Gutenberg 2.0 : Le futur du livre de Lorenzo Soccavo

Gutenberg 2.0 : Le futur du livre de Lorenzo Soccavo

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Critiques et histoire littéraire

Critiqué par Serge-André Guay, le 9 avril 2008 (Inscrit le 9 avril 2008, 67 ans)
La note : 10 étoiles
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Un livre excellent au sujet du futur du livre

J’ai lu la première et la seconde édition de « Gutenberg 2.0 - Le futur du livre » et ma recommandation est fort simple : « Achetez ce livre ! » L’ouvrage permet un véritable voyage dans le futur du livre, un futur réaliste et fort bien documenté. On ne saurait pas envisager l’avenir du produit culturel le plus vendu de tous les temps sans connaître les plus récents développements technologiques et historiques sur lesquels l’auteur se penche à la fois avec prudence et optimiste. Bref, l’essai de Lorenzo Soccavo est un ouvrage de premier plan, une véritable référence. La publication en février dernier (2008) d’une deuxième édition, actualisée et augmentée, un an après la sortie de la première édition, démontre à quel point les technologies, les projets et les mentalités évoluent rapidement dans le monde merveilleux du livre.

Le lecteur québécois sera davantage surpris par ce futur imminent que les lecteurs européens, asiatiques et américains. Le livre de Lorenzo Soccavo permet à ces derniers de se tenir à jour parce qu’ils sont au coeur même de l’action. L’Europe, l’Asie et les États-Unis d’Amérique sont les leaders incontestables de ce renouveau du monde du livre. Depuis quelques années déjà, l’information se multiplie et fuse de toutes parts en provenance du front où se déploie le talent des innovateurs et des inventeurs. C’est dans ce contexte que surgit le besoin d’un prospectiviste de l’édition.

« L’on me demande parfois avec un gentil sourire amusé ce que cela signifie : "prospectiviste de l’édition" et, assez souvent, mes oreilles me sifflent des petits airs guillerets. En clair : Lorenzo Soccavo s’est autoproclamé en 2005 "Prospectiviste de l’édition", mais c’est quoi ce truc ? Un prospectiviste est quelqu’un qui fait de la prospective. Et toc ! La prospective est la : « Discipline qui se propose de concevoir et de représenter les mutations et les formes possibles d’organisation socio-économiques [...] d’un secteur d’activité dans un avenir éloigné, et de définir des choix et des objectifs à long terme pour les prévisions à court ou moyen terme. » [Définition TLFI] Cette définition me convient parfaitement. Elle correspond bien, en effet, à la discipline que je m’impose, de détecter et d’accompagner les usages émergents, d’anticiper les ruptures d’usage des lectorats, les nouveaux modes de lecture et de diffusion, notamment, liés au numérique. L’avenir du livre, à mon avis, ne peut pas se penser séparément de l’évolution des autres technologies et nous devons tenir compte et intégrer dans nos scénarios du futur, les systèmes apprenants et les recherches sur la réalité augmentée, l’immersion totale, le Web 3D, etc. » Lorenzo Soccavo

Attention, nous ne sommes pas ici dans la science fiction. Les développements dont nous entretient Lorenzo Soccavo sont réels. L’encre électronique, le papier électronique, les livres électroniques, l’édition en ligne, les librairies virtuelles, l’impression à la demande,... existent bel et bien et se développent à vitesse grand V en Europe, en Asie et aux États-Unis d’Amérique où la mobilisation industrielle est déjà amorcée. Cela signifie que l’on passera bientôt à une commercialisation à grande échelle des innovations expérimentées ces dernières années. Et comme je le soulignais, le lecteur québécois risque fort d’être davantage surpris parce qu’il est loin de l’action et peu ou mal informé. Les médias québécois traitent encore ces innovations qui ailleurs bouleversent toute la chaîne du livre comme de simples curiosités. Je ne saurais donc trop recommander à mes compatriotes québécois de lire cet ouvrage de Lorenzo Soccavo.

Le livre n’en est pas à sa première mutation

Pour envisager l’avenir, il faut d’abord revenir en arrière si on ne veut pas être taxé de fabulateur. Et c’est sans doute la mise en contexte historique de l’évolution du livre et des supports de l’écrit en général au fil des siècles que j’aime le plus dans ce livre. Lorenzo Soccavo y consacre le premier chapitre de son ouvrage sous le titre « Le livre n’est pas un produit comme les autres ».

Le commentaire le plus fréquent entendu au sujet de l’avenir technologique du livre, c’est que le livre papier tel que nous le connaissons n’est pas prêt de disparaître parce que les lecteurs préfèreront toujours le bon vieux papier. Or, la question qui se pose au sujet du futur du livre n’est pas de savoir si le support papier va disparaître ou non mais plutôt quelle place prendront les nouveaux supports électroniques avec leur perfectionnement au fil des ans.

Plusieurs évoquent l’inconfort de la lecture à l’écran pour soutenir que la place de ces nouveaux supports de lecture sera très limitée. Il faut être mal informé pour s’en tenir encore à cette hypothèse car ce problème technique est déjà du passé avec le papier électronique qui offre désormais une lisibilité en tous points comparable au papier traditionnel. Le livre électronique n’est plus un « écran » portable, une miniaturisation d’un écran d’ordinateur personnel, mais un appareil de lecture muni d’une feuille de papier électronique réinscriptible sur laquelle s’affichent les pages d’un livre avec différentes options de navigation. Et les tests auprès des lecteurs sont suffisamment concluants pour passer au stade de la production industrielle. L’Europe aura bientôt sa première usine de papier électronique et l’Asie n’est pas en reste avec plusieurs autres projets industriels.

Ce papier électronique est une mutation au même titre que les autres vécus par les supports de lecture depuis l’avènement de l’écriture environ 5000 ans av. J.-C., nous rappelle Lorenzo Soccavo. « Les Babyloniens écrivaient sur des tablettes d’argile humide, qu’ils laissaient ensuite sécher et durcir au soleil. Égyptiens, puis Grecs et Romains écrivaient sur de longues bandes de papyrus qu’ils enroulaient. (...) Avec le parchemin, peau d’ovin, poncée puis tannée (s’il s’agit d’une peau de veau, l’on parle de vélin), plus souple et donc assemblable en cahiers, l’idée d’assembler des feuilles de manière à constituer un volume va être un véritable progrès. La page apparaît. » « Aujourd’hui, au XXIe siècle, avec les tablettes de lecture en e-paper −papier électronique −c’est, (...), l’accès immédiat à des centaines de volumes sur une seule et unique page réinscriptible à loisir qui est maintenant possible. » (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, pp. 24-25)

L’assemblage de ces pages sera baptisé « codex », du latin, « tablette à écrire ». « Ce passage du rouleau au codex est la première étape importante dans l’histoire du livre », note Lorenzo Soccavo.

« Au XIe siècle les Arabes introduisent dans les pays méditerranéens le papier, que les Chinois avaient inventé dès les 1er siècle. (...) Très vite, l’accroissement des besoins en papier qu’une qualité convenable et égale conduit à industrialiser la fabrique de la pâte à papier et à imposer le bois, donc les arbres, comme principale matière première. Le papier finit par s’imposer comme le support privilégié à la transmission des savoirs. Le passage de la xylographie (système qui prévalait jusqu’alors d’impression des textes au moyen de planches de bois gravées en relief), à l’impression typographique (basée sur l’assemblage de caractères mobiles en plomb, afin de former les mots) est la deuxième étape importante de l’histoire du livre. » (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, p. 26)

« Au fil des siècles l’objet livre a régulièrement évolué, en termes de capacités, pour :

1. premier Plus de pérennité : capacité à durer, à traverser les aléas du temps...
2. deuxieme Plus de compacité : capacité, à la fois, à occuper moins de place et, à contenir plus, à stocker un nombre toujours plus élevé de caractères, toujours plus de texte...
3. troisiemePlus de liberté : capacité du texte à s’émanciper des contraintes liées au support, et de libérer auteurs et lecteurs en facilitant la diffusion et le partage... »

(Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, p. 27)

Peut-on douter encore de la flexibilité du livre, de sa capacité à se transformer pour répondre toujours mieux aux besoins des lecteurs ? Le livre n’est pas plus de nos jours un produit statique qu’il ne le fut au cours de son histoire. Il évolue. Même son existence sur le support papier a évolué, par exemple, avec l’avènement du livre de poche. En résumé, le livre demeure mais son support évolue dès qu’une avancée technologique peut lui donner davantage de capacité de pérennité, de compacité et de liberté. Et c’est exactement ce que l’encre et le papier électronique offrent au livre.

