Le métier de tuer de Norbert Gstrein

Le métier de tuer de Norbert Gstrein
( Das Handwerk des Tötens)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Septembresans, le 3 février 2006 (Inscrite le 12 mars 2005, 50 ans)
La note : 6 étoiles
Visites : 3 195  (depuis Novembre 2007)

Tuer le métier.

Gabriel Grüner est mort dans l'exercice de ses fonctions de journaliste au Kosovo, en 1999. 49 ans auparavant, Cesare Pavese décidait de quitter "Le métier de vivre". Entre la mémoire du premier et l'évocation du second se déroule "Le métier de tuer", de Norbert Gstrein. Ce texte n'est pourtant pas à prendre comme un guide d'orientation scolaire vers ces très vieux métiers que sont tuer, vivre (quand ils ne se confondent pas), savoir et faire savoir. Il est plutôt un précis même de désorientation. Rien de neuf sous ce règne de l'incertitude qui nous gouverne, si ce n'est cette chose balkanique qui ne pointe pas tant que ça le bout de son nez dans les fictions, même si elle fut une des premières exhalaisons nées du dégel des marais, dans les terres de l'est, nous permettant revoir en Europe et en couleur des querelles de voisinage et punitions collectives jusque-là en noir et blanc dans les documentaires d'Arte.

En plus de nous rafraîchir la mémoire et nous réchauffer le présent par de l'actualité bien chaude, ce texte flatte notre penchant ethnocentriste: il traite moins de la guerre de l'ex-Yougoslavie en tant que telle que de nous et elle, nous par rapport à elle: comment on la perçoit, comment on la vit, comment on se situe par rapport à elle, etc. Nous et on, ce sont ces Européens de l'Ouest que nous sommes, tendance langue allemande pour les principaux protagonistes de ce roman.
Le premier d'entre eux est un mort et ce n'est pas Gabriel Grüner, car il a réellement existé. Non, le héros s'appelle Christian Allmayer car il n'existe pas. Enfin, pas dans la réalité, mais dans le cerveau de l'auteur, et on peut supposer que tout truc issu du cerveau de Norbert Gstrein ne risque pas de ressembler à Gabriel Grüner : on ne peut jamais parler à la place d'un autre, on n'est même jamais celui qu'on imite, ou plutôt celui dont on prend la voix pour se livrer. On la fait avec la sienne, on est soi à travers lui, par lui, comme on est soi par un masque de Casimir ou un costume de militaire. Cela peut sembler évident, mais cela fit beaucoup débat en Allemagne, comme quoi Norbert Gstrein était un odieux profanateur, un violeur d'identité, un vil récupérateur et qu'il ferait mieux de s'inspirer de personnes qui n'existent pas. Pour lui éviter une pénible page blanche, nous lui conseillerons plutôt ne pas s'inspirer de ce qui n'existe pas, mais il semble que nos lumières lui soient inutiles, puisqu'il a écrit "A qui appartient une histoire ?" paru aussi chez Laurence Teper.

Donc, le héros est mort, et ceci dès le début. Tout le problème est qu'il n'y a pas de roman à sa gloire, se dit Paul, journaliste pas très brillant et romancier frustré. Il s'auto-désigne pour combler la lacune, d'autant plus que la mort d'Allmayer lui semble mystérieuse et ténébreuse. Il en cause au narrateur, lui aussi journaliste pas très brillant et romancier frustré, qui se met alors à prendre des notes sur la recherche de Paul. Rassurez-vous, ça s'arrête là la série les journalistes parlent aux journalistes de journalistes.
La recherche de Paul mène aux archives, aux livres et à des voyages dans le coeur du problème. Et, pour le narrateur, cela mène à Helena, copine de Paul et Croate exilée, entre autres à cause d'antécédents familiaux de copinage avec les Allemands. Bien sûr, le récitant va comprendre toute la pertinence du choix sentimental de son collègue.

L'enquête est donc la trame de ce livre. Paul enquête sur Christian, et le narrateur sur Paul et Christian. Chacun cherche son double, qui ne se laisse pas saisir aisément. L'enquête forge donc aussi le style: puisqu'il cherche, il doute, questionne, analyse, suppose. Il se meut donc lourdement, n'a pas d'éclairs de génie, de raccourcis surprenants. C'est même parfois assez laborieux à lire, je trouve, ce perpétuel questionnement des faits et du passé. Mais ce qu'il faut saisir ne se laisse pas saisir aisément, ce qu'il faut attraper est rangée sur des étagères d'hypothèses. Laquelle choisir ? Pourquoi est-il devenu reporter de guerre? Comment le vivait-il ? Quel était l'impact de la mort sur lui ? Que cherchait-il dans cette merde ?
C'est qu'il y avait son métier, et qu'il y avait lui. "Le métier de tuer", cela implique qu'on n'est plus un tueur en dehors des heures de boulot. "Le métier de vivre", quant à lui, suggère qu'on peut en démissionner comme le fit Pavese. Au-delà de ce qu'on s'applique à être, il y a donc une infinie faiblesse qui peut se traduire par une infinie violence. Une violence contre l'autre et une autre contre soi. Dans ce roman de Gstrein, la première naît d'une identité sommaire, celle de l'appartenance à une communauté. La seconde provient d'une impossibilité de s'aimer par rapport à un moi idéal, le meurtre se faisant par rapport à un autre dévalorisé, déshumanisé.

Pour Gstrein, ce sont les Européens de l'Ouest qui soit se suicident (Paul), soit adoptent une conduite suicidaire (Allmayer). A l'inverse, les tueurs sont balkaniques. Il n'essaie pas d'expliquer cette violence contre l'autre, ce pourquoi du génocide et du crime gratuit, mais plutôt la violence contre soi, qui semble être une quête de soi qui a échoué. Ici, cette tentative d'explication se fait par rapport à ce qui lui ressemble le moins, la guerre. Nos sociétés en paix vivent quotidiennement dans ce rapport à la guerre, la violence, par la médiation des journaux et des livres, et Gstrein interroge ce rapport, même s'il n'en sort rien d'original: toute médiation est imparfaite et, pour ne citer qu'un exemple, le procès des médias a au moins été fait 47 397 fois. Il en fait même un peu trop (comme deux autres critiques que j'ai lues sur son livre, sans doute un peu trop portées sur cette thématique: celle de Remue.net et celle du Matricule des anges; plus complet peut-être, le compte-rendu qu’en fait Les Inrockuptibles,avec une petite rencontre avec cet Autrichien dont on apprend qu’il fut mathématicien, et qu’il y a des petites choses oulipiennes qui se baladent cachées dans son texte. Je ne me souviens plus de l’édition, par contre), mais c’est aussi le parti du livre. Une bonne démonstration, mais sans trop de plaisir, et avec cette "mise en doute quasi obsessionnelle" du narrateur dont parle les Inrocks, on aurait pu aboutir à mieux et plus excessif.

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