Bluewitch
avatar 29/07/2005 @ 19:16:37
Le feu passa au rouge lorsqu’il voulut traverser. Un groupe défia le signal et se bouscula sur le passage pour piétons. Circulation dense, bruit, rapidité, mouvements. Dans son camp : arthrose, un cœur en chaussette et quelques années en trop.
Tant pis. Il resta sur la ligne de départ et en profita pour remonter ses grandes lunettes à monture en écaille. Note : les changer bientôt. Les verres ne lui semblaient plus jamais propres. Sur sa tête, un panama, le soleil était de bonne humeur et dans ses bras, des tournesols. Eliane aimait ça, les tournesols.
« J'en veux deux! Oui, deux! On se débrouillera, tu m'entends?! »
Il se retourna : une grande femme, de forte carrure, coincée dans une cabine téléphonique comme une Alice n’ayant plus rien à boire. Tiens, il y avait encore des gens qui utilisaient les téléphones publics ? Il détourna vite les yeux, ébloui par les reflets du soleil sur le métal de la cabine.
(« J’en veux deux ! Oui, deux !... »)
A qui parlait-elle, cette femme sur son ton de gardienne de prison ? A un amant, un ami, un collègue ? Valait mieux pas… Et deux quoi, d’abord ? Il considéra les deux grands soleils entre ses vieux doigts. Son ton n’était peut-être pas si dur que ça, au fond… Non, il lui faisait penser au jour où Eliane lui avait dit :
« J’veux qu’on s’marie, oui, et vite ! On s’débrouillera, tu m’entends ? »
Elle avait toujours été la forte tête. Jamais rompue.
Et cette femme là, ce devait en être une, aussi. Du genre à savoir ce qu’elle voulait.
Vert.
Il avança ses jambes arquées qui se rôdèrent après quelques pas. Encore une centaine de mètres jusqu’à l’hôpital. Portes vitrées, brouhaha, ascenseur.
Deuxième étage, chambre 253. Côté porte. Parce que côté fenêtre, il y avait les courants d’air et qu’Eliane avait décoré la chambre thème enfer jusqu’à ce qu’on la change.
Elle semblait soucieuse et tenait la sonnette entre ses doigts maigres, la portant régulièrement à son oreille.
- Ah, tu es là !! Ca fait une heure que je t’appelle et que tu ne décroches pas ! Ou alors c’est ce fichu téléphone qui est en panne, regardes-y, toi qui aime bricoler !
Sans un mot, il lui posa un baiser sur le front, lui prit la sonnette des mains et fit mine d’y jeter un œil.
- La ligne doit être en dérangement, mon cœur. Je suis là, de toute façon, plus besoin de m’appeler.
- Sans doute ! Ou alors c’est Saint-Antoine qui a grignoté les fils, encore une fois.
Elle se pencha par-dessus ses barreaux de lit.
- Il n’est pas là, Saint-Antoine est mort, tu le sais bien.
Sa mine se renfrogna, plissée entre le doute et le souvenir. Saint-Antoine, leur chien. Pas d’enfants mais des chiens, toujours.
(« J’en veux deux, oui, deux ! » Peut-être que cette femme parlait d’enfants ?)
- Tu vas encore dire que je perds la tête, mais je perds pas la tête. Je l’ai dit à cette infirmière qui ne me croyait pas tout à l’heure quand je lui expliqué que la voisine avait ouvert mon armoire plutôt que la sienne et y avait pris mon manteau de fourrure. Je l’ai vue ! Elle est partie avec !
- Tu dois te tromper, j’ai laissé ton manteau à la maison, il fait bien trop chaud.
- Pourquoi vous me volez tous mes souvenirs ? Je sais ce que j’ai vu !
Il observa la voisine en question, qui dormait profondément, les lunettes à oxygène de travers et les jambes aussi. De son bras s’échappait un tuyau vers une pompe à morphine. Il soupira. Au dessus du lit, on pouvait même lire « Diète totale ». Il lisait ce panneau depuis qu’on avait cessé d’alimenter la femme par voie normale alors qu’Eliane ne perdait jamais son appétit.
(«J’en veux deux ! Oui, deux ! » Deux steaks, deux tartes, deux pains ?)
- Tu ne m’écoutes pas, Georges !
- Mais si, mon cœur, je t’écoute! Et toi, tu n’as rien dit à propos des fleurs que je t’ai apportées…
- C’est que… oui, j’avais l’esprit occupé, surtout depuis que tu es entré ! Regardes un peu comme tu marches, tu devrais quand même aller voir le docteur ! C’est encore moi qui vais devoir tout faire à la maison, le ménage, les repas, parce que tu seras cloué au fauteuil ! Mais… merci, mon Georges, tu sais, toi, que j’aime les tournesols…
(« J’en veux deux ! Oui, deux ! » Deux bouquets, deux couronnes, deux montages ?)
- Et puis, je dors mal, Georges. Tu crois que tu pourras m’apporter du thé vert au Gingembre comme on buvait à la maison ? Il est si bon. Le temps me semble déjà si long, ici… Je voudrais tellement rentrer !
- Tu sais que ce n’est pas possible, Eliane, pas maintenant.
(« J’en veux deux ! Oui, deux ! » Deux jours, deux semaines, deux ans ?)
Pas possible, non, parce qu’Eliane, il ne pourrait pas s’en occuper seul, pas encore. Plus jamais, peut-être ? Ses vieilles mains ne pourraient plus la porter. Son dos non plus. C’était ça, être vieux. Sentir les distances, les poids, autrement. Etre tout seul à deux.
(« J’en veux deux ! Oui, deux ! » Deux vieux fous ?)
- Saint-Antoine ! Arrête de gratter à la porte !
Il se leva, la nostalgie à l’intérieur. Comme toujours, il irait voir les infirmières, on lui dirait ce qu’il savait déjà, qu’Eliane, son pronostic n’était pas très bon, qu’elle était agitée, qu’il n’y avait rien de nouveau, qu’elle…
- Je reviens, mon cœur, je vais chercher un vase…
- Prends-en deux, oui, deux ! Un pour chaque tournesol !

