Mercier et Camier de Samuel Beckett

Mercier et Camier de Samuel Beckett

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Feint, le 26 juin 2006 (Inscrit le 21 mars 2006, 61 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (23 201ème position).
Visites : 7 217  (depuis Novembre 2007)

En attendant Molloy

Mercier et Camier est peut-être le moins connu des romans de Beckett. Pourtant, à maints égards, c’est une œuvre charnière.
Ecrit juste avant Molloy, ou peut-être en même temps, c’est le premier roman que Beckett rédige directement en français. L’abandon de l’anglais est un pas décisif dans le cheminement littéraire de Beckett (rares sont les œuvres qui dessinent un parcours aussi irrévocable que celle de Beckett – sinon bien sûr celle de Joyce, dont il fut si proche). En renonçant à sa langue maternelle, Beckett se débarrasse de tous les tics de langage, tous les plis qu’il a pris – que nous avons tous pris – dans une langue apprise sans conscience. C’est à un travail de dénuement que Beckett n’a cessé de se livrer. Molloy, Malone meurt et plus encore L’Innommable auraient-il pu être écrits dans le confort de la langue maternelle ? Tout permet d’en douter. A cette « trilogie » (comme on appelle trop souvent et abusivement ces trois derniers titres) francophone, il a fallu un galop d’essai : ce fut Mercier et Camier.
Déjà on y retrouve tous les thèmes beckettiens : le voyage sans but, quasi immobile, la dégradation physique annoncent clairement Molloy. On retrouve aussi les « accessoires » traditionnels : bicyclette, sac, parapluie, gabardine… Principale différence : le récit, contrairement aux trois romans suivants, n’est pas un monologue intérieur ; c’est un récit au passé, à la troisième personne ; à la condition – abusive – d’oublier la formule (magique ?) liminaire : « Le voyage de Mercier et Camier, je peux le raconter si je veux, car j’étais avec eux tout le temps ». Qui est ce « je » fugace qui se vante de détenir le libre arbitre du récit ? Dans Watt déjà, dernier roman en anglais, apparaissait tardivement un narrateur intérieur au récit. L’ambiguïté était moindre : il s’appelait lui-même Sam. Dans Mercier et Camier, le grand Sam, futur auteur de L’Innommable, n’osera plus se nommer. Clin d’œil tout de même à Watt, et à lui-même : le personnage qui, vers la fin du roman, se chargera de réunir le pseudo-couple (c’est ainsi que sont appelés Mercier et Camier dans L’Innommable, qui porte un regard rétrospectif sur l’ensemble de la création romanesque de Beckett), ne s’appelle pas Sam, mais Watt – et présente même une ressemblance lointaine avec « un certain Murphy » (Murphy est le premier roman de Beckett).
Mais il n’y a pas qu’au sein du corpus romanesque beckettien que Mercier et Camier tient une place particulière. Plusieurs années avant les débuts de Beckett au théâtre, ce roman est le seul, parmi tous, où la place des dialogues est nettement prépondérante. La caractérisation des personnages, le goût immodéré de la ratiocination dans les dialogues nous rappellent irrésistiblement deux illustres clochards, lesquels, à n’en pas douter, sont les descendants directs de Mercier et Camier : j’ai nommé Vladimir et Estragon qui, dans un paysage toutefois nettement moins urbain (et plus désert) que leurs prédécesseurs souvent en butte à l’autorité policière, n’ont toujours pas fini d’attendre celui qui ne viendra jamais.

