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Nathafi
avatar 12/01/2012 @ 21:30:28
En ouvrant la boîte ce midi-là, elle fut transportée de joie de reconnaître l'écriture de son neveu, Sacha, qui avait pris la peine de lui envoyer quelques nouvelles du pays... Ce pays qu'elle avait quitté il y a à présent 70 ans...
D'une main fébrile, elle attrapa ses lunettes, les posa sur son nez, et décacheta l'enveloppe. La lettre faisait deux pages remplies d'une écriture assez large, plus large que d'habitude. Elle commença à déchiffrer, posément, les mots. Non, elle ne savait plus bien lire sa langue maternelle, l'alphabet cyrillique enseigné à l'école lui semblait bien étranger. De l'allemand qu'elle avait dû apprendre, contrainte et forcée, dans cette ferme pendant la guerre, elle était passée au flamand, retrouvant enfin son amoureux à la libération dans ce petit village des Flandres françaises. Puis le français devint sa nouvelle langue. Un français approximatif qu'elle savait lire à peine, et parler de façon hâchée.
C'était bien Sacha qui lui écrivait, mais la nouvelle lui brouilla la vue. Sa plus jeune soeur venait de mourir. Elle regagna son fauteuil, se sentant soudain très lourde, et se mit à pleurer, en silence. Les larmes n'arrêtaient plus de couler. Elle avait revu ses deux soeurs et un de ses frères en 1990, en retournant dans son village avec son fils. Ce séjour fut enchanteur, mais la fin fut douloureuse. En les quittant, elle savait qu'elle ne les reverrait jamais. Hésitant à repartir, son fils avait employé les grands moyens pour la convaincre de revenir en France. L'appel de la terre la happait, elle voulait rester avec les siens, ne pensait plus à ses enfants et petits-enfants. Après une longue réflexion, elle avait cédé. Le retour en France fut une véritable déchirure pour elle. Elle avait par la suite décoré sa maison d'étoffes et d'objets divers rapportés de là-bas. Hormis les plafonds un peu trop hauts, sa demeure ressemblait à une isba. Le dessus du vieux buffet s'était transformé en véritable autel consacré à la Vierge Marie, les petits cierges y brûlant jour et nuit. Les modestes présents de ses frères et soeurs avaient remplacé toutes les choses futiles qui ornaient jusqu'alors la salle à manger et le salon. Longtemps elle fut entre deux eaux, à ne plus savoir vraiment qui elle était et pourquoi elle était là, loin des siens.
Et aujourd'hui elle apprenait que, de la fratrie de cinq, elle était la seule survivante. Un grand frisson la parcourut. Oui, elle était malade, les bronchites chroniques se répétaient d'un hiver à l'autre depuis plus de trente ans. Ici elle était soignée à temps, l'hôpital était proche. Elle pensa à son frère, l'aîné, qui ne fut pas soigné comme il l'aurait fallu et emporté par la gangrène. Sa plus vieille soeur céda à son coeur fatigué, usé de tant de labeur. Elle ne se souvenait plus des causes de la mort de son plus jeune frère.
Et sa dernière soeur, elle aussi, qui avait quitté cette terre il y a quelques jours, lui aurait certainement survécu si elle avait été soignée correctement.
Malgré le chagrin qui la terrassait, elle prit conscience de la chance qu'elle avait. Elle savait que durant quelques années encore, elle pourrait voir ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Que la vie lui offrirait encore des jours de bonheur, en dépit de ses douleurs, ses rhumatismes, ses problèmes respiratoires. Devait-elle s'en vouloir d'avoir eu tant de chance, finalement, après un véritable périple et une vie lui ayant apporté, comme à chacun, son lot de souffrance ?
Oui, elle remerciait, à présent, Dieu de lui avoir offert ce destin. Et remerciait la France, aussi, de l'avoir accueillie, elle qui aurait dû, à la libération, repartir en Ukraine, et qui, du haut de ses vingt et un ans, fut transportée et guidée par l'amour qui l'animait pour retrouver son amoureux français...

Antinea
avatar 12/01/2012 @ 22:02:12
Réminiscences nostalgiques d'une grand-mère qui se retourne sur une vie emportée par une grande tragédie historique sur des chemins qu'elle n'aurait jamais emprunté sinon...

J'adore ce genre d'histoires, ces élans, ces éléments, ces souvenirs, ces objets qui ont une histoire... une histoire de grand-mère...

J'aime beaucoup cette évocation de l'Ukraine, une isba ? C'est quoi ? Des détails ! Est-ce le début d'une longue nouvelle Nathafi ?

Style agréable, mais ça va trop vite. Prend le temps de raconter et ce sera la cerise sur le gâteau.

Nathafi
avatar 13/01/2012 @ 19:47:15
Une isba... celle-ci est une maison pas très grande faite de bois, ou vivaient modestement les paysans ukrainiens qu'étaient les frères et soeurs de Sonia, la grand-mère. Elle en avait reconstitué l'intérieur chez elle, de retour de son pays natal, nostalgie qui lui pesait fortement.

C'est un extrait tiré des cahiers de la vie de ma mère, que j'essaie de reconstituer avant que sa mémoire ne défaille trop...





Style agréable, mais ça va trop vite. Prend le temps de raconter et ce sera la cerise sur le gâteau.


Je comprends ce que tu veux dire Antinea, je vais essayer de m'appliquer.

Pieronnelle

avatar 13/01/2012 @ 20:19:34
Merci pour ce beau témoignage Nathafi. L'histoire de sa famille c'est l'histoire de la vie. Ces cahiers sont précieux et tu as de la chance que ta mère ait pu écrire, c'est un beau cadeau qu'elle te fait et qu'elle nous fait à tous. Et toi tu es le passeur, c'est un rôle magnifique que beaucoup oublie de faire ;et ils laissent ainsi s'effacer ce qui constitue leur identité.
C'est curieux mais mon rêve pendant longtemps était de vivre dans une isba et ça me plait bien d'imaginer celle que ta grand-mère a reconstitué de "l'intérieur". Ca me touche toujours beaucoup toutes ces personnes qui ont dû quitter un pays natal quelle qu'en soit les raisons; la notion de racines existe et est bien loin d'un nationalisme avec lequel on la confond souvent.
Je suppose que nous aurons une suite et je l'attends avec plaisir...

JEyre

avatar 13/01/2012 @ 20:45:38
C'est beau et touchant, d'autant plus que j'apprends que c'est une histoire de famille...

Peguy

avatar 13/01/2012 @ 21:25:18
J'ai toujours aimé les histoires de famille, surtout lorsque ses racines sont ailleurs, une culture bien particulière, mode de vie...

Sinon, pour la forme, c'est très bien écrit. Une histoire joliment racontée.

Puis, c'est vraiment ce que tu fais car un arbre mal enraciné ne saura pas porter de bons fruits. Oui, Pieronnelle le dit si justement "l'histoire de sa famille, c'est l'histoire de sa vie". Nos racines nous influencent inconsciemment sur notre vie, des traditions,... ressurgissent...et c'est bien.
Car au fond, tu contiens un petit peu du patrimoine génétique de chacun des membres de ta famille. Alors il faut connaitre ses origines avant d'essayer de se connaitre soi.

Le thème rejoint celui de ma lecture actuelle "Vango".

Continue, c'est précieux l'histoire d'une famille.

Tistou 14/01/2012 @ 23:22:44
J'ai rencontré Nathafi mercredi dernier et cette "Lettre" résonne particulièrement après les confidences que nous avons échangées. L'Ukraine ... une isba ... des mots un peu magiques sur lesquels peu d'entre nous peuvent se targuer de mettre une image précise, de relier à des souvenirs existants. Pour beaucoup d'entre nous, l'Ukraine c'est d'abord Tchernobyl ... Pour d'autres, ça peut être un pays d'origine. Et c'est toujours touchant un pays d'origine. Serait-il moche, déglingué, sans intérêt (et je ne dis pas que c'est le cas de l'Ukraine !), un pays d'origine ça reste son pays, je pense ?
L'isba, et une vieille dame dedans, ça me fait irrésistiblement penser à "La femme qui attendait" d'Andrei Makine, un très recommandable roman d'un très recommandable auteur ...
Ton texte touche, Nathafi, parce qu'on y sent le vrai, le sincère ...
Histoire de faire mon intéressant, je te fais part d'une tournure qui m'a fait levé le sourcil, ici :

"Après une longue réflexion, elle avait cédé. Le retour en France fut une véritable déchirure pour elle."

Plutôt que "fut", un passé dans le passé tel "avait été" m'aurait paru plus pertinent. Oui, tu vois, histoire de chipoter ...
Toujours est-il que nous avons pris un petit bol d'Ukraine ...

Minoritaire

avatar 01/02/2012 @ 22:22:09
Moi, je pense irrésistiblement aux "Russkofs" de Cavanna; de sa découverte de "l'âme slave" dans ce grand marché aux esclaves qu'étaient les pays de l'Est conquis par le Reich; de son amour éperdu pour Maria et finalement perdu à quelques kilomètres et quelques jours de la liberté.
Je ne relis jamais la fin de cette histoire: elle est trop triste...

Nathafi
avatar 25/02/2022 @ 23:28:08
Sofia n'est plus, elle nous as quittés un matin de juillet 2019. Elle n'aura pas connu les multiples épisodes de la pandémie qui s'est abattue sur le monde quelques mois après, et elle n'aura pas vu, Dieu merci, les images de son pays qui circulent depuis hier.
Elle n'aimait pas Poutine, elle sentait le danger, et les quelques nouvelles qu'elle avait depuis 2014 ne présageaient rien de bon.

Aujourd'hui impossible pour nous de joindre la famille, nous sommes impuissants, espérant peut-être voir arriver un jour un cousin ou une cousine...

Tistou 28/02/2022 @ 10:32:59
J'ai tout de suite pensé à toi, Nathafi, quand l'invasion a commencé. Tu as bien fait de remonter ceci.
La nuit, dans mon lit, dans ma chambre douillette, j'ai eu une pensée pour des qui grelottaient dans des tranchées ou abris de fortunes, attendant des tirs, une attaque, une mort, une blessure, qui viendraient. Ou pas. Seul un amour terrible pour son pays doit permettre de supporter ça.

Tistou 28/02/2022 @ 10:36:55
Le seul moyen d'éviter les morts inutiles des deux côtés c'est clairement d'éliminer Poutine. Il est capable, acculé qu'il va être par l'opprobre générale, le poids des sanctions et l'enlisement qui pourrait bien se produire de déclencher l'apocalypse en mode "après moi le désert".
Les Russes qui ont déjà prouvé combien ils savaient manipuler les poisons savent ce qui leur reste à faire pour sauver de l'image de la Russie ce qui peut encore être sauvé ...

Nathafi
avatar 01/03/2022 @ 20:51:00

Je pense la même chose Tistou, la seule issue...

Radetsky 01/03/2022 @ 22:17:44

Je pense la même chose Tistou, la seule issue...

Ou un coup d'Etat militaire...car je ne crois pas au providentiel Ravaillac : Poutine est entouré d'une muraille de gardiens, espions, etc...comme tous les satrapes.

Saule

avatar 01/03/2022 @ 22:30:59
Je pensais aussi à toi Nathafi et ta mère Ukrainienne qui travaillait encore son potage à un âge très avancé.

Pieronnelle

avatar 02/03/2022 @ 15:18:54
Oui moi aussi j'ai bien pensé à toi ! Et c'est avec émotion que j'ai relu avec plaisir ce joli texte que tu avais écrit...


Nathafi
avatar 05/03/2022 @ 08:28:21

Merci pour vos pensées, cela me touche.

A Rad, oui c'est une autre solution, mais j'y crois peu.

Le peuple Ukrainien est courageux, déterminé à se battre et défendre ce qu'il a, l'impuissance à l'aider me met hors de moi, j'entends les raisons économiques, les arguments géopolitiques, mais la situation est bloquée.
M. Poutine veut bien discuter si tout ce qu'il exige lui est accordé... Drôle de discussion, non ?


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