Eric Eliès
avatar 19/05/2012 @ 15:18:25
J'ai retrouvé l'espèce d'essai, en forme d'exégèse, que j'avais écrit pour moi il y a une vingtaine d'années, après avoir lu cette BD sous l'influence de mes cours de philo. (j'ai eu un prof. dont les cours m'ont beaucoup marqué, non tant par leur contenu que par la remise en cause qu'ils ont progressivement généré dans mes convictions et certitudes post-adolescentes) et de quelques-unes de mes lectures (vers 19 ans, j'ai commencé, sans l'achever, "Eros et civilisation" de Herbert Marcuse). Le texte date un peu et, après lecture, j'ai pensé le retoucher avant de le mettre en ligne, comme je l'avais évoqué dans ma critique. Mais comme je n'avais pas envie de tout re-écrire et que le texte tient debout tout seul, même si maladroitement par endroits, je l'ai simplement recopié et vous le livre en l'état, sans autre prétention que de montrer que cette BD de Manara se prête véritablement à plusieurs niveaux de lecture. Je crois que Manara a eu des sympathies pour les mouvements maoistes quand il était jeune.

***
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’accélération de l’histoire, qui rend impossible toute réflexion à long terme, semble accréditer la thèse que nombre d’artistes ont illustrée et développée, selon laquelle le monde est un théâtre absurde où chacun tente, jusqu’à sa mort, de donner un sens à sa vie. Hommes d’un siècle déchiré par deux conflits d’une envergure sans précédent révélateurs de la précarité des civilisations et des valeurs, et sur lequel l’avènement de l’arme atomique fait planer l’ombre de la destruction totale, nous cherchons dans la trame des événements quotidiens un fil conducteur dont l’intelligibilité nous permettrait de nous situer sur la grande scène du monde et de participer à sa dynamique.

La bande dessinée de Milo Manara tente de nous montrer, parfois de façon un peu caricaturale, comment le processus intellectuel qui a pour but de concilier nos aspirations profondes avec la réalité extérieure, implique des concessions qui peuvent aller jusqu’au renoncement de soi, d’autant plus que la société tend à imposer comme un modèle unique les règles que la tradition a établies et qui briment les forces telluriques constitutives de l’inconscient : la sexualité et l’instinct de conservation. En effet, le corps social s’appuie sur des interdits pour assurer sa cohérence, que menacent les comportements individuels lorsque ceux-ci ne visent que la satisfaction de plaisirs personnels car ils s’exercent aux dépens de la société, en raison du gaspillage de la force de travail qu’ils engendrent - thèse marxiste défendue notamment par Herbert Marcuse - ou par la violation du contrat social à l’origine de toute communauté humaine selon lequel les individus renoncent à l’exercice de certaines prérogatives privées afin d’établir la paix et l’harmonie entre les hommes. Ainsi, en ôtant à l’individu toute volonté prédatrice et en inhibant ses pulsions, la société substitue à la réalité individuelle une réalité sociale plus adaptée à la vie en communauté mais, bien évidemment, la pression des institutions sur l’individu tend à dépouiller celui-ci de son identité en censurant une partie de son être. Les psychiatres voient dans ce refoulement l’origine de la plupart des maladies mentales.

Dans l’univers de Manara, la majorité des personnages se conforme au « scénario », dont le déroulement inéluctable et incompréhensible symbolise le décalage entre l’individu et la marche aveugle d’une société qu’il est incapable de comprendre. L’évolution de Lou-Lou révèle l’ambiguïté de cette société, qui n’assure sa pérennité qu’en maintenant aux postes décisionnels des marionnettes soumises et sans âme. En effet, le statut de cette femme, qui ne possède au départ d’autre identité que celle que le scénario lui prête, évolue de celui de sex-symbol, qui focalise toute la charge érotique du scénario et procure donc aux témoins de ses mésaventures - dont le lecteur, que Manara inscrit habilement dans la logique de l’histoire - des émotions faciles dont le parfum de fantasme suffit à étouffer les velléités de rébellion qui pourraient se manifester au sein du peuple, à celui d’héroïne tragique qui ne s’exprime véritablement qu’au moment de sa mort parce que la révélation de sa nature véritable outrepasse les règles établies et déchaîne les foudres du pouvoir. Manara démontre ainsi l’antagonisme latent entre l’épanouissement de toutes les facultés individuelles, notamment celles liées à la sexualité, qui menacent l’équilibre social, et le maintien durable d’un pouvoir tutélaire qui implique au contraire l’aliénation de ces facultés au nom de l’intérêt général. Dans cette optique, nous comprenons mieux le discours du « rastaman » qui dénonce la perversité de l’Occident, qui subit l’attraction de ces forces instinctives qu’il s’évertue à combattre.
Red, le chanteur et le leader du groupe de rock "The Pears", symbolise lui aussi la fascination des foules pour les comportements outranciers qui s’affranchissent des règles de vie quotidienne et abolissent les convenances, où s’expriment, dans la violence de leur nature animale, tous les désirs refoulés que l’homme porte en lui. Mais ces débordements paroxystiques, qui trahissent plus la frustration ressentie par les foules que la saine volonté d’assumer la nature véritable de nos désirs, apparaissent finalement comme des dangers mortels, capables, par la libération de toutes les pulsions de mort, de détruire l’individu et les structures sociales.
Bergman réussit pourtant à résoudre cette contradiction, qui mine la société comme un mal profond qui la ronge de l’intérieur jusqu’à provoquer sa chute finale. En effet, le noble sentiment qui le mène et l’inspire (son amour pour la Vierge murée, qui est un symbole du refoulement), qui transcende sa vision du monde, va lui permettre de traverser les apparences et de faire s’effondrer, dans les dernières pages de ce roman graphique, le château d’hypocrisie qui abritait tous les acteurs de la comédie sociale.
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Feint

