La Traversée des Alpes de Denitza Bantcheva
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Un foisonnement magnifique
Disons-le d’emblée, pour que la question soit réglée une fois pour toutes : c’est un livre très volumineux, mais s’en effaroucher reviendrait à se priver d’un chef d’œuvre, car la lecture de cet épais roman procure un choc, comme seules les grandes œuvres peuvent le faire, une expérience qui marque définitivement l’existence.
De quoi s’agit-il ? Des aventures de Denise, qui parvient à s’enfuir de l’horrible petit pays de Pleunk (inutile de le chercher sur une carte !) pour gagner Paris, et de la difficulté d’y exister (le verbe étant à entendre dans toutes ses acceptions, c’est-à-dire aussi bien subsister qu’avoir une existence ou une réalité). Et c’est à la fois enthousiasmant et bouleversant. Enthousiasmant parce que ces tribulations se narrent non pas selon l’ordre inepte de leur succession, mais par le truchement de multiples circonvolutions, qui construisent sous nos yeux une architecture complexe, un labyrinthe fascinant où l’on se laisse guider avec délices par la voix gentiment moqueuse de la narratrice. Bouleversant parce que le personnage se trouve confronté à toutes les absurdités atroces que le monde contemporain dresse devant ceux qui ont eu la malchance de ne pas naître là où il le fallait (on y verra en filigrane le problème de l’immigration, des sans-papiers…), et parce que tous les registres sont convoqués dans ce grand roman, les sérieux comme les plaisants : l’ironie y côtoie le pathétique – le suicide de Minou –, le comique (ah, l’élève Buffon, tellement démesuré que « les trente phalanges de ses dix doigts formaient comme une leçon sur les anomalies osseuses » !) alterne avec le fantastique, le lyrique…
Tout cela raconté dans une langue magnifique et inédite – entendez dans un français au rythme et aux sonorités tout à fait particuliers – ; une langue qui aime les mots que le parler contemporain délaisse, qui s’empare de termes rebattus pour leur donner une saveur nouvelle et qui ne s’effraie pas d’être baroque et chantournée : « la langue où vous me lisez demeure la seule mienne, choisie et acquise plutôt que reçue, donc mieux que maternelle : personnelle », dit Denise, en toute conscience de ce que son auteur nous donne à lire.
Mais revenons à l’intrigue ou plutôt aux personnages, à ceux autour de qui elle se développe… Il y aurait tant à dire à leur sujet ! Il y a d’abord, bien évidemment, Denise, qui promène à Pleunk et à Paris une fausse naïveté conduisant le lecteur à une clairvoyance accrue sur le monde qui l’entoure. Et puis ses amies – Gaëlle, Michèle, Shéhéra, Sylvia, Gina …–, chacune avec son individualité propre, et tous les autres, héros d’un seul épisode ou de plusieurs, mais qui ne s’oublient pas de si tôt : Dédé, le grand-père « noisillon », Tonicek, l’accordéoniste mélancolique, Michel Darbois, l’acteur transfuge de Cleunk, Guina, la diva pleunkoise, … Bref, ils sont une multitude bariolée, qui fourmille dans un monde à la profondeur et à l’épaisseur d’autant plus captivantes que viennent s’y glisser des créatures fantastiques, comme un écrivain maudit (?) revenu du XIXème siècle, Robert Massigny, un cinéaste défunt, ou le Diable en personne, qui, voulant avant toute chose que chacun reste à sa place, voit d’un très mauvais œil Denise quitter Pleunk pour Paris.
Or nous priver du Paris de "La Traversée des Alpes" aurait vraiment été œuvre maléfique, car notre capitale, pourtant fort prisée par les arts en général et la littérature en particulier – songeons à Hugo, Balzac ou Proust pour n’en citer que quelques-uns – apparaît ici sous un jour totalement nouveau : une sorte de cité universelle, un espace enfin sans limite, où l’on rencontre tous les âges, toutes les époques, toutes les nationalités, tous les mondes, où, par exemple, un pervers pépère comme Born, digne de hanter un roman noir, cohabite avec Shéhéra, sorte de princesse de conte de fée.