Lorenzo Soccavo explique dans les moindres détails cette nouvelle mutation du livre sous tous ses aspects. Tout résumé risquerait de banaliser l’un de ces détails qui fera histoire. Nous passons donc ici volontairement sous silence les autres informations techniques au profit de notre invitation initiale : « Acheter ce livre ! » pour découvrir cette odyssée technologique géniale à la conquête du futur du livre.

Le message principal est passé : Le livre n’en est pas à sa première mutation. Il ne sert donc à rien de lutter contre le numérique ; il faut s’y adapter.

Une nouvelle philosophie du livre

Le deuxième aspect le plus frappant à la lecture du livre de Lorenzo Soccavo, c’est la nouvelle philosophie du livre qui se met en place. Autrement dit, la mutation du livre n’est pas uniquement un simple affaire technologique productrice d’un nouveau gadget de lecture. En effet, la technologie ouvre une nouvelle approche philosophique du livre, comme toutes les mutations passées.

Nous connaissons amplement le changement de philosophie du livre provoqué par l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Le livre n’est plus désormais l’apanage de quelques privilégiés. Il devient un objet culturel populaire accessible à tous et on ne l’écrit plus avec les mêmes buts des moines copistes. L’auteur a désormais un public beaucoup plus large qu’aux temps des Grecs et des Romains. L’oeuvre est directement accessible par les lecteurs ; plus besoin d’un initié qui fait la lecture. Bref, l’imprimerie démocratise l’accès au livre et au savoir. Au fil du temps, tous ceux qui résistent à cette démocratisation par exemple, en mettant à l’index certaines oeuvres, doivent plier l’échine, s’adapter à cette nouvelle philosophie du livre, en devenant eux-mêmes auteurs, éditeurs, distributeurs, libraires, bibliothécaires,... Comme le dit l’adage « If you can’t beat them, join them » (Si tu ne peux pas les contrer, rejoins-les).

La première donne de cette nouvelle philosophie du livre repose sur le fait que le livre à l’ère du numérique n’est plus un objet matériel limité à une seule et unique pratique de lecture. Le livre s’est dématérialisé avec le numérique. Il est devenu un fichier informatique avec des fonctionnalités jusque-là inespérées telles la recherche par mot-clé ou par expression, la consultation grâce à une table des matières hypertextuelles (liens hypertextes), l’ajout d’un index personnel interactif, le renvoie aux notes en bas de pages et le retour au texte par de simples clic de souris,... C’est à ce livre dématérialisé auquel plusieurs font allusion en affirmant qu’il ne remplacera jamais le bon vieux livre papier. Mais voilà que le livre numérique retrouve une matérialité qui dépasse largement le livre papier traditionnel grâce au livre électronique, un appareil de lecture portable qui permet d’exploiter toutes les fonctionnalités du fichier informatique original listées ci-dessus et plus encore.

Avec cet appareil portatif dont le confort de lecture est similaire au livre papier, il ne s’agit plus d’un livre pour chaque oeuvre littéraire. Le livre électronique peut contenir des dizaines voire des centaines d’oeuvres littéraires c’est-à-dire toute une bibliothèque personnelle dans un seul et même livre (électronique). Le lecteur pourra allonger à l’infini les tablettes de sa bibliothèque personnelle grâce à l’usage de petites cartes mémoires semblables à celles des appareils photo numériques.

Personnellement, j’aimerais disposer déjà d’une telle bibliothèque puisque je dois, à chaque déménagement, me prêter à l’emballage de plus d’une centaine de boîtes de livres. Voilà un problème de taille de réglé avec l’appareil de lecture et d’entreposage portable et les cartes mémoires. Finis aussi les livres endommagés, tachés, écornés,... par l’usage ou par le temps.

