Journal inutile (1968-1972) de Paul Morand
Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances
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Papiers de soi
La critique de Sahkti du livre de Marcel Schneider « Mille roses trémières » m’a fait réouvrir ce « Journal inutile ».
Le 29 mai 1968, disparaît un des plus grands stylistes de la langue française, Jacques Chardonne qui, pendant des années, entretint une correspondance quasi quotidienne avec son ami Paul Morand. Celui-ci, désormais seul, entreprend, le premier juin 1968, un journal dont les premiers mots donnent le ton : « Chardonne a été enterré hier. J’aurai manqué son enterrement (grèves des chemins de fer, pas d’essence) comme j’ai manqué celui de Giraudoux, celui de Cocteau. Exil. Emigration. Désir centrifuge. »
Le titre de « Journal inutile », emprunté à Beaumarchais ou Gozzi, pourrait signifier le caractère un peu vain de l’exercice. Il écrit contre sa solitude, peut-être aussi pour son public car y-a-t-il un écrivain qui ne souhaite être lu ? C’est en tout cas le journal d’un homme libre qui ne s’embarrasse ni de demi-mots, ni de pensées monocordes. Il ne se relit pas, ne se corrige pas. Aucune affèterie, à l’opposé de ce journal où Gide a surtout brossé le portrait qu’il voulait laisser de lui. Il écrit ce qu’il pense, crûment parfois. C’est pourquoi ce journal fut sous embargo jusqu’en 2000.
Dans leur présentation, Véronique et Laurent Boyer comparent, à juste titre, ce journal à un collage pictural, tant sur le fond –mélange de passé et d’actualité, de petits rendez-vous et de grandes rencontres, de mondanités futiles et de réflexions graves- que dans la forme –feuilles volantes, carnets, dessins, cartes postales. Le tout dans ce style étincelant qui est la marque de Morand.
A l ‘évidence, ce journal n’a rien d’inutile même si, comme le dit l’auteur, il « n’expliquera rien, même pas moi-même ». Paul Morand est un personnage très complexe, souvent ailleurs, parfois paradoxal, volontiers secret.
Soyons clair, le personnage est contestable . Ses choix furent ceux d’un homme très à droite ( en 1968 il voyait Bernard Pivot en gauchiste !) qui choisit, en 1940, Pétain et Laval qu’il servira loyalement jusqu’au bout. Il est de ces antisémites –et là il semblerait que l’influence de sa femme ait été déterminante- qui disent « Je ne suis pas antisémite, mais… » et c’est le mais qui est révélateur, surtout quand on reçoit à dîner des Allemands pendant l’occupation. Et pourtant il aura des amis juifs. Il n’a aucune idée de ce qu’est le peuple, déteste les communistes et de Gaulle, n’apprécie guère les homosexuels même si, là encore, nombreux furent des amis sincères. Ce sont ses choix, soit. Mais le ton employé, les mots blessants et plus encore méchants révèlent un personnage pour lequel la sympathie ne va pas de soi.
Pourtant il faut aller au-delà car il y a dans son journal, comme dans tous ses livres, de purs bonheurs de littérature. Sa façon de saisir, d’observer, de raconter, son style sont superbes. L’enterrement de Pagnol, la mort par avarice du marchand d’art Ambroise Vollard, les portraits de Claudel ou Malraux, ses amitiés ou ses admirations pour Giraudoux, Saint John Perse ou Modiano, le récit des comptes d’apothicaire pour l’élection des académiciens, les manigances de leurs femmes pour soutenir tel ou tel, l’évocation du jeune Antoine Gallimard, fils à papa en 68 et aujourd’hui respectable éditeur, transformant en lieu de commando l’appartement de ses parents ou celle d’ Ionesco provocant, toujours en mai 68, une émeute pour avoir interpellé les étudiants « Dans trois semaines, vous serez tous notaires » (il n’avait pas tort si ce n’est que ce fut en un peu plus de trois semaines !) sont autant de morceaux choisis. C’est bref, concis, souvent vrai et un régal à lire. C’est aussi parfois méchant comme ce coup de patte : « Pompidou à Pékin c’est Monsieur Perrichon à la mer de glace » ou d’une cruauté indifférente quand il évoque Josette Day qui fut sa maîtresse puis la femme de Pagnol, la belle dans le film de Cocteau et enfin une milliardaire par alliance.
En creux se dessine le portrait de Morand. Il aime les phrases courtes, un peu sèches, mais n’est-il pas sec de cœur, lui qui s’en dit « pauvre » ? Indifférent certes mais attentif à ses amis, pessimiste mais avec toujours une certaine joie de vivre qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec une certaine inaptitude au bonheur, selon sa femme.
Paul Morand fut aussi un très grand lecteur, homme d’une culture originale, très cosmopolite pour un homme de son époque, qui parle admirablement de littérature et d’une façon très subtile et originale : une phrase, un mot, une idée, une question vous donnent envie de lire ce dont il vous parle.
Ce journal est aussi la description d’un monde qu’il aimait et qui s’engloutit dans la modernité, celui où les dîners, servis à l’anglaise, commençaient toujours par deux potages, le clair et l’épais, où la société industrielle et financière tenait salon et se targuait de littérature, où les envois de livre étaient de véritables petits chef d’œuvre comme cet échange entre Morand et Marguerite Yourcenar ou cette dédicace de Proust, un monde où la conversation était un art, la politesse l’expression des distances sociales ou d’age, les voyages un art de vivre.
Il parle aussi de la vieillesse, cette punition et la mort de sa femme révèle une sensibilité qui n’est jamais de la sensiblerie. Certes il la trompa beaucoup mais, selon son ami Marcel Schneider, « ne la trahit jamais ». Il fut plus couru que coureur comme le Casanova de Sandor Marai dans « La conversation de Bolzano ». « Non seulement le bonheur mais toute la poésie et la beauté de ma vie, ce fut Hélène ». Elle avait certainement plus de caractère que lui et fut par certains côtés responsable de ses choix les plus contestables. Il fut désemparé quand elle disparut, dix huit mois avant lui : sa mort mettait le point final à l'évocation d’un monde perdu.
Orgueilleux mais jamais vaniteux, égoïste, indifférent et pessimiste, fidèle en amitié si ce n’est en amour, proscrit à peine toléré ou mondain recherché, curieux et homme d’une autre époque, Paul Morand est et demeure un très grand écrivain actuel . Son œuvre a beaucoup mieux résisté au temps que celle de ses contemporains qui formaient avec lui le quatuor des 4 M : Maurois, Montherlant et Mauriac et elle est plus importante que sa vie.
Ouvrir ce journal ici ou là, en lire quelques pages procure un vrai plaisir de littérature même si parfois telle ou telle phrase est une insulte à son intelligence.
Paul Morand interrompit son journal en avril 1976. Il mourut en juillet.
Les éditions
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Journal inutile [Texte imprimé] Paul Morand texte établi et annot. par Laurent et Véronique Boyer
de Morand, Paul Boyer, Laurent (Editeur scientifique) Boyer, Véronique (Editeur scientifique)
Gallimard / Les Cahiers de la NRF (Paris).
ISBN : 9782070750993 ; 30,50 € ; 28/02/2001 ; 856 p. ; Broché
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