Dans la main du diable de Anne-Marie Garat

Dans la main du diable de Anne-Marie Garat

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Reginalda, le 4 août 2006 (lyon, Inscrite le 6 juin 2006, 57 ans)
La note : 5 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 6 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (11 878ème position).
Visites : 10 140  (depuis Novembre 2007)

Un roman-feuilleton appliqué et désuet

Ajoutée au titre – tiens, le diable, c’est intéressant ! –, la quatrième de couverture est alléchante : « Automne 1913. À Paris et ailleurs – de Budapest à la Birmanie en passant par Venise –, une jeune femme intrépide, Gabrielle Demachy, mène une périlleuse enquête d’amour, munie, pour tout indice, d’un sulfureux cahier hongrois recelant tous les poisons – des secrets de cœur au secret-défense… » Je venais d’achever « La Traversée des Alpes » de Denitza Bantcheva, où une héroïne traversait l’Europe, accompagnée elle aussi du Malin et je pensais, bêtement, pouvoir réitérer l’expérience bouleversante de cette lecture. C’était évidemment naïf. Non que le livre d’Anne-Marie Garat soit infamant, mais alors que l’on tient un chef d’œuvre avec « La Traversée des Alpes », on a simplement un livre honnête et appliqué avec « Dans la main du diable ».
Même si l’éditeur a quelque peu modifié l’intrigue dans sa présentation de la quatrième de couverture – car si l’on voit bien un peu Venise dans le roman, on ne va guère en Birmanie et encore moins à Budapest –Anne-Marie Garat a indéniablement voulu y rendre un « hommage au genre du roman-feuilleton » (je continue de citer l’éditeur dans la quatrième de couverture) : une héroïne plein de charmes et de qualités, un méchant très méchant, une intrigue principale avec de multiples rebondissements, relayée par de nombreuses intrigues secondaires, une foultitude de personnages, un balayage complet de la société, de ses sphères parmi les plus hautes à ses bas-fonds… À quoi viennent s’ajouter des hommages explicites aux « Mystères de Paris » (dont Daniel Galay, l’un des personnages, tourne une adaptation cinématographique) ou à Louis Feuillade, le cinéaste feuilletoniste. Ce n’est pas déplaisant, loin de là, mais nous ne sommes plus au début du XXème siècle, et le roman ambitieux (car « Dans la main du diable » en est un) du XXIème siècle ne peut ignorer (ou faire comme s’il ignorait) l’histoire du roman et adhérer gentiment, avec le plus grand sérieux, à tous les artifices narratifs du roman du XIXème siècle. Il aurait fallu un peu de distance, que diable, et montrer, autrement qu’en fourrant ici ou là quelques scènes érotiques, que du temps a passé depuis l’époque où l’on écrivait des intrigues rocambolesques sans avoir à les mettre en cause.
D’ailleurs, le style même d’Anne-Marie Garat ne semble guère convenir au genre du roman-feuilleton. Son écriture est élégante et sensuelle, et la manière dont elle intègre la description de la nature à la narration – c’est ce qu’elle réussit le mieux, me semble-t-il – fait parfois songer aux nouvelles de Tchekhov, si bien qu’on a parfois l’impression qu’elle s’est trompée de roman. L’intrigue d’espionnage mâtinée de filiations douteuses et de coïncidences inouïes n’est tout de même guère compatible avec la métaphysique mélancolique et contemplative qui émane des passages plus descriptifs de « Dans la main du diable ». On a là deux matériaux hétérogènes qui refusent de fusionner vraiment.
Sans parler du malaise suscité par la manière dont est utilisée l’histoire dans ce roman. Anne-Marie Garat a choisi de dérouler son intrigue entre septembre 1913 et septembre 1914, soit dans les douze mois qui ont précédé le déclenchement de la première guerre mondiale. On trouve donc, dans la bouche de tel ou tel personnage ou dans celle du narrateur, des considérations sur le goût des hommes pour la mort, sur leur tendance néfaste à se jeter régulièrement les uns contre les autres et à détourner les avancées de la science pour inventer des engins de mort de plus en plus sophistiqués… Mais au-delà de ces observations relativement convenues, rien. Et puisque la clairvoyance/l’aveuglement face à l’histoire n’est pas le propos de l’auteur et qu’Anne-Marie Garat et ses lecteurs connaissent la postérité des situations vécues par les personnages, la lucidité de ces derniers sur ce qu’ils sont en train de vivre devient simplement un procédé facile pour les valoriser ou les déprécier : que Daniel Galay décrypte l’avenir du cinéma – « filmer au naturel avec des acteurs qui ne savent pas très bien ce qu’ils ont à faire et dans le décor de la vraie vie » –, que Simon Lewenthal ait compris avant tout le monde que la guerre aurait lieu ou que Jules Bauer prévoie que celle-ci sera « une guerre sans visage, sans règle et sans foi »… les auréolent à peu de frais, sans qu’on sache de quelles interrogations, de quelles réflexions et de quels positionnements par rapport aux données du présent proviennent ces déductions.
