Les forums

Forums  :  Vos écrits  :  Marianne

Minoritaire

avatar 25/02/2012 @ 01:23:34
Marianne sort de chez elle. Dans le caniveau, un paquet de feuilles mortes amassées par le balayeur attend son coup de pelle. Dans le ciel, des paquets de nuages alternent l’ombre et la lumière au gré du vent piquant. Marianne ne regarde pas le ciel. Par contre, elle a très envie de shooter dans le tas de feuilles comme quand elle avait neuf ans et qu’elle voulait être un garçon. Mais aujourd’hui, elle a 37 ans et le travail des autres, ça se respecte, alors elle refoule son désir, un de plus, et s’en va son chemin. Elle a 5 minutes à marcher pour rejoindre la gare où l’attend le bus qui l’amène chaque jour à son travail bruxellois. Marianne est institutrice et le jeudi, elle ne commence qu’après la récréation. Laurent lui, est parti à son bureau depuis plus d’une heure. C’est le seul jour où il fait le café.
Ça ne va pas fort, ces temps-ci. L’automne ? Le changement d’heure ? Sa classe, une cinquième, n’est pas pire qu’une autre. Ça ne va pas fort, c’est tout. Elle a deux minutes avant le départ, le temps de fumer sa quatrième cigarette de la journée. Elle les compte. Peut-être un jour se décidera-t-elle à arrêter. Geneviève lui a dit l’autre jour en l’auscultant qu’elle pouvait l’aider. Du coup, elle se rappelle son rendez-vous d’après l’école. Elle aura le temps de se balader entre les deux. Peut-être faire un magasin ? Elle sourit fugitivement à cette idée. Le chauffeur lance le moteur. Elle jette sa cigarette et grimpe dans le bus. Elle salue machinalement tout en montrant son abonnement et s’assied à sa place habituelle. Il y a 45 minutes de trajet : c’est largement assez pour corriger les cinq copies qui lui restent.
La journée se passe, mais Marianne est absente. Ses élèves sont étrangement calmes, comme s’ils sentaient que rien ne pouvait l’atteindre aujourd’hui. Elle n’entend rien non plus de ce qui fait s’agiter ses collègues : le projet de réforme de ce crétin de Ministre, la brocante annuelle dans la salle de gym, l’accouchement de Chantal… La journée se passe et Marianne donne ses cours en pilotage automatique. Après la cloche, le directeur la retient. « C’est fichu pour les magasins » pense-t-elle sans plus, mais que lui dit-il ? Elle serait incapable de s’en rappeler. Elle nage dans une sorte de spleen. Le directeur la libère enfin et elle part à son rendez-vous. Elle peut aller à pied, l’hôpital n’est pas loin.
Deux heures plus tard, elle est assise dans la salle d’attente, sans pouvoir se concentrer sur les revues défraichies. Le gentil jeune homme lui a demandé de patienter un petit instant. Elle s’était sentie un peu mal à l’aise quand elle avait dû dénuder sa poitrine, mais il avait été très délicat, très professionnel. « Un quart d’heure, pas plus » lui avait-il dit après l’examen. Alors, elle attendait là depuis trente minutes, repensant à ce que Geneviève lui avait dit, sans paraitre plus alarmée : « Un petit kyste. Ce n’est sûrement pas grave, mais il vaudrait mieux faire une mamo. » Elle est vaguement angoissée. Elle fumerait bien une cigarette. Elle sourit : « Pas dans un hôpital ! »
Soudain, elle aperçoit Geneviève en discussion avec le gentil jeune homme. Leurs regards se croisent. Geneviève semble hésiter un instant, puis se dirige vers elle. Elles s’embrassent, s’asseyent. Ça fait bizarre de voir sa copine-toubib dans cet hôpital, pense Marianne. Geneviève lui sourit, elle ouvre la bouche, les mots restent calés au bord des lèvres, puis elle lâche : « C’est positif. »
- Ça… veut dire que tout va bien ?
Geneviève est embarrassée : « C’est vraiment une tumeur. »
Marianne regarde sa copine, puis elle regarde sa toubib. Elle ne sait plus laquelle des deux lui parle. Ça commence à tourner dans sa tête, tous ces mots qu’elle avait soigneusement ignorés ces derniers jours. Cancer, cancer du sein, cancer au sein de sa vie, cancer. Sa vie s’arrête. Sa vie s’arrête là. Précisément. Elle n’écoute pas les propos rassurants de Geneviève : « Il est encore jeune… sans doute pas de métastases… chirurgie réparatrice… des milliers de femmes… perruques… bla-bla-bla… » Elle pense à Laurent qui ne la regarde déjà plus et qui maintenant ne va plus voir que ça ! Marianne se lève, elle quitte la salle d’attente et ne sait pas comment elle se retrouve sur le trottoir, KO debout. Elle fouille son sac, trouve ses cigarettes. « Mais quelle conne je suis ! » Elle a envie de hurler : « Je vais crever, et je fume, et je vous emmerde ! » Mais personne ne lui prête attention, alors elle allume sa dernière clope de la journée, jette son paquet vide dans la première poubelle venue et s’en va prendre son bus. Le soir tombe, un petit crachin froid s’est installé sur la ville.

