Je me souviens de Georges Perec

Je me souviens de Georges Perec

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Lucien, le 11 décembre 2001 (Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 203ème position).
Visites : 5 925  (depuis Novembre 2007)

Nostalgie, quand tu nous tiens...

Parmi les auteurs qui ont tenu quelque place dans mon existence, il en est un qui occupe une position très privilégiée. C'est un écrivain auquel me lient de nombreuses affinités intellectuelles, littéraires, mais aussi affectives.
Il est des auteurs que l'on apprécie ou que l’on admire sans plus, et puis d'autres dont on aurait aimé être l'ami. Georges Perec est de ceux-là. Le conditionnel passé est de rigueur, hélas, car Georges Perec est disparu trop tôt, voici près de vingt ans déjà, en 1982, emporté par un cancer à quarante-six ans. Georges Perec était né en 1936, dans une famille française d'origine juive, d’où devait s’ensuivre un double drame : la mort du père, tué au combat en juin 40, puis la disparition de la mère, déportée en camp de concentration en 42. Double drame dont l'enfant portera jusqu’au bout les stigmates, toute l’oeuvre de Perec étant une impossible tentative de surmonter la blessure originelle, l'amputation dont il fut victime à l’âge où l'insouciance devrait être de mise. L'œuvre de Perec, une psychanalyse où l'humour, la fantaisie et le jeu serviront de garde-fou au désespoir. L'œuvre de Perec… Impossible d’extraire un titre, tous sont également recommandables. On peut citer Les choses, sans doute le roman le plus connu, l’épopée dérisoire d'un jeune couple qui s'enlise dans la frénésie de consommation des années 60 ; Un homme qui dort, sorte de « voyage autour de ma chambre » d'un jeune homme tenté par l'anéantissement, l'effacement de toute volonté, de tout désir, de tout « vouloir-vivre » plutôt que par le simple suicide ; W ou le souvenir d'enfance, l’évocation en alternance des événements qui ont marqué l’enfance et d'une sorte d'Utopie basée sur les principes de l'idéal olympique (enfance et Utopie se rejoindront dans un même cauchemar) ; La Disparition, un roman de près de trois cents pages où disparaît… la lettre E ! Un tour de force quand on sait que cette lettre est la plus fréquente de notre langue. Un tour de force non gratuit quand on sait qu’E, c'est « eux », les parents, disparus dans les circonstances que l'on sait. Mentionnons encore Les Revenentes (sic), sorte d'anti-disparition où la seule voyelle présente est bien entendu… l'E ! Citons enfin La Vie, mode d'emploi, un « romans » (sic) multiple où s'enchevêtrent des dizaines d'histoires à travers cent chapitres qui représentent cent lieux différents d'un immense immeuble parisien. Le livre dont je voudrais vous parler davantage aujourd'hui – et qui justifie le titre de cet article – est un chef-d'œuvre de nostalgie publié en 1978 : Je me souviens. Qu’est-ce que ce livre ? Pour nous le présenter, laissons la parole à l'auteur lui-même :
« Ces "je me souviens" ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine d'être mémorisées, elles ne méritaient pas de faire partie de l'Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d’Etat, des alpinistes et des monstres sacrés. Il arrive pourtant qu'elles reviennent, quelques années plus tard, intactes et minuscules, par hasard ou parce qu'on les a cherchées, un soir entre amis ; c’était une chose que l’on avait apprise à l'école, un champion, un chanteur ou une starlette qui perçait, un air qui était sur toutes les lèvres, un hold-up ou une catastrophe qui faisait la une des quotidiens, un best-seller, un scandale, un slogan, une habitude, une expression, un vêtement ou une manière de le porter, un geste, ou quelque chose d’encore plus mince, d'inessentiel, de tout à fait banal, miraculeusement arraché à son insignifiance, retrouvé pour un instant, suscitant pendant quelques secondes une impalpable petite nostalgie. » Résultat ? 480 « je me souviens », 480 moments ramenés à la surface de nos mémoires.
Des exemples ? Bien sûr, en voilà : « Je me souviens de Ronconi, de Brambilla et de Jésus Moujica ; et de Zaaf, l’éternel "lanterne rouge". » « Je me souviens de l’Adagio d'Albinoni. » « Je me souviens de l'époque où Sacha Distel était guitariste de jazz. » « Je me souviens des scoubidous. » « Je me souviens du grand orchestre de Ray Ventura. » Les 480 articles de ce petit livre… autant d’occasions de laisser monter en nous cette petite pointe de nostalgie qui nous relie à notre passé…

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Le petit vélo du souvenir.

