Limbo de Bernard Wolfe

Limbo de Bernard Wolfe
( Limbo)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Stavroguine, le 31 mai 2008 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 189ème position).
Visites : 4 765 

Attention au rouleau compresseur !

Le docteur Martine est médecin sur un champ de bataille. Fatigué, exaspéré de voir défiler devant lui des corps mutilés de jeunes hommes, il y a peu encore vaillants, les uns après les autres, tous plus abîmés, il écrit dans son journal, par dérision, par ironie, que la solution pour mettre fin à toute guerre, à toute violence, est d'amputer tout le monde. Couper jambes, couper bras. Et puis il fuit. Il tourne le dos à cette guerre. Et oublie son journal derrière lui...
On le retrouve sur une petite île. Loin de tout, et surtout de la guerre. Il a atterri dans une petite tribu pacifiste, ou plutôt obnubilée par la paix, à un tel point qu'ils demandent à Martine de mettre à leur service ses compétences médicales afin de rendre moins dangereuse une petite opération ancestrale qu'ils pratiquent chez tous leurs membres: l'ablation d'une petite zone du cerveau, où se trouve le centre de l'agressivité. Martine ne le fait pas de gaieté de coeur, considérant que l'agressivité fait partie de l'être humain. Mais il accepte de satisfaire ses hôtes, lesquels invoquent le bien de la communauté pour justifier cette petite mutilation... A part ça, la vie est calme.
Et puis un jour, des Occidentaux débarquent sur l'île une petite poignée d'individus arborant tous fièrement leurs prothèses hi-tech, leur Immob. C'est qu'après le départ de Martine, quelqu'un a mis la main sur son journal. Et ce qui n'était qu'une mauvaise blague d'être hérissé slogan de la nouvelle révolution, la révolution Immob. Une mauvaise blague prise, l'horreur de la guerre aidant, comme argent comptant: If you have ams, you have arms ! (Si vous avez des bras, vous avez des armes !) Toute une société amputée, sacrifiée sur l'autel de la Paix par une mauvaise blague ! Et Martine a sa statue, devant laquelle se prosternent tous les Immobs. Et il a ses opposants aussi, ceux qui s'insurgent contre ces prothèses... et que Martine s'empresse de rejoindre pour lutter contre cette folie !

"Limbo" est un grand livre ! Un grand roman d'anticipation à placer sur le même rayon qu'un "1984" ou un "Meilleur des mondes".
Son sujet peut paraître pour le moins étrange, exagéré. Il l'est: toute une société qui tombe dans un masochisme extrême c'est inimaginable ! L'est-il vraiment ? Quand on a vu des "nations civilisées" exterminer des Juifs par milliers... C'est ce genre de questions que pose "Limbo" en abordant de manière totalement maîtrisée un sujet pas facile, dont on aurait presque envie de se moquer devant son énormité.
"Limbo" ne parle pas que de pensée extrême, il parle aussi de détournement de la pensée. Car Wolfe a la géniale idée de confronter le penseur à ce qu'est devenue sa pensée. On pense à Marx quand on voit Martine: qu'aurait-il dit, qu'aurait-il fait en voyant sa pensée humaniste et libératrice détournée comme elle l'a été en URSS, en Chine ou au Cambodge pour mieux contrôler et opprimer les peuples ? "On n'a jamais vu (...) un "Das Kapital" (...) se retourner contre son disciple numéro un. C'est un moment historique" !
Wolfe nous interpelle aussi sur cette quête passionnelle de la paix, celle de la tribu pacifiste, celle des Occidentaux, la paix vaut-elle le prix qu'on sacrifie ce qui fait l'homme ? L'agressivité a-t-elle une place dans la société humaine ? Il fait référence à la psychologie, à la philosophie, à Freud et à sa démonstration du lien entre agressivité et sexe, entre agressivité et amour.

"Limbo", je le répète, est un grand livre. Derrière toutes ces questions, derrière ses personnages et son suspens, il nous fait oublier l'extravagance de son idée de départ, même quand - comme moi - on n'est pas forcément un grand fan de SF. On se prend au jeu, à réfléchir et à suivre Martine dans sa lutte contre ses propres idées. C'est débordant d'intelligence et d'humour noir, totalement politiquement incorrect. Et tout autant réjouissant !

Une petite citation pour finir:
"Donc Immob a eu son point de départ dans une plaisanterie. Une plaisanterie qui a fait une fausse couche si je puis dire.
Mais tous les grands mouvements salvateurs de l'Histoire (...) ont pris naissance dans une grosse plaisanterie swiftienne.
Les plaisanteries deviennent de plus en plus grosses. Le peuple rit de moins en moins.
Je rêve à Helder mettant la main sur le tract de Swift, dans lequel il expose la méthode pour abolir la famine en Irlande, en dévorant les enfants des pauvres? Grands dieux !..."

