Le bar de l'insomnie de Georges Picard

Le bar de l'insomnie de Georges Picard

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Christian Adam, le 20 juillet 2008 (Inscrit le 30 novembre 2007, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Pour une spéléologie de la conscience insomniaque

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« La poésie vit d'insomnie perpétuelle » (René CHAR, La parole en archipel)

« Pendant l'insomnie, je me dis, en guise de consolation, que ces heures dont je prends conscience, je les arrache au néant, et que si je les dormais, elles ne m'auraient jamais appartenu, elles n'auraient jamais existé » (Emil CIORAN)

« Toute vue des choses qui n'est pas étrange est fausse. Si quelque chose est réelle elle ne peut que perdre sa réalité en devenant familière. Méditer en philosophe, c'est revenir du familier à l'étrange et dans l'étrange affronter le réel » (Paul VALÉRY, Choses tues).


La gageure de ce roman savoureux et déroutant de Georges Picard est de nous entraîner, le temps d'une nuit blanche, dans le champ de conscience d'un insomniaque qui hante les nuits à la recherche du sens de sa veille interminable. L'intrigue du livre tient en quelques phrases : trois comparses, dont le narrateur, se retrouvent nuit après nuit dans un bar qui baigne dans la pénombre comme un vaisseau fantôme. Leurs allées et venues dans l'ombre du soir, leurs tribulations étranges et parfois cocasses, leur tête-à-tête truffé de malentendus forment la toile de fond sur laquelle va se détacher le récit exploratoire du narrateur, raconté à la première personne : « Je suis insomniaque. Cette disposition, née d'un désordre physiologique, m'a donné une sorte d'irritabilité, doublée d'une lucidité seconde grâce à laquelle je déchiffre rapidement des significations habituellement cachées aux gens qui dorment bien » (10). Ainsi débute ce roman teinté de couleurs sombres et blafardes, aux lueurs parfois surréalistes, entrecoupé tout au long de sa narration d'éléments d'introspection à la fois physiologiques et mentaux. Suite à ce premier jaillissement dans le tissu romanesque, le lecteur découvrira un héros détaché mais lucide, dont la silhouette est fantomatique jusqu'à dans son épaisseur psychologique. Dans une ambiance poétique et onirique qu'on croirait sortie d'une toile de Chagall, le personnage va traverser des aventures sans conséquence, enjamber des « micro-événements dénués d'importance » (162), tout en s'interrogeant sur le sens des choses, saisies dans leur écoulement et leur étrangeté. Devant le regard aigu du héros, « ectoplasme » (60) tâtonnant dans le clair-obscur du bar de l'insomnie, le monde perçu se déploie dans toute sa texture phénoménologique sous les catégories du vaporeux, du vague, de l'embrouillé, où les données immédiates de la conscience, normalement claires et délimitées, s'estompent et s'embrument à mesure que les lignes mentales se déplacent hors du cadre perceptif habituel. Du coup, les êtres et les choses qui pénètrent dans le champ mental du narrateur s'entourent paradoxalement d'un halo lumineux et opaque, en ce qu'ils deviennent à la fois des objets élucidés dans leur présence nue et des énigmes pour la conscience, liquéfiée par le défaut de sommeil : « C'est ce mélange bizarre de surtension et de détachement mental qui donne à la vie de l'insomniaque son caractère particulier et le met dans une position continuelle de porte-à-faux » (59). Affleurant à la surface du Réel tel un spectre flottant dans son « apesanteur mentale » (16), notre héros déambule dans un espace-temps dans lequel les verrous du temps conventionnel ont sauté : « Le temps s'était engouffré dans l'interstice d'un éblouissement passager : il prenait l'apparence d'un éternel retour, parfaitement fictif » (182). Dans la zone mentale éthérée où il plane et qui compense miraculeusement sa veille ininterrompue par une vision aérienne et supérieure des choses, son esprit touché de façon intermittente par la grâce entrevoit certaines vérités fulgurantes sur le monde qui l'environne, comme si sa souffrance était finalement rachetée par une certaine hyperesthésie du regard. Ainsi, lorsqu'il contemple l'humanité laborieuse fraîchement arrachée à son sommeil, il observe ceci : « Tous ces visages étaient d'un sérieux incroyable. Ils dégageaient une impression de grande concentration, de fatalisme et de fatigue, alors que leur journée ne faisait que commencer. On aurait dit qu'ils se rendaient au tribunal pour y faire peser leurs fautes [..] A vrai dire, si j'étais plus léger qu'eux, c'est que je flottais dans un semi-brouillard mental.. » (63).