10 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 1 novembre 2003

Un livre, d'abord. Un livre à lire et à relire. Un poème, peut-être.
Un objet de théâtre, les privilégiés qui avaient pu voir le spectacle de Sami Frey lors de sa création en 1988 en étaient persuadés. Une heure quinze de monologue ; une heure quinze de bonheur à nouveau accessible jusqu'au 31 décembre au théâtre de la Madeleine, puis en tournée.
D’abord le noir. Puis le phare du vélo qui troue la nuit, et la ronde des souvenirs qui commence à s'égrener : "Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud." L'homme pédale sans discontinuer sur le petit vélo à guidon chromé ; le petit vélo du souvenir. Il porte un béret sur la tête, ou une casquette, le costume noir et la cravate de l'employé, un attaché-case sur le porte-bagages. Le vélo tourne, la route s'élève. Toujours le même paysage. Jamais le même paysage. Des pics, des pentes, des vallons évoqués par un immense voile. Nuit et brouillard. On songe au Vercors où l'enfant passa la guerre. On songe à Villard-de-Lans. "Je me souviens qu’à Villard-de-Lans, j'avais trouvé très drôle qu’un réfugié nommé Normand loge chez un paysan nommé Breton." Le vent se lève. L'homme s'arrête, enlève le béret, ou la casquette, qu’il place sous l’élastique, sur l'attaché-case, se ravitaille, posément. Quelques gorgées au goulot du bidon. Sort un petit appareil photo, prend trois clichés : du paysage, du public, de lui-même. Les deux derniers déclics déclenchent un crescendo de rires.
Il repart, accélère, ralentit, monte en danseuse. Il repart, et les souvenirs repartent, égrenés par la voix douce et froide, profonde et grave. «L'inflexion des voix chères qui se sont tues». Une sorte de numéro de ventriloque posthume, avec quelque part, dans les voiles bleus des montagnes, la silhouette d'un quadragénaire au sourire d'enfant, aux cheveux frisés, aux dents cariées, à la barbiche folle.
Un deuxième arrêt. Un deuxième ravitaillement. La route est longue. Les jambes sont lourdes. Pas facile d’accoucher d’une vie. Il neige. Figure de l'hiver. Figure de l’enfance. "Je me souviens des Carambar." "Je me souviens que je rêvais d’arriver au Meccano n° 6 ."
Nostalgie. Humour et nostalgie. Redécouverte d'un texte connu par cœur, pour certains ; découverte, pour d'autres. Puissance poétique et humoristique de la litanie, du ressassement. 479 souvenirs énumérés, et aucun ennui ; aucune accoutumance.
Et puis, le rythme s’accélère. Les mots "Je me souviens" deviennent à peine audibles. Litanie bâclée, prière à laquelle on ne croit plus, chapelet égrené juste par habitude. A quoi bon ?
Le vélo s'éloigne. Son feu arrière, rouge, brille au loin. Silence. Et ces trois derniers mots : "Je me souviens..." Et les points de suspension qui brillent dans la nuit comme les trois coups du théâtre ; comme si tout allait recommencer ; comme si rien ne pouvait s'achever. Trois secondes d'éternité avant qu'un premier spectateur ose déclencher le scandale des applaudissements et qu'il revienne saluer, l'employé au costume noir, avec le vélo, puis sans. Que le public redevienne public par la communion des mains frappées, par le bruit produit ensemble. Que le public souffle enfin. Que chacun échappe à la petite bulle d'enfance, à la dérangeante et douce petite sphère privée où l’aura plongé, une heure et quart durant, le petit vélo du souvenir.

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