Near 07/10/2008 @ 16:08:08
Voici une synthèse sur « Le système des inégalités ». Je ne fais qu’exposer les thèses telles que je les ai comprises. Je ne présente aucun chiffre, ni aucune démonstration complète : le livre étant court et dense, il est inutile que ma synthèse pèse 50 pages !

Comme son titre l’indique, l’ouvrage vise à poser le problème des inégalités en terme de système. Cela n’est pas anodin puisque l’épistémologie systémique, quoi qu’on en dise, est centrée, ou plutôt met en avant des principes bien particuliers : complexité, inter relations, feed-back, synergies etc. Le but est de rompre avec une approche linéaire et essentiellement quantitative qui perd de la complexité en voulant simplifier, sans pour autant perdre en complication. (Un exemple, ou plutôt une métaphore qui fera plaisir à Saül : Deep Blue et Deep Fritz, l’un calcule linéaire et exhaustif nécessitant des ressources plus importantes que l’autre qui considère des pattern donc la pertinence) Cette approche est lourde de conséquences que je signalerai plus tard.

Commençons par considérer le chapitre 2, intitulé les interactions entre les inégalités. S’appuyant sur des mesures discrètes de variables plus (revenus, patrimoine, diplômes etc.) ou moins (consultation de spécialistes, participation à la vie politique, indépendance face à la TV etc.) classiques tirées de recherches précédentes ; Bihr et Pfefferkorn montrent qu’il ne faut pas seulement constater et analyser ces inégalités séparément mais étudier leurs interactions. En effet, elles tendent à se renforcer mutuellement et à constituer deux pôles dans la société. Il est montré aussi, qu’une modélisation du système apporte de la compréhension : il faut hiérarchiser les inégalités. La lumière se fait lorsqu’on voit quelles sont les variables qui « déterminent » plus: place dans le rapport de production, revenu disponible, patrimoine et scolarité. Elles redonnent de la pertinence à une analyse en terme de classes sociales. On évite ainsi des biais qui jouent en faveur de la « moyennisation » des classes, comme ne pas prendre en compte les revenus du patrimoine. Le « paquet » vie politique, disposition et utilisation de temps libre semblent avoir des effets moins clairs, ce qui contredirait un peu l’analyse précédente, mais il convient de signaler la quasi-absence d’études sur le sujet.
Si on fait fonctionner son modèle avec les inégalités face à la santé on observe ceci: les classes exploitées meurent plus tôt et jouissent d’une plus mauvaise santé. On constate des conditions de travail plus pénibles, plus ennuyeuses, plus dangereuses (bien que, justice ?!!!, les cadres voient aussi leurs conditions se dégrader : horaires, pression etc.) Par ailleurs, les pratiques alimentaires, d’hygiène, d’addiction sont corrélées au milieu social, à la culture etc. donc aux inégalités scolaires, et aussi aux représentations de soi et aux moyens de valorisation liés à la place dans la hiérarchie sociale. L’importance des imaginaires de classe est mis au jour. Exemple : n’ayant plus que cela, les jeunes ouvriers se valorisent par des conduites à risque (article de Renahy dans le diplo de septembre 2005, sur les ouvriers qui se tuent au volant). De même, l’accès aux soins : manque d’information, idée de « chochotte » (il faut être fort quand on est…), coût ; tout cela fait que les gens des classes dominées vont moins consulter et se plaignent moins (trou de la Sécu et chasse aux profiteurs… ceci laisse songeur)

Le chapitre 3, le cumul des inégalités, tire les conséquences des interactions toujours positives : les inégalités se renforcent. D’où l’idée et la constatation de la polarisation de la société. Et ce malgré les discours sur la classe moyenne, sur la ringardise de l’analyse en terme de classes sociales en lutte, la mode de l’individualisation du social, ou encore des tribus juxtaposées et libres par le libéralisme. Notons que ces discours individualistes mystificateurs sont co-émergent avec la reprise et l’accélération de l’accroissement des inégalités dans les années 80.

Le dernier chapitre traite de la reproduction des inégalités. Contrairement à ce que l’on dit, les inégalités se transmettent de plus en plus d’une génération à l’autre. Bihr tord le cou à quelques mystifications en vogue, comme l’égalité des chances qui réduirait les inégalités. En fait, les tableaux de mobilité sociale montrent un renforcement de l’immobilité sociale. La seule petite amélioration résiderait dans la constitution d’une classe moyenne (« devenir-employé » et durée des études) ; mais ceci est faible et introduit un biais : employé est une catégorie trop vaste et en pleine prolétarisation ; les études ne font que déplacer le problème : sans parler de baisse de niveau on constate que les diplômes valorisés sont plus fermé que jamais. Au-delà de cela, les facteurs d’hérédité principaux sont : la transmission du capital économique (voir les politiques fiscales !), du capital culturel, la taille des familles et le mariage. Soulignons le fait que le discours individualiste et libéral, celui qui veut dépasser la notion de classe sociale pour laisser s’épanouir le « capital humain » des individus est prôné par les classes dominantes qui elles, restent dans une pure logique de classe ! A ce propos, voir l’article de Pinçon dans Le monde diplomatique de septembre 2001, « La dernière classe sociale ». Il y a peu d’études sur les riches.

La reproduction des inégalités et leur caractère cumulatif peuvent être un facteur de légitimation idéologique : contrairement à ce que semble dire Bihr, l’inégalité comme principe axiologique et ontologique reste une idée forte ou séduisante pour les tréfonds de l’âme sociale. Car le système des inégalités crée une sorte de destin, qui a tôt fait de passer pour naturel dans l’esprit des dominés : je suis moins beau, moins intelligent, moins riche, c’est normal car je suis plus faible, j’ai eu ma chance, je n’étais pas assez talentueux ou pas assez malin. Etc. Il faut mettre cela en regard et en synergie avec les modes aberrants de valorisation des classes dominées (Cf. article sur les accidents de la route)
Bihr dit que la société de classe n’est pas une société de caste ; elle doit tolérer l’idée que la puissance n’est pas héréditaire et qu’elle doit être plastique. Je pense pour ma part que cela (que l’inférieur puisse parvenir, rarement à devenir un dominant) ne change rien à cet imaginaire. On dira qu’il était supérieur mais mal né chez les inférieurs etc.

Et c’est là qu’il faut parler du premier chapitre ! Car il constitue la partie proprement philosophique du livre. D’abord il explique les positions épistémologiques de sa méthode et précise les limites de la statistique; il décrit ensuite les différentes inégalités : supra sociales (naturelles) comme la maladie ou les ressources géographiques, ces inégalités peuvent se réduire par l’institution sociale ; les inégalités infra sociales (le tempérament des individus), qui ne sont pas à négliger mais qui sont co-déterminées par l’institution globale de la société. Enfin, les inégalités sociales qui nous occupent ici.

La partie la plus profonde sans doute est l’exposition et la réfutation des discours justifiant les inégalités.
1. L’inégalité comme principe axiologique et ontologique : les inégalités sont naturelles ou surnaturelles et l’ordre social n’est qu’une partie et prolongement de cette nature. La hiérarchie renvoie à la structure de l’Etre. Il est bon que le puissant domine le moins puissant, quand ce n’est plus le cas, le monde touche à sa fin. A mon sens l’idée la plus profonde et la plus délicate à réfuter puisqu’elle est avant tout une signification imaginaire sociale avant tout. Bihr pense que la réalité du système capitaliste suffit à l’invalider complètement.
2. Egalité formelle, inégalité réelle : Le capitalisme a besoin d’égalité juridique pour faire fonctionner le marché. Il est donc égalitaire et, selon Bihr ne peut s’appuyer sur 1. L’égalité réelle est pensée comme principe de similitude (nivellement) et l’inégalité comme garantie de différence. (l’uniformité télévisuelle suffit à mettre par terre cet argument). L’égalité réelle serait inefficace : les irrationalités du système concurrentiel et le gaspillage des talents et de la créativité individuelle contredisent cette idée.
3. L’égalité des chances : oxymore. Chance ou égalité. Egalité pour contrebalancer la chance. Cette idée d’égalité des chances sert à légitimer les inégalités et propose à la rigueur un roulement de la domination.
4. Rawls : l’inégalité est profitable aux plus faibles. Regardez comme cette société a fait de progrès ! Cet argument tire tout progrès social ou scientifique du côté du capitalisme inégalitaire. De plus, c’est avoir une définition de la justice et du bien-être très particulière donc contestable. Enfin, quand bien même cela aurait été vrai sur le plan économique, c’est impensable sur le plan politique et culturel.


Ainsi, on voit que le problème systémique ne tolère pas de solutions ponctuelles. Il faut modifier l’ensemble du système : une amélioration dans un secteur est vite estompée par les interactions positives, c’est un gaspillage ou une mystification. Ainsi apparaissent fumistes les discours et solutions proposés par les gouvernements successifs. Supercherie de plus, le parlementarisme : le système capitaliste se montre non démocratique puisque l’accès à la responsabilité politique est déterminé par la position sociale. Pas de démocratie semble-t-il sans égalité réelle des conditions. D’où l’idée d’égalité des revenus et de temps de travail « obligatoire » minimal, qui ne sont pas à la mode…

Nance
avatar 07/10/2008 @ 16:19:12
Je pense que je préfère lire le livre avant de lire ton message...

Saule

avatar 07/10/2008 @ 17:56:36
Moi je lirai le message, puis je déciderai si je lis le livre ! Merci en tout cas, je l'imprime pour lire plus tard.

Nance
avatar 08/10/2008 @ 01:56:07
C'est à chacun son style, évidemment. (^-^) Moi ça me rapellait trop un cours collégial de philosophie où on nous fesait lire des synthèses avant de lire les livres. C'est en partie à cause de ça que j'ai détesté Arendt/Sloterdijk et que j'ai raté le cours. J'avais trop le schéma du professeur en tête, j'étais incapable de faire ma propre synthèse avec ma vision et mon résumé devenait un résumé de son résumé... des mauvais souvenirs... En tout cas, tout ça pour dire que je préfère lire les trucs après.

Nance
avatar 08/10/2008 @ 02:02:30
Et ça n'enlève rien au travail de Near. Puis-je savoir comment tu as été amené à lire ce livre? Profession? Étude? Passion?

Bolcho
avatar 08/10/2008 @ 08:35:45
Merci pour ce bon boulot. C'est passionant et je fais comme Saule, je mets ce titre dans ma liste à lire.
Avec toutefois deux restrictions :
- la lecture du bouquin lui-même m'en apprendra-t-elle plus que ce résumé ? (si ce n'est pas du cirage de bottes que je fais là, je ne m'y connais pas...);
- je suis à ce point d'accord avec les thèses exposées que j'ai un peu l'impression de me retrouver moi-même avec plus d'ordre, de méthode, d'intelligence, de tout. C'est très agréable, mais est-ce bien utile...?

Near 08/10/2008 @ 10:34:34
Merci à BOLCHO!
Tu en trouveras plus dans le livre c'est clair! Et mieux expliqué. Pourtant quand tu dis, que tu es d'accord, il faut voir que sur certains points (peu à vrai dire) j'ai émis des doutes/objections. Là si tu es totalement en phase avec l'onde Bihr, deux solutions au moins s'offrent à toi:

1. Lire le système des inégalités car tu y trouveras de première main les thèses qui te séduisent; et tu auras droit aux démonstrations sur les inégalités (tableaux, analyses statistiques, chiffres etc.). Tu pourras les apprendre, les confronter avec d'autres analyses (celles de la télé ou de militants UMP ou encore de ton patron) et voir ce qui te semble le plus solide.

2. Sans trop vouloir entrer dans des luttes sur des chiffres (au fond les gens s'en foutent, c'est l'idéologie qui les animent), tu préfèreras lire "La novlangue néolibérale" de Bihr : en gros c'est la première partie du Système mais augmentée! (sous forme de lexique: mondialisation, propriété, etc.)


Dans le cas où l'analyse marxiste de Bihr te plait en soi mais aussi par les questions quelle ouvre: critique de la rationalité économique, question sur les représentations sociales... et les points qur lesquels je voulais pinailler, je te conseille la lecture (si tu ne connais pas déjà bien sûr!) de Castoriadis: "Domaines de l'homme" en particulier les textes Développement et rationalité; et Institution de la société et religion. Dans "La montée de l'insignifiance" un texte intitulé La démocratie comme procédure et comme régime. Ensuite tu pourras naviguer seul dans son oeuvre. Ces textes sont courts (30 pages grand max) et très clairs. S'il y a une bibliothèque près de chez toi...

Near 08/10/2008 @ 11:12:17
Merci! Mais je ne sais pas trop comment améliorer mon style. Peut-être n'y a-t-il rien à faire, les synthèse sont structurellement déplaisantes pour toi! Dans ce cas, j'espère que tu arriveras à dépasser ton dégoût pour Arendt!

J'ai tendance à être d'accord avec toi: résumer un livre de manière "collégiale", c'est à dire qui se veut rigoureuse ne donne pas toujours envie de le lire. C'est aussi parceque la neutralité apprente rend la chose sèche. Toutefois, tu le dis, c'est toujours la manière de voir de l'auteur du résumé qui commande, et s'il est autoritaire, alors il est difficile de se détendre assez quand on lit l'ouvrage pour créer autre chose. Or j'imagine que c'est cela que devrait susciter un prof de philo.

C'est vrai que j'ai voulu résumer, mais j'ai peu interpéter il me semble sinon en précisant, sur tel ou tel point que la question me paraissait encore ouverte.

Je ne sais pas trop si j'ai envie de parler de moi. Je souffre pas mal de la catégorisation. Par exemple : il a fait plus d'étude que moi, alors c'est normal que... ou il n'a pas fait d'études, pas étonnant qu'il... il n'est pas pertinent parce que... cela me blesse même quand ça ne s'adresse pas à moi. Ces considérations sont souvent fausses mais quand bien même, il faudrait vouloir creuser un peu, plutôt que s'en servir pour se dégager.

Disons simplement que j'ai à peu près 26 ans et que je m'intéresse dans la mesure de mes capacités aux choses de la pensée. Mais la question politique est première (aussi et surtout la question du travail), je suis un grand admirateur de Castoriadis.

J'en dirai peut-être plus une autre fois; mais je doute vraiment que cela ait quelque intérêt.

Saule

avatar 08/10/2008 @ 13:52:25
Merci pour la "critique", un tel avis motivé et clair c'est exactement ça que j'espérais :-). Bon l'inconvénient, c'est qu'on peut se sentir dispensé de le lire, puisqu'on sait ce qu'il y a dedans.

Je n'ai pas d'avis bien arrêté sur la question, j'ai un peu du mal à raisonner en terme de classes sociales (c'est plus les inégalités en tant que telle qui me choquent), et puis j'aurais tendance malgré tout à croire en l'existence d'une classe moyenne qui rend le concept lutte de classes un peu obsolète (si j'ai bien compris l'auteur rejette cette thèse). J'aurais plus tendance à dire que le capitalisme est inégalitaire (par définition) et que donc il faut le combattre (puisque pour moi l'égalité est une valeur plus importante que le progrès ou la prospérité matérielle). Ce qui a l'air intéressant aussi dans ce livre c'est les différentes sortes d'inégalités : en fait je connais très mal le sujet et donc clairement ce livre est pour moi !

Near 11/10/2008 @ 12:01:29
Bihr aussi dit que le capitalisme est par définition inégalitaire. Après, je ne pense pas qu'il soit marxiste au point de croire encore au "progrès" ou à la "prospérité matérielle". Mais sur ces questions: les signifiacations imaginaires qui travaillent le marxisme et le capitalisme, c'est bien du coté de Castoriadis qu'il faut aller voir.

Cela dit, la constitution éventuelle d'une classe moyenne - dont Bihr constate l'effondrement depuis au moins 20 ans - ne résout pas le problème des inégalités! En effet, une grosse classe moyenne et une petite classe dominante (et éventuellement une petite classe de parias) n'abolirait pas la lutte des classes, ou du moins pas la domination. Et s'il n'y avait plus qu'une classe, alors effectivement le terme classe n'aurait pas de sens; mais alors quoi, ce serait l'égalité! Ceci impliquerait bien entendu une transformation radicale des institutions (égalité des revenus, temps de travail imposé minimal, décloisonnement loisirs/travail, incitation à la participation aux affaires publiques...)
Si tu penses l'obsolescence de la notion de classe et de lutte des classes, je crois que tu peux avoir raison sur au moins un point: pour qu'il y ait classe il faut qu'il y ait conscience de classe non? Or tu as peut-être tort dans le sens où Pinçon montre que la classe dominante a réellement une conscience et une stratégie de classe; mais peut-être raison dans le sens où la classe moyenne est en fait une non-classe qui se retrouve dans la privatisation, le contentement par la camelote matérielle et l'attrait éventuel pour le caporalisme symbolique et/ou l'ascenseur social. Tout sauf la lutte!Mais la domination statistique de cette "catégorie" ne serait nullement un vecteur d'égalité et de responsabilité politique (démocratique). Là on rejoindrait les analyses de Barber (Djiad vs Macworld, Comment le capitalisme nous infantilise)

Saule

avatar 11/10/2008 @ 21:36:59
C'est très intéressant ce que tu dis. Je vois bien que je devrai lire Catoriadis, j'ai quelque mois très chargés mais après je compte bien reprendre mon instruction civique ;-). Tes explications sont très claires.

Tu as certainement raison pour le concept de classe dominante. Ce qui me choque quand même c'est que nos ministres, même les socialistes, se rangent dans cette classe. Exemple : Sarkozy qui met son copain à la tête de la banque Dexia, et le premier ministre belge qui fait la même chose. C'est le culte de l'argent roi et du pouvoir en plein. Par démagogie on refuse le parachute doré de l'un ou l'autre, on joue les vierges effarouchées (comme si on découvrait ça maintenant !), mais à la fin la crise financière ne va rien changer.

Et puis la classe moyenne, elle est tiède et finalement elle est contente d'être moyenne : sa préoccupation majeure c'est de son emploi (tant pis si l'usine du voisin ferme) et avoir des bons rendements sur son épargne. A part un coup de gueule pour le pouvoir d'achat, le prix du mazout,... il ne faut pas s'attendre à une grande mobilisation contre le problème des inégalités.

Mais en tout cas c'est rafraichissant de voir qu'on peut encore parler de l'inégalité et qu'il y a des publications de qualité dans ce domaine. Il faut reconnaître que dans la vie politique et même dans les revues économiques plutôt à gauche (je pense à alternative économique) il y a un consensus général sur le modèle d'économie de marché, sur la croissance, la prospérité,... c'est pas très exaltant. Tu disais toi-même dans ta première intervention qu'un étudiant qui défendrait la thèse de Bihr serait mal vu de ses profs.

Near 15/10/2008 @ 12:30:59
Et oui Saule, comme tu dis, il n'y a sans doute pas grand chose à attendre de nos socialistes-capitalistes, ni de la partie de la classe moyenne qui vote pour, sinon un peu moins (tout petit peu) d'irrationalités dans le système! Et là encore, ceux qui y croient se trouvent souvent déçus!

Dans "Fenêtre sur le chaos" de Castoriadis, il y a un page remarquable (152-153) qui m'a fait songer à cette peinture de Janmot qui te sert d'avatar! C'est intéresant de lire cela parce qu'il est difficile de mettre des mots qui n'écrasent pas, qui "restent à leur place" pourrait-on dire, sur des sentiments pareils (ceux qui surgissent à la vue de ce regard), bien qu'ils surgissent parfois...

Bolcho
avatar 18/01/2010 @ 13:37:54
Mettons un peu de chair sur le squelette du raisonnement. Rien de tel pour en revenir aux émotions et à la révolte.

En ce qui concerne les interactions entre les inégalités, l’exemple de la mortalité est particulièrement parlant. Est-ce pour cette raison qu’on en parle si peu ?
Je donne quelques chiffres.

Un homme de la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » vivra en moyenne jusqu’à 81 ans, tandis que s’il appartient à la catégorie des « Ouvriers », il ne vivra que jusqu’à 74 ans. Sept ans de différence moyenne ! Pour les employés, c’est à peine mieux : 75 ans. Lorsque le bon Sarko proposait généreusement de pouvoir plus facilement « travailler plus pour gagner plus », il ne s’adressait pas vraiment aux « cadres » (qui n’ont pas besoin de gagner plus) mais plutôt aux ouvriers, c’est-à-dire ceux qui meurent déjà plus tôt du fait de leur travail. Autant dire qu’il leur propose de « travailler plus pour gagner plus et pour mourir encore plus tôt », ce qui est tout profit pour les caisses de retraite… C’est vrai quoi ! Quand ils ne servent plus à rien, les ouvriers, autant les jeter…

L’hérédité sociale tient en grande partie à la transmission du capital culturel d’une génération à l’autre. On dit volontiers aujourd’hui, dans les conversations de café, que tout le monde a sa chance d’aller à l’université. La réalité est moins rose (sans compter le fait que l’université n’ouvre plus autant de portes qu’avant…).
Je recopie quasiment le livre. En prenant comme base de comparaison les enfants entrés en sixième en 1996, les fils de cadres ont 6,4 fois plus de chances que les fils d'ouvriers d'avoir un baccalauréat général en 2002, et 8 fois plus d'obtenir un bac S (scientifique), le plus valorisé socialement. La proportion d'individus possédant au moins le baccalauréat varie de 90% parmi les descendants de professeurs, autour de 80% parmi les enfants de cadres ou d'instituteurs et assimilés, 62% parmi ceux des chefs d'entreprise, à un peu moins de 40% parmi les enfants d'employés ou d'artisans, un peu moins de 30% parmi ceux d'agriculteurs et à peine plus de 20% parmi ceux d'ouvriers.
« Seulement 62% parmi les chefs d’entreprise ?! » direz-vous. On se calme ! Les statistiques sont ainsi faites que dans la catégorie des « chefs d’entreprise » vous avez aussi bien le patron garagiste que celui d’une multinationale. C’est d’ailleurs un aspect souligné par l’ouvrage : les riches parviennent à se cacher du grand public, y compris dans les statistiques nationales.

Et pour finir, je ne résiste pas à l’envie de répondre à ceux qui proposent de maintenir les inégalités de fortune pour autant que l’on combatte les inégalités de pouvoir qu’elles entraînent. OK les gars, on fait l’essai ? Dorénavant, quand il s’agit de prendre une décision, le propriétaire de l’usine a une voix comme tous les travailleurs (à condition qu’il travaille lui aussi, bien sûr…).

Bolcho
avatar 18/01/2010 @ 13:38:47
Dans les dizaines d'années à venir, on pourrait assister (dans la meilleure des hypothèses...) à une restriction très nette de la consommation dans les pays riches, sous la double pression du climat et du pic pétrolier. Ces sociétés riches pouvaient jusqu'à présent imposer une organisation très inégale en faisant miroiter aux prolos, suce-crayons et bouseux, des progrès quantitatifs mirobolants à venir. Les ploucs acceptaient de fermer les yeux sur les yachts de leurs maîtres à condition de pouvoir se payer demain le frigo, puis la télé et enfin l'ordinateur.
Ce sera beaucoup plus difficile, voire impossible, dans des temps de stagnation ou de décroissance. Les mouvements sociaux pourraient, si j'ose dire, se durcir dans la mesure où la carotte mollira, laissant apparaître béant le gouffre des inégalités.
Les ploutocrates vont devoir repenser leur stratégie d'appropriation de la richesse sociale. Gageons que leurs efforts porteront sur la « com » et qu'on assistera à du bourrage de crâne renforcé. On nous expliquera à quel point c'est vulgaire de vouloir toujours plus et combien c'est plus élégant de s'attacher à la qualité de vie. Sauf que les nantis continueront à engraisser en toute discrétion et à manipuler les medias.
Il s'agira de les décoder encore mieux qu'aujourd'hui, ces medias.

Pendragon
avatar 18/01/2010 @ 14:40:02
J’ai lu attentivement les diverses interventions et je reste malgré tout sur quelques questions… j’espère que nos éminents penseurs que sont Saule et Bolcho (et maintenant Near) pourront y pourvoir ! Mais tout d’abord, merci à Near pour cette critique, j’aurais d’ailleurs tendance (si si Bolcho !) à être d’accord avec la thèse des auteurs.

Mes interrogations sont de cet ordre : admettant volontiers que les inégalités sont socialement héréditaires (l’horrible résumé, mais c’est ainsi que je le comprends) et qu’il est donc bien plus difficile (voire impossible) de s’en tirer qu’on nous le prétend, que faire !? Cela semble une question bateau, mais je trouve qu’elle ne revient pas assez dans le débat. Si mes souvenirs sont bons, d’ailleurs, nous en avons déjà discuté sur CL. Mais la question reste ouverte : que faire ? Si la télévision distribue la même daube, si les voitures roulent toujours aussi vite, si les ouvriers doivent toujours autant « être des hommes », si la mode reste ce qu’elle est, si les beaux restent beaux, si…, etc, etc, … pourquoi diable voudriez-vous que cela change ? Comment ?

D’autre part, je ne saisis pas bien l’absence de classe moyenne. Moi qui suis un fanatique absolu (beaucoup le savent ^^) de la courbe de Gauss, je ne saisis pas bien comment les auteurs peuvent la biffer.

Et enfin, toujours selon ce principe gaussien : même s’il est évident que les inégalités sont « le mal », je ne les vois pas disparaître ! Quant à savoir s’il peut y avoir mouvance des inégalités, c-à-d que ce ne soit pas toujours les mêmes qui palpent… mon avis est que si changement il peut y avoir, cela se fera au travers de la middle class et qu’il sera marginal par rapport au nombre total des inégalités.

Merci,
P.

PS : cela dit, je crains que Bolcho ne réponde en partie, ci-dessus, cela a beau se vouloir ironique, je crains que ce ne soit le reflet du futur… et donc de solution, il n’y a point !

Bolcho
avatar 18/01/2010 @ 18:58:13
Bonsoir Pendragon.
En deux coups de cuiller à pot, sur le mode « Y’a qu’à », je ne vois pas non plus comment faire pour arranger tout ça…
En attendant, je vois ce qu’il est urgent de faire : diffuser un maximum ce type d’ouvrage qui met à plat la réalité, afin que les gens comprennent dans quel jeu ils jouent (enfin, dans quel jeu ils sont joués…). Il faudrait si possible rendre ce type de bouquin plus accessible, plus didactique et même transformer ça en romans, en séries TV, en pièces de théâtre « militant », bref, réanimer un mode de transmission du savoir populaire qui accompagnerait une meilleure prise de conscience…de classe. Et je m’en veux un peu de ne pas faire ce type d’effort. C’est en tous les cas ce qu’en des milieux que j’ai connu avant, on appelait de « l’apparition centrale », et qui est devenu rare.
Quand à la manière de déclencher LA révolution, de conserver le pouvoir malgré les troupes américaines qui vont débarquer illico et d’éviter que la victoire sur les nantis se transforme en totalitarisme, j’ai encore quelques détails à régler dans ma tête avant de lancer le processus. Je te préviendrai en temps utiles pour diriger le Ministère des Sciences. Comme je l’ai déjà signalé, la période troublée vers laquelle nous allons pourrait hâter ton accession au titre de Ministre. Prépare-toi.
Le gaussien que tu es n’en peut plus de contempler désespérément ce dromadaire sans bosse que seraient nos sociétés modernes : que des riches ou des pauvres ? Où sont les autres ? Rassure-toi, ils sont toujours là, mais ils comptent quasi pour du beurre sur le plan de l’accès aux postes de commande : de la piétaille comme les ouvriers. C’est expliqué dans le bouquin aussi. Lis-le. Surtout que « d’accord avec la thèse des auteurs », tu fais maintenant partie de l’avant-garde du prolétariat. D’autant que tu es d’accord avec eux sur un autre plan quand tu dis : « Quant à savoir s’il peut y avoir mouvance des inégalités, c-à-d que ce ne soit pas toujours les mêmes qui palpent… mon avis est que si changement il peut y avoir, cela se fera au travers de la middle class et qu’il sera marginal par rapport au nombre total des inégalités. »

Cela dit, on sent chez toi une sorte de découragement dans le genre : « Bazar, on n’arrivera jamais à bouger tout ça ! ». J’avoue que je suis moi-même parfois (souvent ?) touché par ce sentiment. Mais est-ce une raison pour ne rien faire ? J’imagine que les anti-esclavagistes d’il y a 2000 ans ne devaient pas baigner dans l’optimisme. Pareil pour les anti-royalistes d’il y a 500 ans (mais, après tout, est-on vraiment sorti de la monarchie ?).

Saint Jean-Baptiste 18/01/2010 @ 22:16:19
Les anti royalistes n’ont pas 500 ans mais 219. (Ça c’est pour montrer que j’ai bien appris à l’école, ou plutôt essayer de le faire croire... ;-)) Et aussi pour en mettre plein la vue à Bolcho…)

Les révolutions ne servent qu’à ceux qui savent tirer les marrons du feu. Donc elles ratent toujours leur but, à mon avis, il vaut mieux ne plus se lancer dans cette expérience. Il faut trouver autre chose.
D’autant plus qu’avant on faisait les révolutions à coups de piques et de pétards mais maintenant avec l’arme atomique ça pourrait mal tourner.

On sort un tas de livre sur ce sujet, tous au plus intéressants les uns que les autres, mais ils disent tous la même chose : on fait le bilan des horreurs actuelles, on constate qu’on va dans le mur, et on explique comment et pourquoi.
Et puis le livre est fini, enfin presque.
On y ajoute un tout petit chapitre pour proposer une toute petite et très vague solution, dans le genre : il faut changer l’homme, il faut changer notre mode de vie, il faut apprendre à partager, il ne faut plus être si cupide, il faut s’aimer les uns les autres...
Dans un de ces livres, j’ai lu : l’Occident, grâce à sa religion chrétienne et à l’esprit des Lumières finira par trouver une solution.
Alors, on attend encore un peu, ou on commence déjà la révolution ?

Bolcho
avatar 18/01/2010 @ 23:01:21
Caramba SJB, tu m’as piégé : voici qu’est mise à nu ma thèse audacieuse comme quoi il existait des anti-royalistes avant la révolution française ! Sans blague, tu te moques ? Il y en a même un parmi eux qui devrait t’agréer, grand chrétien et précurseur du communisme (non SJB, c’est de lui que je parle, pas de toi…) qui ne fut pas vraiment anti-royaliste dans sa vie mais plutôt dans son œuvre : Thomas More et son « Utopia ».
Quant à dire que les révolutions ratent toujours leur but, j’avoue ne pas bien comprendre. Mais d’abord quel est leur but ? Celui de la Révolution française n’était à coup sûr pas de donner le pouvoir aux paysans, mais bien aux bourgeois. Ils l’ont eu. Cela dit, je ne vois pas d’exemple de révolution où les acteurs auraient été tous d’accord entre eux, poursuivant donc un but précis et bien repérable. On a toujours affaire à une coalition provisoire d’intérêts plus ou moins proches.
En ce qui concerne la révolution, je suis pour attendre encore un peu, au moins jusqu’à ce que tu aies lu le livre en question…

Saule

avatar 18/01/2010 @ 23:24:04
Pendragon, pour qu'une inégalité soit sociale, il faut qu'elle soit produite par la société. C'est une définition (et en plus, il faut en plus qu'elles engendrent un sentiment d'injustice, d'ou l'importance comme signale Bolcho d'éduquer les gens).

La courbe de Gauss, elle, s'applique à la nature : ce sont des inégalités naturelles. Dans la nature, la taille, l'intelligence ou la couleur des yeux,... sont distribués selon la courbe de Gauss. Mais ce ne sont pas des inégalités sociales (elles sont naturelles).

Un phénomène auquel il faut être très attentif, c'est de ne pas faire de la naturalisation de l'histoire. Tu ne peux pas justifier les inégalités sociales en prenant l'argument que c'est de l'ordre naturel. Et si tu le fais, et là ça s'adresse directement à Obunori, tu tombes dans la religion et l'irrationnel sans t'en rendre compte. En gros, tu dis que le destin de certaines personnes est d'être pauvre (comme il y a des personnes qui sont laides par exemple). Un pas plus loin et tu dis : c'est Dieu qui veut ça, c'est la destinée, ils ont péchés (on le croyait avant).

Autre point fort du livre, c'est la mise en évidence d'un système : les inégalités inter-agissent entre elle. Il le démontre avec des chiffres. C'est peut-être pour ça que lutter contre les inégalités de manière ponctuelle ne marche pas. Par exemple en Belgique, on a fait un décret de mixité des écoles. Mais ça reste les parents nantis (matériellement et culturellement) qui inscrivent leur enfant dans les meilleures écoles, car ils sont conscients des enjeux, sont prêt à faire la file trois nuits de suite,...

SJB : il existe des alternatives au capitalisme. Tu seras un des derniers à t'en rendre compte, car tu ne t'intéresses pas à ce domaine de la sociologie et de l'économie. Il y a des chercheurs, des publications, des communautés expérimentales, des groupements d'achat alternatifs,.. le chemin est très long mais tout le monde n'a pas l'attitude fataliste de croire que ça ne changera jamais. Il faut lire les travaux de Arnpersger, ou encore la théorie sur le revenu universel, par exemple. Near ou Bolcho mentionnait Castoriadis, je vais essayer de me procurer quelque chose de lui. Mais c'est un autre débat.

Bolcho a raison, ce genre de livre devrait être lu à l'école. Même si on n'est pas d'accord avec tout, il est salutaire de prendre conscience des inégalités, et de comprendre les concepts sociologiques.

Saint Jean-Baptiste 18/01/2010 @ 23:52:45
Ah ! par tous les saints du paradis, Bolcho ! notre ami saint Thomas More, fêté dignement le 22 juin… je l’avais oublié !

Pour les révolutions, je veux dire que celles que j’ai connues ont raté : celles des Français n’a pas amené la fraternité, ni la liberté, ni l’égalité. Elle n’a pas empêché encore à quelques rois, et à quelques empereurs d’écraser le pauvre et l’affligé.
Celle d’octobre ’18, la plus belle, n’a fait que remplacer un Tsar par un autre.
Et donc finalement, ce serait mieux d’essayer autre chose.
Je vais chercher, parce que contrairement à ce que dit Saule, moi je cherche une solution. Mais une solution pacifique et pour commencer, dès que je pourrai sortir, j’irai commander le livre en question ; mais j’en ai déjà lu quelques uns et aucun qui proposait une solution autre qu’utopique. En disant qu’il fallait croire aux utopies… mais alors, là, ça devient beaucoup.

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