Ignorant l'origine de cette malédiction qui le prédispose à garder indéfiniment les yeux ouverts sur le monde, voué à cette fatalité physiologique qui pèse sur son corps et qu'il subit malgré lui, le héros va s'attacher en quelque sorte à déplier les prémisses "dormantes" de son état insomniaque pour en enregistrer les points de rupture tels que les hallucinations, le dédoublement ou l'« autoscopie », les associations d'idées bizarres, la perte d'identité, la mémoire chancelante, et autres altérations psychologiques qu'il doit supporter comme un « destin physiologique sans pitié » (157) avec une « fièvre ironique et douloureuse » (157). Incapable de fermer l'oeil pour remettre les pendules de sa physiologie à l'heure, il ne lui reste qu'à faire de la nécessité physiologique qui perturbe son existence une vertu, allant même jusqu'à tirer orgueil de son « insomnie olympique » (196) qui lui ouvre les portes de sa perception : « L'expérience douloureuse que je vivais présentait au moins cette contrepartie fantasmatique positive » (207). Tout se passe comme si cette expérience s'apparentait à l'état second du drogué, dont la chimie cérébrale, troublée dans sa composition normale, donne lieu à un univers sensoriel transfiguré de fond en comble. De même, dès lors que le cerveau de l'insomniaque vacille sous l'effet de la déstructuration des paramètres physiologiques habituels, sa réceptivité s'intensifie naturellement, dans la mesure où elle est intriguée par le nouveau désordre qui se fait jour. Certes, la lisière entre lucidité et confusion psychologique devient très ténue, mais cette révolution chaotique des sens peut néanmoins s'accorder avec un bon usage de l'ivresse que rend possible une insomnie prolongée. C'est alors que l'appréhension des choses franchit un seuil de vision inédit : « J'ai remarqué, observe le narrateur, que l'insomnie incline à accorder une vie indépendante aux choses en les détachant de leur contexte [..] Quand on n'a pas dormi, tout devient symbole. Les significations se mettent à abonder [..] l'insomniaque se croit facilement poète comme les esprits exubérants abusé par une drogue [..] Gardons aux désordres mentaux le seul avantage qu'ils comportent » (33-34).

Il n'est pas invraisemblable de supposer que ce que vise à montrer indirectement le récit de Picard est que notre perception ordinaire, c'est-à-dire prosaïque des choses, n'est en fait qu'une voie parmi d'autres de se représenter la réalité, voie qu'on tient pour acquis, qu'on érige en norme absolue, mais qui, en fait, repose sur un équilibre psychologique et physiologique somme toute relatif. Si bien qu'il existe d'autres formes d'inscription dans le monde que notre ancrage traditionnel, moins "normales" certes, mais tout aussi sinon plus riches en contenu, telles que l'ivresse et la poésie, ces champs de la conscience où l'esprit voyage au bout de lui-même, explore des avenues virtuelles de son imaginaire, et croise sur son chemin des images de la réalité ambiante qui en relativisent la représentation courante en rendant celle-ci contingente et problématique. Comme dans ses autres livres, Picard poursuit ici son enquête sur ces passages à la limite de la conscience humaine que sont l'illusion, le génie, la folie, ces états subversifs qui bousculent notre système psychique pour en distiller de nouvelles pensées. Afin de comprendre "l'effet que cela fait" d'être insomniaque, le romancier nous introduit dans l'esprit d'un personnage en qui la ligne partageant le vécu et l'imaginé a été gommée, à quoi répond la forme du récit par l'alternance d'une part entre le réel et le fantastique, et de l'autre entre le registre du monologue intérieur et celui de la pure narration. Il est vrai que le héros passe par des états délirants et hallucinatoires, induits par la fatigue extrême et la tension élevée des nerfs, mais ces mêmes états l'habilitent curieusement à saisir du réel ce que les gens qui dorment ne voient guère : « Les gens qui dorment s'empâtent l'esprit. Moi, je vois les choses comme elles sont réellement » (103). Ainsi a-t-il le sentiment tout à coup que quelque chose de la réalité se révélait à lui grâce au dérèglement de ses sens, quelque chose qui ressemble à une épiphanie mystique : « Je n'avais plus beaucoup de forces, mais il ne m'en fallait qu'un peu pour pousser le dernier rideau du réel » (106). En se dénudant de la sorte, c'est comme si le réel entrait pour la première fois, comme par effraction, dans les pores de la conscience, et la confrontait à cette grande épreuve de l'esprit qu'est le face-à-face avec l'être des choses. Au terme de cette épreuve qui n'est pas sans évoquer la nausée sartrienne, l'homme insomniaque se voit brusquement privé du secours du langage qui protège les gens qui dorment contre l'engluement dans les choses, habitués qu'ils sont à tenir la réalité à distance. Et pourtant, ce sont ces mêmes gens qui « s'empâtent l'esprit » dans le magma des conventions du langage dont l'insomniaque parvient, à rebours, à se déprendre, quoique à son corps défendant. Reste que l'aventure étrange qui est la sienne fait lever le voile du langage et le fait entrer en collision avec la réalité nue et profonde des choses, comme si son instabilité physique trouvait sa contrepartie dans une sensibilité accrue. Enfin, en plus de voir sa propre identité volatilisée, l'état bizarre qui étreint ses sens le désoriente et le plonge dans un milieu mental où l'articulation normale du langage aux choses a été fracturée, et où les mots ont été délogés de leurs gonds habituels : « Ce n'étaient que des mots approximatifs qui me venaient à l'esprit [..] Devant l'épreuve, ils se rétractaient, se récusaient, se dégonflaient. Il me semble que j'aurais pu vider le dictionnaire sans découvrir les mots prêts à affronter la tâche pour laquelle ils avaient été conçus. Le sommeil m'avait quitté, et voilà que les mots se débinaient à leur tour, me laissant complètement perdu devant cette réalité innommée qui me pénétrait par les yeux, par les narines et par la peau » (108).