Un extrait :

"Si on jetait l'imperméable ? dit Camier. A quoi nous sert-il ?
Il retarde l'action de la pluie, dit Mercier.
C'est un linceul, dit Camier.
N'exagérons rien, dit Mercier.
Veux-tu que je te dise toute ma pensée ? dit Camier. Celui qui le porte est gêné, au physique comme au moral, au même titre que celui qui ne le porte pas.
Il y a du vrai dans ce que tu dis, dit Mercier.
Ils regardèrent l'imperméable. Il s'étalait au pied du talus. Il avait l'air écorché. Des lambeaux d'une doublure à carreaux, aux tons charmants d'extinction, adhéraient aux épaules. Un jaune plus clair marquait les endroits où l'humidité n'avait pas encore traversé.
Si je l'apostrophais ? dit Mercier.
On a le temps, dit Camier.
Mercier réfléchit.
Adieu, vieille gabardine, dit-il.
Le silence se prolongeant, Camier dit :
C'est ça ton apostrophe ? Oui, dit Mercier.
Allons-nous-en, dit Camier.
Alors on ne le jette pas ? dit Mercier.
On le laisse là, dit Camier. Pas la peine de se fatiguer.
J'aurais voulu le lancer, dit Mercier.
Laissons-le là, dit Camier. Peu à peu les traces de nos corps s'effaceront. Sous l'effet du soleil il se repliera, comme une feuille morte.
Et si on l'enterrait ? dit Mercier.
Ce serait de la sensiblerie, dit Camier.
Pour pas qu'un autre le prenne, dit Mercier, un vermineux quelconque.
Qu'est-ce que ça peut nous faire ? dit Camier."

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« D’où vient donc notre trouble ? »

8 étoiles

Critique de Débézed (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 77 ans) - 6 avril 2010

« - Ce qu’ils cherchaient existait-il ?
- Que cherchaient-ils ?
- Rien ne pressait.
- Tous leurs jugements relatifs à cette expédition étaient à revoir, à tête reposée.
- Une seule chose comptait : partir. »

Et, Mercier et Camier, décident ainsi de partir, ils se donnent donc rendez-vous mais le premier arrivé n’a pas la patience d’attendre que le second le rejoigne et part à sa recherche dans les rues avoisinantes. Quand le second arrive au point de rendez-vous, ne rencontrant pas le premier, il part à son tour à sa recherche et alors s’engage une double recherche parfaitement ubuesque comme la suite du voyage qui ne les mène nulle par car ils reviennent toujours au point de départ. « Car c’est bien entendu vers la ville qu’ils vont, comme à chaque fois qu’ils la quittent... »

Ils cheminent en allant devant eux, «qu’est-ce que ça peut nous faire, dit Mercier, où nous allons ? Nous allons, c’est suffisant, » Et, ils vont jamais d’accord, toujours décalés l’un par rapport à l’autre, toujours indécis, remettant en cause chaque décision. Le néant est leur seule issue possible. « Prends un type par exemple qui ne souffre de rien, ni au corps ni à l’autre truc. Comment va-t-il s’en sortir ? C’est simple. En pensant au néant. Ainsi dans chaque situation la nature nous convie-t-elle au sourire, sinon au rire. » Le rire que Beckett suscite est cependant bien souvent entaché d’amertume et le sourire n’est que dérision.

Ce texte est en fait une suite de questions sur l’homme et son existence sur la terre qui n’est qu’une erreur, un malentendu, qui ne mène nulle part, qui ramène toujours au même point, mais à laquelle on ne peut pas échapper même en partant pour ailleurs parce qu’ailleurs c’est toujours la même chose. Seul le néant… ou éventuellement le hasard car « Le hasard fait bien les choses, dit Mercier. Au fond je n’ai jamais compté que sur lui. »

Une interrogation, une réflexion, une introduction à une pensée philosophique qui se sera étoffée plus tard dans l’œuvre de l’auteur, livrée dans un petit ouvrage fait de brefs chapitres et de phrases courtes écrites dans un style décalé où quelques formules sont glissées subrepticement comme autant de clins d’œil adressés au lecteur. « Le sac est le nœud de toute cette affaire » qui n’est elle-même qu’un grand sac de nœuds évidemment, d’où on pourrait extraire, entre autres, une réflexion sur l’homosexualité, qui n’est cependant jamais évoquée ni même soupçonnée, entre ces deux vieillards un brin pathétiques mais tellement intimes.

La vie n’a pas plus de sens que les errements de Mercier et Camier, il faut se résigner à suivre les sentes de la destinée.

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