Nothingman

avatar 29/07/2005 @ 17:57:14
                           Tour et détour

   Aujourd'hui, à vrai dire, je ne vais pas bien. Ma vie se traîne depuis des mois et je suis incapable de la moindre réaction, engoncé dans mes doutes. Un boulot, sans la moindre satisfaction, dont je m'acquitte parce qu'il le faut bien. Une copine qui s'est taillée deux semaines auparavant en disant qu'on ne l'y reprendrait plus de vivre avec un tocard tel que moi. Toutes les femmes que j'ai fréquentées m'ont dit çà un jour ou l'autre… Les amis, parlons-en des amis…Dès que l'on a besoin d'eux, ils ont soudain d'importantes obligations. En finir, j'y ai souvent songé mais le courage n'est, il est vrai, pas vraiment mon fort. Alors, je vis ou plutôt je survis. La seule distraction à laquelle j'attache encore un semblant d'importance, ce sont mes pérégrinations sans but dans la ville. Mes petites errances quotidiennes au cours desquelles je me plais à observer les êtres qui se succèdent, à inventer leurs vies que je n'ai pas.

   18h30. C'est l'heure. Je quitte mon domicile et me mets en marche, à la dérive dans les rues. Comme d'habitude, personne ne me remarque. Les gens passent devant moi comme si je n'existais pas. Une ombre. Je ne suis qu'une ombre qui tente de lire en eux. Sur le trottoir en face, devant la vitrine luxueuse d'un magasin de haute couture, un couple visiblement amoureux. La femme semble jouer de ses charmes pour convaincre son partenaire de lui offrir un manteau de fourrure exposé… qu'il ne pourra jamais lui offrir. Le type visiblement tente de dévier la conversation, de l'attirer loin de ce lieu riche en tentations. Ils rentreront probablement chez eux et elle aura certainement déjà oublié cet épisode. Un peu plus loin, un marchand de fruits exotiques termine péniblement sa journée de travail, à grand renfort de cris, afin de vendre les dernières pousses de gingembre de son stock. Peut-être les amoureux croisés un instant plus tôt y trouveraient-ils quelque utilité ?

   Poursuivant ma progression aléatoire, je passe devant une cabine téléphonique entrouverte. A l'intérieur une femme blonde, la trentaine, en conversation agitée. Je ne perçois que quelques mots. " J'en veux deux! Oui, deux! On se débrouillera, tu m'entends!". Au début je n'y prête guère attention. Je traverse l'artère fréquentée pour me rendre dans le petit café où j'ai mes habitudes. Atmosphère embuée. Brouhaha alimenté par quelques cadres venus terminer une journée semblable à beaucoup d'autres, autour d'une ou deux bières. Je m'assieds sur une banquette. J'ai vue sur la rue. Dehors, la femme est toujours dans la cabine. Toujours aussi nerveuse. Regard à gauche, regard à droite. Elle s'agrippe fébrilement au cornet de métal du téléphone. Je repense alors à l'extrait inopinément entendu trois minutes plus tôt. "J'en veux deux". Que peut-on bien désirer en deux exemplaires? "Oui deux". Cela semblait s'apparenter à une exigence, à une véritable nécessité. "On se débrouillera". La demande n'irait donc pas d'elle-même, il y aurait quelques embûches en perspective.

   De mon point d'observation privilégié, je scrute ses moindres faits et gestes. Toujours ses regards incessants à gauche, à droite comme si elle devait craindre quelqu'un. Elle raccroche soudain et s'aventure à l'air libre. Elle s'assied sur un petit banc placé à proximité de la cabine, regarde sa montre, se tient la tête entre les mains. A quoi ce comportement si fébrile peut-il bien rimer? Elle semble attendre quelque chose ou quelqu'un. Rien, en tous cas, ne paraît naturel dans son attitude. Elle se lève, fait les cent pas, regarde toujours autant autour d'elle. Serait-elle en manque de quelque substance? Tout pourrait le laisser supposer. Les minutes s'écoulent sans qu'il n'y ait le moindre changement dans sa conduite. Je ne cherche déjà plus trop à comprendre quand soudain une voiture se range non loin d'elle. Un homme, la quarantaine, en descend. Il se dirige illico vers le coffre, l'ouvre aussi sec et en sort deux petites boites qu'il tend à la jeune femme. Il ne la salue même pas, reprend sa place au volant et démarre en trombe. L'échange n'a pas duré plus d'une minute. Visiblement, elle, non plus n'a pas envie de faire long feu. La démarche rapide, elle s'éloigne progressivement de mon champ de vision, me laissant avec toutes mes questions. Ma seule certitude : ce qui vient de se passer est plutôt louche. Quelques verres plus loin, j'ai déjà oublié l'affaire, replongeant une fois de plus, désabusé, dans mes affres personnelles …

