue généreusement, mais nul ne cherche à la contraindre, à l’épuiser, à la détruire. Les sentiments humains sont eux aussi empreints d’harmonie : Tommo n’assiste à aucun conflit ; tous acceptent sa présence comme un don. Pourtant, une sourde et inexplicable inquiétude l’envahit parfois, peut-être due aux préjugés qui ne l’ont pas entièrement abandonné.
La révélation est terrible : un matin, se réveillant seul, il comprend que les hommes sont partis se battre contre le village voisin. A leur retour victorieux, il assiste en cachette (les villageois l’ont adopté mais tenu à l’écart de certaines cérémonies) à une scène effrayante : le cannibalisme des habitants n’était pas une légende… Alors qu’il n’est menacé en rien, le paradis se mue en enfer – qu’il faut fuir absolument !
Finalement, le voyageur est-il celui qui cherche une place dans l’univers, ou celui qui n’est capable d’en garder aucune ? Etranger à son propre monde, il ne cesse d’espérer trouver ailleurs le bonheur, chassé à chaque fois par la désillusion. Le voyage est donc vécu comme réponse à une crise d’identité : qui suis-je, moi qui ne ressemble à aucun de ceux que je vois autour de moi ? L’idée de semblable n’est qu’une utopie, ou alors, si je suis semblable aux autres, quelle est cette image sinistre qu’ils me renvoient de moi-même ? La réponse est peut-être dans l’écriture, qui oblige à une forme d’immobilité, de concentration, tout en permettant le voyage intérieur. Melville, après avoir voyagé, se fixe et devient écrivain. Son cheminement intime le dispense de fuir – de se fuir…

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