Tistou 29/07/2005 @ 19:29:38
Bon, y'aurait pas un peu de déformation professionnelle dans tout ça ? Pas gai-gai, c'est sûr, mais bien, bien écrit. Et de la fiction en plus. Bravo Blue !

Sibylline 29/07/2005 @ 20:28:55
Quel joli texte! Troublant. Tendre et dur. Comme la vie, quoi. Je ne sais pas ce que sont des lunettes à oxygène, mais j'ai beaucoup aimé ce texte. Ca fait un moment que je rigole en lisant les Tistou et les autres. Là, non. Mais je ne pleure pas non plus. C'est beau aussi , cet amour encore, entre Georges et Eliane. Très doux. Quel joli texte.

Giny 29/07/2005 @ 20:52:57
J'aime beaucoup ce texte, il me rappelle une chanson de Brel que j'aime beaucoup, 'les vieux amants', je crois qu'elle s'appelle ainsi.En fait, cette femme un peu tyrannique et vindicative telle qu'on la perçoit se transforme au fil du texte en une infirme désespérée, qui se raccroche à tout prix à la vie par ses souvenirs, et puis le plus beau: l'amour mêlé de pitié et d'amertume que lui porte son mari.

Nothingman

avatar 29/07/2005 @ 21:01:26
Un texte très subtil, délicat mais surtout infiniment juste. J'ai repensé à mon grand-père lorsque ma grand-mère était à l'hôpital. Pour ça, déjà merci. Mais je suppose que c'est une situation vécue dans chaque famille. J'ai aimé la tendresse et l'amour qui continuent à habiter ces deux personnages...

Mentor 29/07/2005 @ 21:35:00
Oui Blue, ça refroidit un peu après la lecture de tant d'autres textes autrement plus légers. Celui-ci n'a vraiment rien de superficiel! Tu nous mets le nez sur une tranche de fin de vie pas très gaie mais ô combien réaliste!
Très belle écriture Blue, très sensible et délicate.
Tes deux personnages sont attachants jusqu'au dernier mot.
Beau texte.

Kilis 29/07/2005 @ 21:44:10
Je ne sais pas Blue. C'est très bien écrit, pas de doute. Mais qu'est-ce qui me gêne. Bon, j'esssaye de comprendre... en fait je crois que c'est le narrateur qui me gêne parce que c'est lui, le narrateur qui imagine toutes les pensées des personnages, hein? Et que du coup le récit prête le flanc aux clichés. Voilà, j'aurais préféré la pensée du vieil homme en direct, sans filtre. Mais bon... ce n'est que mon point de vue.