   Il est 23 h et une fois de plus j'ai encore trop bu. Les heures ont succédé aux heures, les verres aux verres. Et me voilà de nouveau dans le couloir en train de chercher cette fichue serrure. Enfin j'y arrive. Titubant quelque peu, je me dirige vers la cuisine. Par réflexe, j'ouvre le téléviseur. Illusion d'une présence, certitude de l'absence. La voix off d'Euronews, cyclique, ressasse pour la énième fois les actualités du jour. J'ai faim. J'ouvre le frigidaire. Le menu : inexorablement le même depuis plusieurs jours. Un plat préparé sous vide, cuit à la va-vite au micro-onde. Plus envie de cuisiner, envie de rien en fait. A la télévision aussi, le menu reste le même. La voix fluide poursuit son monologue interminable. Attentats, coups d'états, tout ça ne me concerne pas. Elections, affaires de corruption, toujours les mêmes désillusions…"Et maintenant, nous passons au sport avec une nouvelle affaire de dopage sur le Tour de France. Le coureur italien Massimo Lepo, a été interpellé ce soir à son hôtel de Courchevel suite à la découverte, en début de soirée, de produits dopants dans la voiture de son épouse au péage d'Albertville. Helena Lepo, qui se rendait à Courchevel, a été interpellée en possession de deux boîtes contenant une dizaine d'ampoules d'EPO, a-t-on appris de source judiciaire…". Soudain, sur les images… Non, pas possible!… C'est elle! … La femme de la cabine téléphonique.... Elle, là sur l'écran, sa tête blonde se réfugiant sous une veste, menottée, serrée de près par deux gendarmes, ne sachant plus trop ce qui lui arrive. "…Lors de sa brève audition, Mme Lepo aurait déclaré que les produits étaient destinés à son mari. La jeune femme pourrait être poursuivie pour détention et transport de produits vénéneux…". Instantanément, je dessoûle. Je reste pantois devant les images qui défilent et qui sont déjà passées à autre chose. Mon esprit obnubilé par la pensée de cette femme, aveuglée, victime d'un système, d'un amour inconsidéré pour son coureur de mari…

Sibylline 29/07/2005 @ 18:52:38
Une idée très originale, j'ai eu peur un moment qu'on reparte pour une histoire de toxico, parce que "une, c'est bien, mais plein, c'est rien". Mais non. C'est autre chose, plus complexe aussi.
Tu as parfaitement campé le personnage qui parle à la première personne, sauf le 1er paragraphe où je crois qu'on trouve qu'il pleurniche un peu beaucoup sur lui même, mais ensuite, avec l'action, ça prend corps.
Je te signale une petite faute: "sans qu'il n'y ait " devrait être "sans qu'il y ait " , sinon, "deux négations qui s'annulent" air connu
J'ai adoré "le téléviseur. Illusion d'une présence, certitude de l'absence. " et, cerise sur le gâteau, tu termines par un jeu de mot "d'un amour inconsidéré pour son coureur de mari…". Apothéose!

Lyra will 29/07/2005 @ 19:02:05
J'ai bien aimé ce texte Nothingman, il fallait y penser !
J'ai surtout aimé les deux premiers paragraphes que je trouve excellents, même si les autres sont bons aussi.
Et puis cette phrase, là, j'aime bien :
Les heures ont succédé aux heures, les verres aux verres.

Bonne idée et d'actualité.

Tistou 29/07/2005 @ 19:09:30
Eh oui, ça se tient tout ça. Pas très en forme le protagoniste principal, ce n'est pas cette affaire qui le boostera mais au moins il dessoûle.
Très agréable à lire. Les remarques de Sibylline sont justes, j'y ajouterais une répétition en 2_3 lignes de "une fois de plus".