Ce que dessine en filigrane le songe éveillé de notre personnage, ce sur quoi débouchent ses rêveries diurnes, c'est paradoxalement la perspective d'un monde plus vrai que celui qu'arpentent en plein jour les dormeurs, un monde juché en quelque sorte au delà des apparences. Si les fantômes engendrés par l'imagination du héros sont ironiquement plus réels, c'est qu'ils appartiennent à une sphère fantasmatique personnelle. Entre une rasade de whisky et deux caouas, son « insomnie transcendantale » (185) pose les conditions de possibilité d'une attention vigilante à la vie qui passe, déridée cependant de part en part, insistons-y, par la légèreté ironique du récit : « Si j'avais pu dormir ne fût-ce que quatre à cinq heures d'affilée, je serais tombé du monde des Idées dans le monde de la réalité humaine » (185). Qu'il se questionne sur la « nécessité spirituelle » (128) du sommeil, ou qu'il hasarde ses propres hypothèses sur le sens philosophique et esthétique de l'insomnie, le narrateur découvre en définitive que la clé des phénomènes se trouve à l'interface entre la folie et la raison. D'ailleurs, lorsque de temps à autre il franchit la porte du bar de l'autre côté du décor pour aller en dehors des ombres de la « taverne platonicienne » (159), que voit-il ? Il aperçoit, entre autres, le spectacle de la vie mondaine, la ribambelle des gestes quotidiens réglés comme une horloge dans leur démarche fixe et monotone, la comédie humaine vaquant à ses occupations ordinaires, le tout surplombé par son regard élevé au second degré : « Est-ce le destin des insomniaques de passer silencieusement entre les hommes, en observant leur agitation depuis ce point de fuite où la vigilance s'assume comme une perversion ? » (117). Ce coup d'oeil décalé sur la société annonce par exemple les flèches satiriques que décochera plus tard le personnage contre le tourisme de Montmartre, où l'ironie du propos exsude sous un ton pince-sans-rire : « J'avais envie de me saouler de clichés, de spectacles triviaux, de sensations conventionnelles usées jusqu'à la corde [..] Tout indiquait qu'on avait atteint ici un point extrême et idéal, une sorte de perfection sociologique qui se suffisait et ne demandait qu'à s'éterniser. Montmartre et ses touristes représentaient une forme achevée de l'existence rendant caduque l'existence même du Paradis. Je jubilais, j'étais aux anges... » (188). En somme, si le recours à la satire s'impose ici, c'est parce que, d'un côté, l'insomniaque s'installe dans la proximité des lieux, il baigne dans une « poésie de second degré » (33), il goûte aux secrets immémoriaux des paysages, tandis que le Touriste, lui, survole des sites aseptisés tels des visages sans expression, il zappe les points de passage sans vraiment embrasser la poésie organique qui les enveloppe. Là où les lieux sont opaques, impénétrables et sans relief au regard du Touriste, ils sont illuminés par celui de l'insomniaque, dont la sensibilité est branchée sur leur longueur d'onde et vibre à l'unisson. Il habite leur rythme interne, et s'il sait regarder les objets qui l'entourent dans leur intimité, c'est qu'il se met au diapason de leur temporalité propre, en continu, hors du clivage biologique entre sommeil et éveil qui divise artificiellement le flux du temps. Du reste, « Le sommeil lui-même, se demande-t-il, n'est-il pas une convention imposée par la nature à l'usage des gens conventionnels ? » (65). En fin de compte, qui sait si le personnage imaginé par Georges Picard n'abrite pas en lui la figure de l'Artiste, symbole d'anticonformisme, c'est-à-dire celui qui rôde dans les parages tel un fantôme, repoussé à la marge des événements qu'il ne perçoit pas comme les autres, mais qu'il surprend dans leur surgissement élémentaire et sauvage. « J'étais un témoin involontaire de choses qui ne me regardaient pas » (117), avoue-t-il encore. Comme Rimbaud, l'insomniaque est un voyant en qui l'horloge du réel s'est déréglée pour laisser transparaître cependant une surréalité aussi exaltante que l'imagination à laquelle elle se conjugue. Parfaitement lucide sur le contenu de son expérience qu'il guette avec avidité, conscient du coefficient de dérangement de l'ordre du monde généré par son état, il redécouvre ce que nous avons cessé de voir. Ou pour le dire avec Cioran, cette expérience est certes « extrêmement douloureuse, c'est une catastrophe. Mais ça vous fait comprendre des choses que les autres ne peuvent pas comprendre : l'insomnie vous met en dehors des vivants, en dehors de l'humanité » (Entretiens, 1995).


Ego lector ( Christian Adam )

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