Au fond, le principal problème de cette œuvre, c’est à mon avis de ne pas être un tout organique. À un moment du livre, Gabrielle assiste à une réunion de la famille Bertin-Galay, chez qui elle travaille en qualité d’institutrice, et « parce qu’elle occupait cette place du spectateur, à distance respectueuse, celle-ci lui offrait paradoxalement de percevoir la mécanique discrète de cette mise en scène, comme, au travers d’une loupe d’horloger qui grossit l’échelle et le détail, on aperçoit les rouages minuscules au travail ». Anne-Marie Garat aurait voulu décrire la position du lecteur par rapport à son roman qu’elle ne s’y serait pas prise autrement : il y a en effet quelque chose d’une mécanique dans la manière dont elle a travaillé, et une mécanique que le lecteur attentif ne manque pas de repérer. Ainsi, par exemple, on s’apercevra que, bien consciencieusement, Anne-Marie Garat a doté chacun de ses personnages d’une part d’ombre et d’une part de lumière : Gabrielle possède toutes les grâces, mais elle se révèle parfois bien aveugle et bien injuste ; Mme Mathilde est impitoyable, mais rachetée par sa solitude et sa dévotion à son père, tout comme l’insupportable Blanche attendrit par l’amour désespéré qu’elle porte à son fils… Bref, comme si les personnages romanesques ne pouvaient se construire qu’en termes de qualités et de défauts…
Et puis il y a les hommages : directs, sous forme de mentions explicites – Eugène Sue, Zola, Hugo, Flaubert…– ou indirects, sous forme de saynètes, appropriation d’univers romanesques ou cinématographiques qu’Anne-Marie Garat entend ainsi célébrer. La visite de Gabrielle au carreau des Halles reprend la stylistique zolienne du « Ventre de Paris », les jumeaux vieillards qui donnent un concert au moyen de verres de cristal dans les cuisines du palace vénitien sortent tout droit d’ « Et vogue le navire » de Fellini, tout comme le monsieur seul, en costume de ville, qui reluque un jeune éphèbe hongrois sur la plage de Venise provient de « Mort à Venise » de Visconti. Cela n’est pas désagréable, loin de là, mais cela sent son élève appliquée, et il n’y a pas jusqu’à l’utilisation de la documentation historique qui ne laisse voir le travail d’arrière-boutique dont il a été l’objet. Bien entendu, grâce lui soit rendue, Anne-Marie Garat ne commet pas l’erreur grossière d’assommer le lecteur de son érudition, mais l’on perçoit justement et la tentation de faire étalage et la répression de cette tentation, qui limite par exemple les énumérations documentaires à deux ou trois items, sans parvenir à donner une forme plus organique à la masse des informations réunies.
Une fois encore, il me semble que le problème vient du choix du roman-feuilleton pour ligne de mire, quand l’auteur ne peut prendre ses distances par rapport aux artificielles figures imposées du genre. Le cas le plus patent, le personnage le moins réussi, est indéniablement celui de Michel Terrier, la figure du diable dans ce roman, qui « souffl[e] sur [les hommes] son haleine pestilentielle, d’ordure et de mort ». Pour coller au roman-feuilleton, Anne-Marie Garat en fait une créature d’exception, « oubliant » ce que les grands prosateurs du siècle dernier nous ont révélé, à savoir que le diable est d’autant plus redoutable qu’il se niche dans la norme et la banalité. Et comme elle ne peut tout de même pas coller à son Lucifer une hérédité vicieuse à la Zola ou une noirceur congénitale, façon Eugène Sue, elle en fait un nazi avant l’heure doublé d’un maniaque sexuel puritain qui exècre les femmes et torture les prostituées pour la peine. Voici le pauvre tribut payé à la modernité !
Bref, si ce livre se lit sans déplaisir et si on lui reconnaîtra le mérite d’oser embarquer le lecteur pour un voyage au long cours de 900 pages (alors même que la plupart des succès littéraires se lisent intégralement entre deux stations de métro), son matériau est trop hétéroclite, ses rouages sont trop visibles, le souci de bien faire s’y voit trop pour que « Dans la main du diable » soit un grand livre.

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Les éditions

  • Dans la main du diable [Texte imprimé], roman Anne-Marie Garat
    de Garat, Anne-Marie
    Actes Sud / ROMANS NOUVELL
    ISBN : 9782742760510 ; 25,40 € ; 30/03/2006 ; 906 p. ; Broché
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Un beau livre-croisière, un excellent divertissement!