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Pas de bras pas de chocolat !!!!

10 étoiles

Critique de Pytheas (Pontoise - Marseille, Inscrit le 5 avril 2012, 59 ans) - 24 avril 2015

1972 le Dr Martine, Chirurgien Lobotomiste , fuit la 3ème guerre mondiale, ecoeuré par le nombre de blessés, mutilés, qu'il voit défiler sur sa table d'opération. Il se réfugie sur une île perdue au milieu de l’Océan Indien qui n’est pas répertoriée sur les cartes. 1990 au sein de la communauté Mandunji, sur cette île inconnue du monde civilisé, le Docteur Martine pratique et parfait son art de la Lobotomie à travers la Madunga, Opération qui consiste à enlever toute trace d’agressivité au cerveau humain. Martine est un expert dans cet art et chaque Mandunji manifestant une quelconque agressivité passe entre ses mains et en ressort doux comme un agneau. Jusqu’à ce jour où des hommes dépourvus de membres débarquent sur l’île, leurs bras et jambes ont été remplacés par des Pros, (prothèses dont les performances sont sans communes mesures avec des membres humains) on les appelle des raccours, ceux là sont de l’équipe Olympique d’Interland, venus s’entrainer en vue des épreuves à venir. Ils sont capables de faire des bonds de plusieurs dizaines de mètres de haut, les pros peuvent leur servir d’hélice et leur permettent de voler. Martine ne croit pas à cette la théorie de l’équipe olympique et voit plutôt en eux l’esprit colonialiste du monde civilisé.
Le temps est venu pour lui d’aller se rendre compte d’à quoi ressemble le monde qu’il a quitté, et il retourne aux Etats unis…. Interland, car après la 3ème guerre Mondiale les Etats unis comme les autres pays n’existent plus, seules 2 blocs continuent de coexister, Interland, donc, situé sur le continent Américain et l’union qui lui a pour siège l’Europe communiste et l’Asie, le reste du monde n’est qu’un no man’s land que ces 2 puissances se partagent pour leurs besoins énergétiques.
Au sein de ces 2 entités, les raccours sont la classe dominante, la Philosophie étant que sans bras ni jambes on ne peut pas faire la guerre et donc si l’homme fait le choix d’être raccourci il fait le choix de vivre dans un monde de paix « If you have arms, you have arms !! ». Le Docteur Martine va rencontrer tour à tour des pros pros pour qui les pros certes plus puissants que des membres peuvent s’enlever et donc être neutralisés, des antis Pros pour qui le choix d’être raccours ne peut pas s’accommoder des membres de remplacement plus puissants que les membres d’origine, des dignitaires de l’Union ayant sensiblement la même philosophie raccours mais qui démontent que ce monde bipolaire où le choix de la paix à tout prix a été fait reste toutefois d’un équilibre fragile quand il en va des intérêts de chacun …. Mais surtout Martine va faire une découverte…….

Ce Roman d’anticipation, écrit en 1952 par Bernard Wolfe réinvente le combat Rousseau - Voltaire, d’un côté l’homme nait bon, la société le pervertit, de l’autre côté l’homme a construit la société à son image. Il est à ranger dans la catégorie des « 1984 », « le Meilleur des mondes » ou encore « Nous autres » et développe l’idée que l’homme est fait de pulsions agressives qu’il ne peut réfréner, que cette agressivité est partie inhérente de sa personnalité que si dangereuse pour lui et les autres soit-elle, elle est aussi la source de son inspiration. Philosophiquement, les hommes de l’après 3ème guerre mondiale ont donc fait le choix de se mutiler afin de ne pas en arriver à l’éradication de l’espèce humaine. La lobotomie était semble-t-il à l’époque une science en devenir. Le monde était en plein guerre froide et Bernard Wolfe a anticipé sur un monde qui aurait basculé à cet instant , ce qui n’a pas la même crédibilité que pourrait avoir le « Nous autres » de Zamiatine ou « «1984 » d’Orwell, il a toutefois quelque chose que les autres n’ont pas, il se déroule dans une période transitoire post guerre mondiale, rien n’est donc vraiment figé et on en est encore à penser sur le devenir du monde quand dans « 1984 » les choses sont déjà bien établies et dans lequel on nous en dévoile les conséquences, là on est face aux causes et à leurs possibles résolutions.
Wolfe nous démontre à travers ce roman, comment une pensée peut être interprétée et utilisée à des fins n’ayant rien à voir avec la pensée initiale, comme si Karl Marx en écrivant le capital avait prédit les goulags, le KGB, la dictature imposée au peuple.

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