avatar 19/05/2012 @ 15:58:27
J'ai lu ça avec passion dans (A suivre) il y a une trentaine d'années, après HP et Giuseppe Bergman. Je crois qu'à l'origine ce devait être prévu pour faire deux albums ; d'où les deux parties très distinctes. Tu me donnes envie de le relire, tiens.

Eric Eliès
avatar 20/05/2012 @ 00:26:40
Tu as sans doute raison. Les "Humanoïdes associés" l'ont d'ailleurs ré-édité en découpant (tronçonnant ?) l'album en deux ou trois volumes. En fait, la publication initiale dans "A Suivre" s'appuyait sur un découpage en chapitres qui s'enchaînaient mais étaient dotés d'une certaine autonomie. Je crois même que Manara n'était pas encore tout à fait sûr de la fin de l'histoire lorsqu'il a commencé à livrer les premières planches à Casterman...
Pour moi, c'est une BD géniale, truffée de clins d'oeil et de réflexions sur la relation établie par le dessin entre l'auteur et le lecteur. Il y a certes quelques moments où Manara se laisse aller à la facilité mais ça n'enlève rien à son talent ni au souffle de la BD. Le drame de Manara, c'est qu'il est parti du sommet de ce qu'il pouvait donner et qu'il n'a cessé de décliner, surtout après les disparitions de Pratt et de Fellini...
En tout cas, bonne lecture ! Mais je crains que les ré-éditions ne desservent cette BD, surtout les versions colorisées. Le dessin de Manara est magnifique en noir et blanc.

Feint

avatar 20/05/2012 @ 10:35:32
Dans mon souvenir, la 1ère partie (celle avec Loulou) s'appelait Un auteur en quête de six personnages ; Manara a dû renoncer à ce titre trop référentiel, et s'arrêtait à la fin du chapitre IV sur Loulou se masturbant sur des cases de plus en plus petites. En album, ça a été remplacé par la 1ère apparition du barbu chauve, anonyme à ce moment-là, histoire de faire transition avec la 2e partie, dont le titre était déjà presque Jour de colère, mais plus classiquement en latin, Dies irae.
Je suis tout à fait d'accord avec toi sur l'évolution de Manara par la suite - même dans les autres aventures qu'il a données à Giuseppe Bergman, c'est un peu pour ça que j'ai arrêté de le lire. Je crois que j'avais commencé avec un album scénarisé par Pisu, Le Singe, inspiré de la légende chinoise (dont il existe aussi une belle adaptation en dessin animé) ; c'était tout à fait étonnant.
Mon édition de Jour de colère, que je viens de retrouver, date de 1983, pas de souci pour la couleur. Là aussi je suis bien d'accord, je n'ai jamais compris cette sale manie de coloriser les albums en noir et blanc, surtout pour Hugo Pratt. (D'autant plus qu'aux origines de la revue A suivre où ces auteurs étaient publiés, l'intention était bien de publier de la BD en noir et blanc, c'était un choix esthétique.)

Shelton
avatar 20/05/2012 @ 11:25:46
Comme Feint le sait je suis un fan de (A suivre) et donc toutes les occasions de parler de cette revue mythique sont bonnes !!!

Eric Eliès
avatar 21/05/2012 @ 20:54:36
L'album a conservé le titre des séries et pour moi, mais je ne sais pas si vous partagez mon avis, le barbu chauve est Pirandello.

Pour les autres albums de Manara, je dirais qu'il y a quelque chose de son "génie" qui persiste dans les deux albums suivants (Rêver, peut-être et Revoir les étoiles) et ceux qu'il a réalisés sur scénario de Federico Fellini. J'essayerai de trouver le temps d'en faire la critique pour CL. Après... Cela dit, même si ses BD ne valent plus rien (on pourrait mettre à part les deux sur scénario d'Hugo Pratt mais je n'avais pas été emballé par El gaucho), ses dessins, ses encres et ses aquarelles restent celles d'un artiste : en Italie, il a participé à des expositions qui méritaient d'être vues (j'ai quelques sérigraphies). Je crois même qu'il a réalisé des fresques murales, sur commande d'une ville ou de l'Etat, je ne sais plus.

PS pour Shelton : as-tu déjà eu l'occasion, au hasard d'un festival, de rencontrer et/ou d'interviewer des auteurs de cette revue mythique ?

Feint

avatar 21/05/2012 @ 21:09:24
Pour ma part, j'avais été assez déçu par Rêver peut-être et encore davantage par Revoir les étoiles ; deux albums dont je ne garde d'ailleurs guère de souvenirs. En revanche, j'ai bien aimé le Voyage à Tulum. Je partage aussi ton sentiment sur El Gaucho, d'autant plus que j'avais plutôt bien aimé Un été indien (quoique un peu trop "léché" à mon goût).
Grâce à toi, j'ai relu avec un certain plaisir Jours de colère (j'y adhère un peu moins qu'autrefois tout de même), et j'ai reparcouru avec beaucoup d'intérêt Le Singe, dont je parlais hier, et dont je te recommande vraiment la lecture si tu ne le connais pas, puisque tu aimes Manara. Un autre album aussi - beaucoup plus court - que j'avais bien apprécié, c'est "Quatre doigts - l'Homme de papier", cette espèce de faux western un peu dans le goût de Little big man.

Shelton
avatar 22/05/2012 @ 06:56:52
Oui, j'ai interviewer plusieurs auteurs qui ont été publiés dans (A suivre). Faire une liste à froid sans en oublier est délicat, mais je vais la faire dans les jours qui viennent.

Ce qui est certains, par contre, c'est que ceux avec qui je suis encore en relation très régulièrement et que je considèrent comme des amis, ce sont Warnauts et Raives...

Shelton
avatar 22/05/2012 @ 08:28:52
J'ai eu l'occasion de rencontrer et interviewer : Eric Warnauts et Guy Raives, Richelle, Marc-Rénier, José Munoz, Jean-Christophe Chauzy, Baru - un véritable ami avec qui je partage si on peut dire l'attachement à la Lorraine, Benoit Sokal, Giardino, François Boucq, Schuiten et Peeters, Desberg, Didier Comès, Anne Baltus, Lorenzo Mattotti, Virginie Broquet, André Juillard, de Crécy, Matz, Tardi, Jean-Claude Servais, Sampayo, Geluck, Frédéric Boilet, de Loustal, Béja et Nataël, Rosinski et Van Hamme, Paringaux, Forest, Ceppi, Ted Benoît, Jacques Ferrandez... Certains noms surprendont mais ils ont bien bossé dans (A suivre)...

Eric Eliès
avatar 23/05/2012 @ 20:39:07
Pour Feint : je vais relire "Revoir les étoiles" avant d'en faire une critique pour CL mais, dans mon souvenir, c'est un ouvrage émouvant parce qu'il contient en filigrane un livre d'hommages et de témoignage d'admiration, à ses maîtres (essentiellement des peintres) et à ceux qui ont compté dans sa vie et qui ne sont plus : Pratt et Fellini. Il se conclut sur une case blanche, comme si Manara savait que son oeuvre avait atteint un sommet et qu'il n'irait pas au-delà de ce qu'il avait déjà fait. Et, génialement, il invite le lecteur à prendre le relais... Après, comme s'il n'avait plus rien à dire, il se laisse sombrer dans la facilité...

Pour Shelton : Quelle liste !!! J'avoue ne pas les connaître tous mais il y a là des noms d'auteurs que j'aime et estime beaucoup !

Shelton
avatar 23/05/2012 @ 21:09:33
Il faudrait que je prenne le temps de continuer à présenter des interviews sur le blog de CL... c'est un peu long, mais dès que possible je continue...

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