10 étoiles

Critique de Marimori (Gif-sur-Yvette, Inscrite le 18 juillet 2011, 73 ans) - 10 janvier 2012

Je ne suis pas d'accord avec la critique de Reginalda.
Ce sont précisément les défauts qu'elle relève qui pour moi font la qualité du roman.

Mais peut-être que c'est la façon de plonger dedans qui change tout.
Il faut bien sûr être un peu bon public et bien vouloir se laisser embarquer dans ce navire de 900 pages.
Et naviguer ce n'est pas comme prendre un avion pour aller d'un point à un autre.
Le bateau marche bien, le style est parfait, classique c'est sur mais magnifiquement travaillé.

Ensuite, il ne faut pas lire ce roman comme un livre d'action et attendre les rebondissements ou l'épilogue. Il y en a, mais c'est juste pour faire un peu de houle de temps en temps. C'est un voyage agréable, une lecture croisière, tellement reposante quand on a besoin de souffler, de se couper de la réalité.

Je l'ai lu avec un énorme plaisir, le plaisir toujours renouvelé de le retrouver dès que j'avais un moment, comme quand on part en week-end. Et j'ai vu arriver les dernières pages comme on voit approcher la fin des vacances.

Je le conseille à ceux (plutôt à celles, car à mon avis les hommes n'y trouveront pas d'intérêt) qui sont dans une période difficile, qui ont des soucis, car c'est un excellent divertissement, une lecture plaisante, fine, variée, facile sans être mineure (loin de là!) ou mièvre, au total une vraie détente.

Dommage !

5 étoiles

Critique de Isis (Chaville, Inscrite le 7 novembre 2010, 79 ans) - 25 octobre 2011

Tout à fait d’accord avec l’analyse faite par Réginalda, aussi prolixe, d’ailleurs, dans sa critique, qu’Anne-Marie Garat a pu l’être dans ce roman fleuve, beaucoup trop long à mon goût.
Je dois avouer, d’ailleurs, l’avoir terminé par une lecture en diagonale, uniquement pour connaître…enfin !!! l’épilogue…
En effet, on s’attache irrésistiblement au destin de cette sympathique Gabrielle, à ses péripéties romanesques et rocambolesques, voire abracadabrantesques ; or, les descriptions interminables, certes d’un style irréprochable et lyrique à souhait, ralentissent d’autant l’issue de cette intrigue pseudo policière et pseudo historique.
Au total, un livre inclassable et fastidieux par son caractère foisonnant. Je ne suis d’ailleurs pas du tout certaine d’attaquer un jour la suite de cette saga, pourtant si prometteuse et ambitieuse. Dommage !

digne d'un livre du 19 ème

10 étoiles

Critique de Tousane128 (, Inscrite le 16 mars 2011, 56 ans) - 22 avril 2011

je rejoins la critique de Flo29. J'ai beaucoup apprécié ce livre même s'il pouvait être diminué de 200 pages. le personnage de Gabrielle est très attachant et l'on vit ses histoires avec palpitations. En plus, il y a de tout dans ce roman : suspense, espionnage, amour, histoire, aventure.
on a envie de lire la suite

Un très bon livre

10 étoiles

Critique de Flo29 (, Inscrite le 7 octobre 2009, 52 ans) - 29 décembre 2009

J'ai vraiment beaucoup aimé ce roman, même si, il faut bien l'avouer, au bout de 800 pages, je commençais à désespérer de voir la fin..
J'ai accompagné avec grand plaisir le personnage de Gabrielle dans ses aventures palpitantes. Par moments, j'avais du mal à ne pas penser à Balzac ou à Stendhal, on retrouve vraiment le roman-feuilleton du XIXème siècle, et le style de ces deux auteurs.
Tout est présent dans le roman: le suspense, l'amour, l'aventure, l'Histoire... On ne s'ennuie pas une seconde!
Moi aussi je vais lire la suite: L'enfant des ténèbres, mais vu la taille de ce roman, je vais faire une pause avant.

Envie de lire la suite !

9 étoiles

Critique de Didoumelie (, Inscrite le 5 septembre 2008, 52 ans) - 8 juin 2009

Anne Marie Garat possède une écriture très belle, dans un style recherché, qui nous fait relire en douce certaines phrases, juste pour le plaisir de la musique, de la tendresse ou simplement de la beauté qui s'en dégage.
Les personnages sont crédibles et attachants, les situations bien décrites. L'atmosphère et l'Histoire sur laquelle est peinte le récit fait qu'on se croirait vraiment au début du siècle dernier : les 900 pages de ce livre se lisent finalement facilement et avec plaisir.
J'en redemande et attend impatiemment de lire la suite !

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