R. Knight
avatar 25/02/2012 @ 15:05:20
C'est terrible. En apparence, une simple tranche de vie quotidienne. On commence à lire en s'attendant à une chute, qui arrivera tôt ou tard, qui nous épatera. Mais ça s'enfonce, on frémit sentant le malheur qui arrive peu à peu. Un ciel en alternance ensoleillé, puis brumeux, qui enfin se laisser envahir par un faible crachin 'lancinant'. C'est la maladie qui s'installe.
Bravo ! J'ai suivi avec ardeur le malheur de ton héroïne et tout s'embrayait très bien. C'est terrible.

Pieronnelle

avatar 25/02/2012 @ 15:35:09
Ce qui me touche surtout c'est que ce soit un homme qui ait aussi bien décrit ce ressenti féminin. Car il est purement féminin celui-là cancer; il n'y a pas que la peur de la maladie il y a toutes ces conséquences féminines justement qui portent un sacré coup au courage de l'affronter. Tout est très juste, ce "brouillard" dans la tête annonciateur d'une angoisse qu'on ignore encore et qui va se concrétiser par " « Je vais crever, et je fume, et je vous emmerde ! » .
Merci Minoritaire , c'est fort et vrai, malheureusement bien trop fréquent, et "ça n'arrive pas qu'aux autres"!

Nathafi
avatar 26/02/2012 @ 08:47:27
Un texte qui retranscrit très bien les pensées de Marianne, un peu blasée, dépassée par la routine... Un jour comme les autres, qui s'écoule péniblement... Puis cette annonce d'une noirceur profonde qui lui tombe dessus. On sent très bien la pesanteur régnante... Bravo !

Clem$
avatar 27/02/2012 @ 17:46:59
C'etait génial! C'est vrai que ça doit être absolument horrible d'apprendre une telle nouvelle... Et c'est si bien écrit ! Et pourtant je ne suis pas fana des récits au présent. Mais j'attend d'autres textes avec impatience, il y avait un très bon choix de sujet, une vraie cause à Défendre! Super.

Tistou 28/02/2012 @ 09:22:26
Ca commence moderato, dans un quotidien qui n'a rien d'enthousiasment et qui sent la fin du bonheur et puis l'inquiétude s'installe, prend ses aises, jusqu'au crash final.
Je me serais attendu que tu développes alors ou fasse un parallèle entre l'inanité du quotidien et la force des vraies nouvelles ...
On ne peut qu'espérer avec Marianne que ça reste ... gérable. Ah mais c'est vrai ! Nous sommes dans la fiction !
Bonne lecture, Minoritaire. (lecture pour tes lecteurs, j'entends !)

Tistou 18/09/2012 @ 21:41:18
Je le remonte vu qu'il est lié à "Laurent" que tu viens de nous poster ... Et bien, ça n'est pas du simple pour Marianne. Décidément, les jeudis ... !

Saule

avatar 18/09/2012 @ 22:16:34
Bonne idée de le remonter, je l'avais raté, et il est excellent. Mais c'est triste comme tout. J'aime bien le "Ca ne va pas fort ces temps ci", un petit spleen saisonnier drôlement bien décrit, mais qui débouche sur quelque chose d'autre. Seule reproche: l'épisode Laurent ne colle pas à celui-ci.

JEyre

avatar 22/09/2012 @ 09:56:12
Les mots me manquent (toujours) et c'est terriblement frustrant !
Je suis très touchée par ce texte et je ressens si bien cet état brumeux dans lequel elle est "hors d'atteinte". J'aime le malaise que me procure ton texte.

Minoritaire

avatar 02/10/2022 @ 13:36:05
Lorsque j'ai commencé cette nouvelle, je ne savais pas où elle allait m'entrainer. Au départ d'un banal spleen automnal, le sujet s'est imposé tout seul, comme il s'impose dans la vie de milliers de femmes chaque année en Belgique, en France et ailleurs.

C'est le début d'un mois d'actions et de sensibilisations autour du cancer du sein qui m'a donné envie de remonter cette histoire. https://www.think-pink.be/fr/

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier