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Forums  :  Vos écrits  :  De l\'autre côté

Jonjon21 30/08/2005 @ 05:12:34
La baie vitrée occupait presque tout le mur du salon et filtrait la lumière chancelante du soleil couchant. D’où les deux berceuses se trouvaient, on distinguait la rue des Chênes, déserte comme à son habitude, bien qu’aussi large qu’un boulevard. De l’autre côté, s’étendait un champ qui se prolongeait jusqu’à la chênaie, point sombre à la jonction du ciel et de la terre. Édouard Malenfant se rappelait que, quelque fois, au crépuscule, tandis que le reste de la faune diurne s’assoupissait, un renard s’aventurait jusqu’au bord de la route de gravillons. Il semblait, à son tour, contempler silencieusement l’intérieur de la maison par la grande baie. Sept années s’étaient écoulées, mais il ne l’avait jamais revu. Cinq jours avant la mort de Marguerite, l’animal avait cessé de venir, comme s’il avait pressenti le destin fatidique de la vieille femme.
Marguerite ne s’asseyait désormais plus à côté d’Édouard. Son fauteuil à bascule demeurait immobile et s’empoussiérait sous la grisaille. Il s’imaginait parfois la chaise qui grinçait à nouveau. Il entendait souvent la voix de sa femme dans les méandres de son esprit, mais dès que le souvenir se dissipait, la maison se vidait de ses fantômes et s’engourdissait davantage dans sa mélancolie.
Ce jour-là, assis sur sa chaise, tandis qu’il scrutait l’horizon, Édouard crut apercevoir un renard s’échapper des ombres des bois. Était-ce le même ? Lui qui s’était absenté durant toutes ces années, pourquoi revenait-il la hanter ? Indifférent à ces questions, l’animal progressait solennellement jusqu’à la route. Il s’installa comme autrefois devant la maison et épia son occupant.
La chaise s’était ancrée au plancher comme si la stupeur de l’homme avait figé non seulement ses muscles, mais tout le mécanisme du meuble sur lequel il était assis. Jamais il ne se demanda comment pareil animal, dont la longévité ne dépassait que très rarement une dizaine d’années, avait pu survivre aussi longtemps. Il s’était passé au moins quatorze ans, entre le moment où il l’avait remarqué pour la première fois et aujourd’hui. D’ailleurs, il avait l’air aussi jeune et vif que dans ses souvenirs, comme si le temps s’était arrêté pour lui lorsque Marguerite était morte.
Quelqu’un chantait.

Dans la forêt lointaine
On entend le coucou
Du haut de son grand chêne,
Il répond au hibou,
Coucou, coucou,
On entend le coucou.