Loupbleu 30/07/2005 @ 12:54:14
J'ai beaucoup aimé ce texte très dense d'humanité. C'est bien écrit. J'aime beaucoup tout le non-dit qu'on devine au détour d'une remarque, d'un dialogue.

Une petite remarque de détail : J'aime un peu moins la répétition de ("J'en veux deux ! ..."), peut-être parce que le ton véhément qu'on imagine pour cette phrase colle peut-être moins bien avec l'atmosphère du texte.

Pour ma part, j'ai bien aimé le point de vue narratif, qui rend à la fois l'empathie et une petit distance. Le procédé pour faire deviner les sentiments sans les dire directement est excellent.

Bravo vraiment pour ce texte ! Et bravo pour la qualité des émotions que tu fais ressentir.

Lyra will 30/07/2005 @ 13:06:01
J'ai bien aimé ce texte Blue, les larmes au yeux à la fin même...
J'ai bien aimé le systéme des parenthéses, la façon de raconter, les dialogues, bref, j'ai aimé tout court.

Sahkti
avatar 30/07/2005 @ 23:16:22
Un très beau texte Blue, plein de sensibilité, d'humanité et de justesse. Cette Eliane, quelle femme... qui balance son désespoir sous forme de colère, on devine la souffrance derrière le ton acariâtre. Et le mari qui assiste impuissant à tout cela, c'est tellement bien rendu.
J'ai aimé le système des parenthèses qui traduisent des pensées que j'imagine être les siennes mais téléguidées, dictées par son inconscient sans que vraiment il les contrôle. Des mots qui sortent tout seuls, comme une petite voix qui lui parlerait dans la tête.
Bien écrit, rien à redire, bravo!

Yali 31/07/2005 @ 12:11:33
Houa ! Très juste dans les sentiments, belle narration tout en pudeur. Trés réussi Blue, vraiment.

Zou 31/07/2005 @ 17:33:32
Un peu de dérisoire au profit du pathétisme. Plein plein plein d'émotion, de belles émotions, dans ton texte Blue. Et tout sonne tellement vrai ! J'ai beaucoup aimé.

Krystelle 31/07/2005 @ 19:17:27
Très beau texte, vraiment. C'est rempli de tendresse; ta plume est sûre et émouvante. J'aime beaucoup tes textes et celui-ci en particulier.

Kinbote
avatar 02/08/2005 @ 12:39:11
J'ai beaucoup aimé. Cette scansion du "J'en veux deux" qui donne tout son rythme au texte. Le drame de ce couple qui apparaît peu à peu, mais sans apitoiement. Bien vu, bien écrit! Quel fut le déclic pour l'écriture de ce texte, ce "j'en veux deux!" entendu dans la rue?

Bolcho
avatar 04/08/2005 @ 15:09:44
O l'émotion !
Je me demande si le récit ne fonctionnerait pas encore plus dans la proximité et l'émotion avec le passé composé plutôt que le passé simple. mais faut oser se prendre pour Camus.
Blue, tu nous a fait là une merveille de plus. Ton petit vieux au feu rouge, il va hanter nos insomnies.

FéeClo
avatar 04/08/2005 @ 15:16:48
Blue, c'est beau!! je dirais même plus: cé bô!

Un peu tristounet mais si réèl... et tout plein d'amour. J'ai pas d'autres mots: vraiment très beau!!

euh juste que le gingembre pour dormir c'est pas gagné!

Fee carabine 05/08/2005 @ 03:09:56
un très beau texte, d'un réalisme un peu cruel, mais avec en même temps beaucoup de tendresse et de respect pour ce vieux couple... Vraiment émouvant. Merci Blue!

Charles 08/08/2005 @ 13:51:34
très sensible, juste, triste évidemment... moi aussi, ça m'a rappellé quelques visites à de très proches parents, la difficulté de leur dire que non, ça ne leur est plus possible de repartir chez eux, que leur voisine de chambre ne peut pas être si ennuyeuse ou bruyante qu'ils le disent, la difficulté de leur expliquer (et parfois de leur mentir) que si, si, leur vie a encore un sens, qu'il est encore des joies, que ça vaut le coup, que ...

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