La navigation dans les exemplaires numériques affichés sur le livre électronique n’est pas la seule pratique de lecture qui s’ajoute au livre en supplantant son aspect statique. Le livre électronique permet au lecteur de devenir actif et , « par exemple, de commenter ou d’enrichir le texte d’apports personnels ou extérieurs, de communiquer et d’interagir avec d’autres lecteurs, de s’intégrer à des communautés de lecteurs, d’obtenir dans l’instant des informations complémentaires sur l’auteur ou toutes autres données... » (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, p. 47)

Et n’est-ce pas là justement ce que l’on attend du lecteur ? Aussi loin que je me souvienne, tous mes professeurs tentaient, par tous les moyens à leur disposition, de faire de nous des lecteurs actifs en nous incitant à discuter de nos lectures, en recevant des écrivains en classe, en nous invitant à fréquenter les clubs de lecture de la bibliothèque, en nous enseignant à écrire des fiches bibliographiques, à annoter nos livres, à les résumer,... et à les conserver précieusement. Malheureusement, seuls quelques élèves particulièrement motivés relevaient le défi. Il faut avouer que devenir un lecteur actif était une mission plutôt ardue ; nos moyens se limitaient au crayon de plomb et à la feuille de papier. Rare était l’étudiant qui voulait étendre l’écriture manuscrite jusque dans ses loisirs puisqu’il y passait déjà la plupart de son temps en classe et à la maison lors de la rédaction de ses devoirs. La lecture obligée de livres à l’école tombait alors sur les nerfs de plusieurs, non pas par dédain de la lecture, mais en raison de ce qu’elle impliquait de travaux manuscrits subséquents. Certains élèves ressentaient même une pression supérieure dans l’écriture d’un texte manuscrit propre et lisible que dans l’exercice du contenu. L’avènement de l’ordinateur personnel a réglé ce problème de lisibilité et passablement facilité la concentration sur le contenu. Le fait que l’écriture manuscrite soit pratiquement disparue des collèges et des universités démontre bien que l’ordinateur personnel a répondu à un besoin criant.

Écrire à la main ne correspondait pas au monde technologique qui nous entourait à l’époque (année 60 et 70). Nous étions nés avec la télévision. Nous avions tous une radio cassette et certains un système de son Haute Fidélité. Les caméras vidéo commençaient déjà à être à la porté de tous les portefeuilles. Et, à l’école, nous étions encore et toujours contraints à l’écriture manuscrite comme au Moyen-Âge. Parfois, je me souviens, et parce qu’il ne fallait pas perdre le fil, on prenait des notes sans même en comprendre le sens avec l’espoir de pouvoir y accéder à tête reposée. Puis sont arrivés les photocopieurs. Les professeurs les plus modernes nous dispensèrent alors de prendre des notes lors de leurs cours pour nous fournir leurs propres notes photocopiées. Ainsi libérés, nous pouvions nous concentrer sur le contenu et devenir un peu plus actifs, notamment, en posant des questions, en lançant une discussion,... ce que ne nous permettait pas l’obligation de prendre nous-mêmes des notes manuscrites à chaque cour.

L’ordinateur personnel est arrivée après la fin de mes études. Cependant, j’ai vu son impact sur les études de mes quatre enfants. Libérés de la prise de notes durant les cours par les photocopieurs et libérés de l’écriture manuscrite par l’ordinateur personnel, l’étudiant a tôt fait de gagner lui aussi en liberté au profit d’une plus grande implication personnelle dans ses études. « Le travail à l’ordinateur » a à ce point facilité l’apprentissage que les instances scolaires n’ont eu d’autres choix que de s’y adapter. On pourra toujours critiquer qu’une part de la liberté acquise et du temps gagné par les jeunes de l’époque passèrent aux jeux sur ordinateurs ou sur écran de télévision, il n’en demeure pas moins que les gains dépassent largement les effets pervers. N’oublions pas que les jeux électroniques contribuent aux développement de facultés d’apprentissage non négligeables telles la concentration, la logique et la stratégie. Les jeux agissant ainsi sur nos facultés n’étaient pas légion, aussi attrayant et encore moins à la portée de tous il y a trente ans.

Puis est venu l’Internet. Aussi statique que le livre papier dans sa première version mais avec l’avantage de rendre accessibles des informations toujours plus nombreuses pour le prix d’une connexion réseau mensuelle équivalent au prix d’un livre, le tout sur son ordinateur personnel, à la maison, au travail et même dans les cafés. Plus besoin de se déplacer ici et là pour trouver l’information recherchée. C’est sans aucun doute la diversité de l’information qui frappe d’abord l’imaginaire des internautes. Si la prolifération des médias nous avait quelque peu habitués à la diversité de l’information, l’Internet nous apprend qu’il ne s’agissait là que de la pointe de l’iceberg. Plusieurs associeront alors spontanément l’Internet à une source « infinie » d’informations mais ils n’ont encore rien vu.

La deuxième version de l’Internet, dite Web 2.0, ouvre les vannes aux internautes eux-mêmes ; on peut désormais diffuser soi-même de l’information et donner son opinion en participant à des forums, des blogues, des sites de clavardage (« chat ») ou avoir son propre site Internet. La diversité du contenu se multiplie de façon exponentielle. On apprend que le nombre de gens qui pensent comme nous est beaucoup plus élevé qu’on le croyait et vice-versa. L’Internet vient alors de passer du statique au participatif, individuel et collectif. Des communautés sociales d’internautes se forment.

À travers toute cette effervescence, non seulement le livre s’assure une place mais il devient le produit culturel le plus vendu sur Internet. Et les lecteurs s’activent sur le Net. Des sites, des forums et des blogues littéraires voient le jour tandis que les clubs de lecture se multiplient. Les lecteurs sont devenus aussi voire plus actifs que le souhaitaient jadis nos professeurs.

Certains soutiennent que si le bon vieux livre papier a su se hisser à la première place des produits culturels les plus vendus sur Internet, il n’a pas à s’adapter puisque les gens démontrent ainsi préférer le papier. C’est le cas de bon nombre d’éditeurs qui se limitent tout simplement à se doter d’un site Internet statique (version Web 1.0). Ils croient à tort que l’Internet est une simple vitrine, une vitrine virtuelle qui s’ajoute à celles des librairies traditionnelles. Mais la deuxième version de l’Internet, participative, bouscule la donne et l’internaute ne veut plus faire du lèche-vitrine. Il veut entrer, discuter, échanger, influer, bref, participer.

Aujourd’hui, le livre se retrouve dans la même position que l’écriture manuscrite à la suite de l’arrivée des ordinateurs personnels. Il est entouré de nouvelles technologies innovantes qui le rendent obsolète en mettant en lumière les limites imposées par son aspect statique. On voit maintenant ce que l’on ne peut pas faire avec le livre papier traditionnel. Par exemple, la recherche dans le texte se limite souvent à un index qui correspond rarement à nos intérêts personnels. Il faut chercher les passages que nous avons soulignés en feuilletant le livre page par page. La mise en page ne laisse pas aucune place pour écrire nos commentaires. On ne peut pas grossir le caractère pour une lisibilité améliorée ou agrandir une image pour en examiner les détails. On ne peut pas copier/coller dans un dossier les passages qui nous ont marqués à moins d’abîmer notre exemplaire en détachant les pages intéressantes à nos yeux. Nous sommes limités au livre lui-même et à son contenu ; aucun lien hypertexte ne nous offre la possibilité d’obtenir une information complémentaire. Dans le cas d’une citation, on ne peut pas en vérifier instantanément le contexte original sous un simple clic ; il faut nous procurer le livre cité. Et dans le cas d’un mot dont la définition nous échappe, il nous faut délaisser le livre pour un autre, en l’occurrence, un voire plusieurs dictionnaires, pour autant qu’on y a accès au moment même de la lecture.

Évidemment, tous ces inconvénients et plusieurs autres passent inaperçus si on lit un livre comme on regarde un film sur DVD à la maison, dans une position passive face à l’oeuvre. Pour certains lecteurs cette passivité est recherchée pour équilibrer l’activité souvent trépidante d’une journée ou d’une semaine de travail. La lecture est synonyme de repos, de détente ou de divertissement. Un livre statique facilite cette passivité, la coupure avec l’activité courante. L’action est alors uniquement dans le livre et sa lecture. Et c’est sans doute pourquoi plusieurs personnes redoutent la lecture ; l’activité manque d’action.

Lorsque le cinéma et la télévision sont arrivés, on a craint pour la lecture. Mais le livre n’a pas souffert autant que prévu parce que ces médias, somme toute, offrent un contenu tout aussi statique que le livre. La même crainte fut exprimée lors de l’arrivée de la radio mais cette dernière à ses débuts était également statique. L’auditeur était passif, tout comme le téléspectateur et le spectateur. On se souviendra aussi l’appréhension des radiodiffuseurs à l’arrivée de télédiffuseurs. On imaginait que l’image ajoutée au son fasse disparaître la radio limitée à la voix. Or, aucun de ces médias n’a éliminé l’autre parce qu’aucun n’en avait la capacité, tous étaient statiques, tout comme le livre qui a survécu.

Au début des années 80, le consumérisme ayant fait son oeuvre au cour de la décennie précédente, l’U.N.E.S.C.O dénonça la passivité de la population face aux médias et mis en place un programme mondiale d’éducation aux mass-médias. En France, l’initiative prit la forme d’une opération nationale impliquant les gouvernements et tout le milieu de la télévision sous le nom « Jeunes téléspectateurs actifs ». Au Québec, l’Association canadienne des journaux (ACJ) a lancé le projet « Le journal en classe ». Et ainsi de suite.

L’objectif général était simple : former une population active face à ses médias, plus critique, par une connaissance adéquate des médias, de leur fonctionnement respectif. La plupart des activités d’éducation aux mass-médias consistaient à participer à des projets d’émission de radio ou de télévision produites avec le matériel de l’institution scolaire ou encore à des projets de journaux étudiants. Cette participation directe a eu l’avantage de faire des médias des outils pédagogiques mais les médias eux-mêmes sont demeurés foncièrement statiques.

Avec les années, les programmes d’éducation aux mass-médias se sont essoufflés et la mobilisation du milieu scolaire est devenu plus difficile. Au sortir de l’école, l’étudiant à qui on avait appris à être actif se rendait vite compte qu’il ne pouvait pas plus qu’hier participer aux médias, être véritablement actif autrement que par sa propre opinion critique. On disait de lui qu’il était un « enfant de la télévision » (parce que né alors que la télévision existait) et on lui reprochait sa passivité devant l’écran malgré les programmes de formation. J’ai été impliqué dans de tels programmes d’éducation aux mass-médias au Québec de 1981 à 1987 à la suite d’un stage en France dans le cadre du programme « Jeunes téléspectateurs actifs » et, à mon avis, on ne peut pas inciter à la participation lorsque les médias eux-mêmes demeurent statiques ou fermés à la participation. Si développer une opinion critique sur des bases objectives est tout à fait louable, il faut que l’expression de cet action soit le commencement de l’action et non pas une fin en soi.

L’arrivée de la deuxième version de l’Internet, participative, donc loin d’être statique comme le cinéma, la radio, la télévision et le livre, a changé profondément la donne. L’interaction si recherchée par les autres médias est servie aux internautes sur un plateau d’argent. Les internautes ont accepté l’invitation comme l’eau qui se précipite dans un nouveau canal d’irrigation. Adieux la passivité ! Bienvenue la participation !

On peut dire que l’Homme n’est pas fait pour être passif et que seules les possibilités le limitent. C’est une caractéristique liée à la nature humaine. À chaque fois au cours de son histoire que l’Homme a eu l’occasion de participer activement, il en a profité. C’est ainsi que la démocratie s’est répandue et que là où elle n’est pas, c’est que les hommes sont dominés, restreints dans leur liberté.

C’est dans ce contexte que je saisis l’invitation de Lorenzo Soccavo dans son livre : la solution, c’est de s’adapter. Il faut que la chaîne du livre s’adapte aux nouvelles capacités qu’apportent le numérique, l’électronique et l’Internet pour offrir aux lecteurs un livre nouveau, participatif. Autrement, je crois sincèrement, dans le cas du Québec, que l’industrie risque de perdre le nouveau lectorat qu’elle recherche depuis des années, et ce, aux mains des marchés étrangers.