D’où provenait la voix d’enfant qui fredonnait cet air d’autrefois ? Appartenait-elle à la réalité ou était-elle le symptôme de sa solitude ?
Le renard tourna la tête vers la gauche et Édouard suivit son regard. Il remarqua un garçon. Celui-ci portait une salopette en jeans et une casquette rouge enfoncée jusqu’aux yeux. Ses pieds étaient chaussés de petit souliers noirs qui, Édouard s’en souvenait, claquaient bruyamment sur le pavé. Il ne marchait ni ne courait : il gambadait allégrement, un sac de billes multicolores appuyé contre sa poitrine.
La première pensée du vieil homme fut de se dire que l’enfant était en danger, que le renard risquait de le mordre, mais il fut bien forcé de chasser cette idée en voyant que l’animal était imperturbable dans sa contemplation du salon et qu’il ne portait plus attention au gamin. Ce dernier non plus ne semblait pas être dérangé par la présence de la bête : il l’ignorait simplement, comme si les deux personnages appartenaient à deux réalités distinctes et parallèles et qu’ils ne pouvaient ni se voir ni se toucher.
Soudain, l’enfant fit volte-face. De l’est de la rue des Chênes, derrière le volant de son camion blanc des Glaces Martinez, Jose-Louis arrivait. Édouard entendit aussitôt les clochettes tintinnabuler, comme si la pâle vision avait engendré une harmonieuse mélodie. À l’extérieur, le jeune garçon laissa tomber son sac de billes, qui se vida de son contenu, et courut en direction du véhicule, les mains dans les poches à la recherche de quelques centimes.
- Bonjour, mon bonhomme! Qu’est-ce que je te donne cet après-midi ?
- Une glace au chocolat, répondirent en chœur l’enfant et Édouard. Deux boules!
Édouard leva l’index et le majeur en même temps que l’enfant, comme en signe de paix, pour désigner les deux boules désirées. Quand le gamin s’empara du cornet de crème glacée, leurs sourires s’élargirent symétriquement de chaque côté de la baie vitrée. Jose-Louis refusa les quelques centimes de l’enfant en répliquant qu’il s’agissait d’un « cadeau ». Puis il repartit aussi vite qu’il était apparu. Édouard ressentit immédiatement une profonde amertume de ne pas pouvoir goûter à la glace au chocolat.
Tout à coup, le renard détacha son regard de la maison. Il avait remarqué les dizaines de billes d’agate éparpillées sur le sol. Il fit un mouvement pour s’en approcher, mais fut interrompu par le cri de l’enfant.
- Touche pas à ça! Ce sont mes billes!
La glace toujours en main, il courut pour ramasser ses billes. L’animal, probablement effrayé, fit un pas en arrière et montra les dents. Édouard se leva enfin. Cette fois, il n’y avait aucun doute, l’enfant était en danger. Il quitta son poste et courut chercher sa carabine au sous-sol. L’endroit était divisé en quatre sections : la pièce principale à laquelle on accédait par l’escalier, une minuscule salle de toilettes au fond, qu’il n’utilisait plus depuis la mort de Marguerite, et deux pièces à débarras au centre. La première de ces pièces renfermait tous les objets ayant appartenu à sa femme et la seconde renfermait son fouillis à lui. C’était dans cette seconde pièce qu’Édouard espérait trouver son arme. Il s’y rendit à toute vitesse et se mit à la chercher avec une panique grandissante. Où l’avait-il laissée ? Il passa une bonne minute à la chercher en se répétant continuellement qu’il arriverait trop tard. Quand il la trouva, il la chargea et remonta l’escalier. Une fois en haut, il entendit la voix de Marguerite protester :
- Fais pas l’idiot Édouard! Range cette arme!
- Je n’ai pas le temps d’écouter tes protestations, Margie! Cet enfant est en danger!
Arme en main, il sortit, sourd aux paroles de sa femme :
- Ne fais pas ça! Cet enfant est déjà mort!
Il ne l’avait pas entendue. De toute façon, cette dernière ne réalisait pas le danger dans lequel se trouvait le garçon en saloppe. Lui, Édouard Malenfant, il le savait! Il savait comment la morsure d’un renard pouvait être un vrai supplice.
Au début, c’est comme se faire mordre par n’importe quel chien. Sur le coup, ça surprendre et on crie, on appelle au secours, en vain. Quand on est enfant, un renard peut nous paraître monstrueusement énorme et on est persuadé qu’on va mourir dans sa gueule. Qu’il va nous dévorer tout rond. Puis on tire pour se libérer de l’emprise : tous nos muscles se contractent, travaillent ensemble, forcent pour faire cesser la douleurs et plus on tire, plus la douleur est intense. Peu à peu, notre main s’engourdit, puis c’est le tour de notre bras et on sent que nos jambes vont nous abandonner, qu’elles céderont sous le poids de la souffrance et nous laisser mourir sur le pavé parmi les billes d’agate. Du sang s’échappe de la plaie et ruisselle sur le pavé. Il y en a tellement qu’on se sent étourdi : on chancelle jusqu’à tomber. Notre main gauche collante de crème glacée rentient à peine notre poids tandis qu’on s’écrase peu à peu. Bientôt, le renard nous lâchera avec la satisfaction de s’être bien défendu.
Et Édouard s’écrasait lui aussi peu à peu sur le perron, le fusil à la main, des larmes coulant le long de ses joues. L’enfant n’était plus là. Le renard non plus. Au loin, on ne voyait même plus Jose-Louis des Glaces Martinez. Peut-être s’était-il engagé sur une rue transversale. Peut-être s’était-il fusionné au soleil couchant, consumé au rythme de la fonte de ses crèmes glacées. Peut-être n’existait-il tout simplement pas. Appartenait-il plutôt à un rêve ? À un souvenir ? À un délire post-traumatique comme tout le reste ? Comme l’enfant aux billes d’agate et comme le renard à la pupille malveillante ?
À l’extérieur, il faisait si chaud. C’était bientôt le soir, mais le soleil frappait aussi durement qu’à midi. Édouard tira inutilement un coup en l’air pour effrayer le renard qui, de toute façon, avait disparu. Par ailleurs, les billes avaient toutes était ramassées et le sang nettoyé. La rue des Chênes était à présent aussi déserte que d’habitude. Le vieil homme était seul dehors et sanglotait.
Eddie, vieux con, il est mort par ta faute!
Édouard leva les yeux et aperçut un groupe de personnes rassemblées en cercle dans la rue. Ils étaient sortis de nulle part. Ils regardaient tous le sol et le vieil homme fut pénétré par leur évidente affliction. Dans un mouvement de vague, ils levèrent tour à tour la tête et le dévisagèrent. Puis, ils pointèrent tous leur index dans sa direction.
Eddie, vieux con, t’es arrivé trop tard!
Le cercle se brisa et laissa entrevoir un corps tordu et sanglant couché sur le pavé. Le vieil homme se leva et s’approcha. Ce n’était pas le corps de l’enfant, mais celui de Marguerite. Elle l’observait d’un regard fixe et lointain. Édouard allait se pencher pour la toucher afin d’être certain qu’elle existait vraiment lorsqu’il distingua un autre corps un peu plus loin. Il sut immédiatement que c’était le sien et préféra ne pas s’approcher. Il ferma les yeux, serra les poings et espéra tout oublier : le renard, l’enfant, Jose-Louis, les billes d’agate. Il souhaita même intérieurement pouvoir oublier Marguerite. Il voulait se réveiller dans son lit et s’apercevoir que tout ceci n’était qu’un horrible cauchemar. Quand il osa enfin regarder, la foule avait disparu, mais les deux corps étaient encore là.
« C’est le renard qui a fait ça » fut sa seule pensée.
Il serra on arme contre lui et prit une grande inspiration. Un long périple l’attendait. Au loin, la forêt l’appelait. Il savait que l’enfant était là-bas, que le renard l’avait apporté dans sa tanière pour le dévorer ou pour l’offrir à ses renardeaux. Édouard devait aller le sauver.
Il contourna les cadavres sans leur jeter le moindre regard de crainte que la terreur le pétrifie et qu’il ne puisse plus jamais s’aventurer dans les bois. Et plus il avançait, plus il savait qu’il ne pourrait plus jamais revenir en arrière. Qu’il ne s’assoirait plus jamais sur sa chaise berçante.
Car on ne peut jamais retourner de l’autre côté de la baie vitrée.


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