Aussi, ayant lu "La Traversée des Alpes", on se surprend à une réflexion paradoxale : ce roman ne ressemble à aucun autre, mais en même temps, il est comme un hommage à tous les grands romans et romanciers qui ont permis de l’écrire et parmi lesquels son auteur et lui prennent indéniablement place : sur la quatrième de couverture, l’éditeur parle de Cazotte, Gogol, Boulgakov ou Rushdie, mais on pourrait aussi ajouter Balzac, Dostoïevsky, Proust, Joyce… Si bien qu’à l’heure où les écrivains triomphent avec "Les secrets prodigieux du code inconnu de la secte mystérieuse" – chapitres courts, phrases courtes, intrigue linéaire soumise au fastidieux principe de causalité et pseudo ésotérisme de pacotille –, "La Traversée des Alpes" fait figure d’ovni : c’est donc lui le véritable prodige, c’est vers lui qu’il faut se précipiter. N’hésitez pas.
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Les éditions
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La traversée des Alpes [Texte imprimé] Denitza Bantcheva
de Bantcheva, Denitza
Éd. du Revif
ISBN : 9782952596008 ; 19,00 € ; 20/03/2006 ; 753 p. ; Broché
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Extraordinaire périple
Critique de Missef (, Inscrite le 5 mars 2007, 58 ans) - 10 mars 2007
« La Traversée » s’inscrit parfaitement dans cette louable ambition.
D’une écriture fine et belle, cette œuvre à la fois drôle, fantastique et politique mêle les genres avec bonheur. J’ai eu la chance d’entendre l’auteure, Denitza Bantcheva, expliquer lors d’une lecture (elle en fait régulièrement dans les librairies, parisiennes notamment, ou les salons) comment était né ce projet : des amis l’enjoignant d’écrire, à travers son incroyable histoire, sur l’émigration, elle a finalement consenti à s’y atteler, mais sous une forme bien à elle. Car ce roman n’est pas une autobiographie. Certes, la narratrice, Denise, arrive clandestinement à Paris, y survit de petits boulots (serveuse, répétitrice, « Ange gardienne » de chats et d’enfants, secrétaire d’une ancienne gloire du muet entre autres) et observe le monde qui l’entoure, d’un œil faussement naïf, pour en tirer des constats sur les us et coutumes des habitants de cette ville, rêvée depuis l’enfance. Oui, mais elle a fui la dictature de Pleunk, imaginaire petit pays de l’Est, et croise, au cours de ces innombrables histoires qui constituent autant de branches d’un tronc commun (l’histoire de Denise), une multitude de personnages, parmi lesquels la truculente Florence (sa « Grande Ourse » de grand-mère), Filip (le plus grand poète officieux de Pleunk), Tonicek (l’ex pianiste devenu accordéoniste dans le métro), ainsi que le Diable (lui-même !), un sorcier ou un romancier russe défunt !
Comment croire encore qu’il s’agit là d’une autobiographie ? Toute classification serait de toute façon trop restrictive pour ce roman foisonnant, fait de récits de rêves, de théories, de lettres, d’expressions inventées ou encore (mais oui, mesdames !) d’une liste à découper des règles d’or pour ne pas se faire agresser dans le métro…
En fait, pour Denise, raconter des histoires est question de survie. Et pour nous, lecteurs, lire et soutenir de telles œuvres permet de mieux vivre. Que sa longueur ne vous effraie pas. Une fois entamé, ce livre vous absorbe, vous immerge, et vous ne le lâcherez qu’à regret.
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Un roman-somme prodigieux
Critique de J.Dial (, Inscrite le 25 juin 2006, 53 ans) - 3 juillet 2006
D’une écriture fine et ciselée, Denitza Bantcheva excelle à peindre la nature humaine, qu’elle fouille et exhibe avec délectation à travers son personnage de Denise, la Pleunkoise au regard faussement naïf, qui nous décille sur les mœurs françaises (et parisiennes en particulier), comme jadis les Persans de Montesquieu. Phénomène rare, qui ne se produit qu’à lecture des plus grands romanciers de l’analyse psychologique, on « se reconnaît » lorsque la narratrice observe les sentiments et les comportements des personnages, jusque dans les détails en apparence les plus anodins. Mais "La Traversées des Alpes" ne s’accomplit pas pour autant à travers des sentiers battus. La romancière n’est visiblement pas de celles qui choisissent la facilité en nous offrant un ouvrage de facture classique : elle mêle les genres avec habileté et malice, trompant et égarant le lecteur routinier pour mieux le surprendre et raviver ce qui fait la nature même du romanesque, son caractère profondément hybride.
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