Recherche & Développement

« Aujourd’hui, écrit Lorenzo Soccavo, avec le numérique, le livre est en train de dépasser l’horizon du simple objet de consommation courante qu’il risquait de devenir à court terme, relégué au rang d’antiquité à l’époque des Smartphones, de l’iPod, des lecteurs portables de DVD... En dépassant cet horizon et en apportant davantage que du contenu statique, l’objet livre s’ouvre et ouvre aux lecteurs (et aux maisons d’édition) de nouvelles perspectives, Que le livre puisse aussi et encore évoluer est une chance. » (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, p. 47)

Au Québec, on a la nette impression que la chaîne du livre voit dans le numérique, le livre électronique et l’Internet une menace car elle semble aussi statique que son produit face à l’avenir. Une nouvelle philosophie du livre s’impose.

« Ces appareils (livres électroniques) ne seront plus des livres statiques refermés sur les textes qu’ils renferment mais des systèmes ouverts : à l’amendement de leurs contenus, aux opinions des autres lecteurs, aux contenus connexes... Des Smart books, voire des living books, ou livres vivants pourrions-nous presque dire... Il ne s’agira aucunement de simples artefacts aux livres que nous connaissons et manipulons depuis notre enfance. Il ne s’agira pas simplement d’un livre high-tech. Car il ne s’agit pas pour les professionnels de remplacer coûte que coûte le livre papier, mais, d’offrir de nouveaux usages complémentaires aux lectorats d’aujourd’hui séduits par le multimédia et la mobilité ». (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, p. 48)

Je retiens : « offrir de nouveaux usages complémentaires aux lectorats », c’est-à-dire bonifier le livre, lui permettre de muer une fois de plus. « La question n’est pas de remplacer les livres papier par des livres électroniques. La question est celle de l’évolution des usages », insiste Lorenzo Soccavo.

« On ne vend pratiquement plus de disques Vinyle et on entend tous les jours que les achats de CD chutent, pourtant, on écoute de plus en plus de musique. Mais on l’écoute sur de nouveaux supports. Et en attendant la commercialisation de nouveaux appareils de lecture, on lit de plus en plus en ligne et également, au Japon et en Corée du Sud en tout cas, de plus en plus sur des téléphones portables de deuxième ou troisième génération. » (Gutenberg 2.0 - Le futur du livre, Lorenzo Soccavo, chapitre 1, pp. 48-49)

Autrement dit, la rupture est déjà amorcée dans le cas du livre par le passage de la lecture sur papier à la lecture en ligne (sur Internet). Les journaux et les magazines s’adaptent progressivement à cette nouvelle réalité. Le livre suivra. La question n’est plus de savoir si les livres électroniques trouveront preneurs mais plutôt de savoir qui seront ceux et celles qui les offriront pour profiter des nouveaux lectorats de l’ère numérique.

J’ai personnellement l’impression ici de chercher à motiver la chaîne du livre québécois à s’adapter à l’ère numérique en brandissant uniquement l’appât du gain. C’est de mise lorsqu’on s’adresseàuneindustrie.Mais je ressens tout de même un sentiment de culpabilité. Ce n’est pas que je dédaigne la quête du profit, légitime dans les circonstances, mais plutôt la résistance aux changements. Pourquoi l’industrie québécoise du livre résiste-t-elle avec autant de vigueur à l’ère numérique et plus spécifiquement au livre 2.0 ? Une part de la réponse me vient à l’esprit : cette industrie québécoise n’a pas de département de Recherche & Développement, comme on en trouve dans les autres secteurs industriels. Elle ne dispose pas de professionnels qui s’appliquent à la recherche et au développement de nouveaux produits adaptés aux nouveaux lectorats. Il faut dire que la dernière révolution dans le domaine du livre remonte au XVe siècle avec l’imprimerie et à la relance du livre de poche par Hachette en 1953, comme le rappelle Lorenzo Soccavo. Les intervenants d’aujourd’hui au sein de la chaîne du livre ne sont donc pas des habitués des révolutions dans leur secteur, d’où l’importance de prospectiviste spécialisé tel Lorenzo Soccavo.

Serge-André Guay, président éditeur
Fondation littéraire Fleur de Lys
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