Sahkti
avatar 29/07/2005 @ 20:16:54
Pas très éloigné de l'actu non plus ce texte, on a encore vécu une situation similaire il y a quelques jours avec des "produits vénéneux".
C'est bien raconté. Au début, je trouvais ça un peu trop travaillé, pas assez naturel pour quelqu'un qui se livre à un monologue puis au fur et à mesure ça se décante, l'histoire prends corps et vie. Tout se tient, très plausible.

Giny 29/07/2005 @ 21:00:02
J'aime beaucoup, j'ai été tenue en haleine, en fait dès le début, le personnage paumé, largué, me plaisait bien, puis la chute est bien je trouve, en plus à mon sens elle veut dire que le protagoniste qui croyait détenir la palme de la déchéance a trouvé pire que lui, et a enfin réussi à s'apitoyer sur autrui

Mentor 29/07/2005 @ 21:43:51
Je croyais commencer à lire du Spirit au début!!! A cause du côté désespéré du narrateur. Excuse-moi Nothingman! (mes excuses aussi Spirit!!) ;-)
Mais ensuite on trouve ton style. Tu écris avec méticulosité, on sent la réflexion sur le moindre mot, le plus petit adjectif. C'est très étudié et pourtant ça reste très lisible sans lourdeur aucune. Une petite performance ça.
J'ai aimé aussi Illusion d'une présence, certitude de l'absence.
Idée originale de traiter le sujet de cette manière.
Ca m'a bien plu donc, je le dis nettement.

Kilis 29/07/2005 @ 23:18:30
C'est bien Nothingman, et toi aussi tu te bases sur l'actualité.
J'ai bien aimé. Cependant je regrette que le début qui s'appuie sur le désespoir du personnage, ne soit finalement guère géré par la suite.

Zou 30/07/2005 @ 12:34:29
Nothingman j'ai trouvé ta manière d'écrire très assurée du début à la fin. Pas de faille. Très différente du texte que tu nous avais laissé sur l'ETE. On dirait deux plumes différentes. J'ai cependant été moins touchée par ce texte. C'est peut -être du au sujet qui ne m'inspire que peu meme en période du Tour !Belle chute aussi avec ce coureur de mari !

Yali 30/07/2005 @ 12:46:59
Oui bien écrit, même si ultra compacts les paragraphes, même si j'ai pas bien compris pourquoi ce type "Ouvre" son téléviseur.
L'écriture "état d'ame" c'est dèja pas évident sans basculer dans le trop, rendu encore plus difficile par l'emploi du "Je", ce qui fait que, ben moi j'ai passé un bon moment.

Bluewitch
avatar 30/07/2005 @ 15:57:19
Pas trop accroché de prime abord, premier paragraphe un peu lourd, plaintif, descriptif. Mais la suite s'allège, se désengourdit et c'est bien. Encore une histoire d'actualité, on retrouve bien le journalisme derrière! ;o)

Spirit
avatar 30/07/2005 @ 17:44:25
Tu décrit très bien l'errance morale du personnage, la chute vient parce qu'il faut une chute mais elle est un peu à part du reste du texte. C'est une bonne histoire.

Sahkti
avatar 30/07/2005 @ 22:28:58
Noyé par les rencontres, je fais remonter :)

Loupbleu 31/07/2005 @ 14:32:20
C'est une bonne histoire. J'ai apprécié le style vraiment soigné, la construction bonne, la chute originale.

Je suis assez d'accord avec le côté un peu trop plaintif du début qui n'est pas utile pour l'histoire. Le point le plus important est que le narrateur est avant tout quelqu'un qui observe (et en second lieu, il est déprimé). C'est quand même pas mal rendu, décrire les états d'âme comme dit Yali est vraiment très délicat.

C'est un bon texte, bien écrit et qui ne manque pas d'intérêt.

Krystelle 02/08/2005 @ 18:02:02
" son coureur de mari" :-)))

Cette histoire se lit facilement, le sujet est bien traité, les contraintes discrètes. J'ai relevé plusieurs formules bien trouvées mais d'autres les ont citées avant moi...

Kinbote
avatar 04/08/2005 @ 11:49:32
Je suis entré dans la peau du narrateur, désoeuvré, etc. ;o) Ca colle formidablement à l'actu. Très (trop?) réaliste mais bien fichu.

FéeClo
avatar 04/08/2005 @ 12:00:14
Moi j'aimais bien le côté "dépressif" du gars...

J'ai eu l'impression que tu t'es trop forcé pour que le début ait "du style".. Puis après, chassez le naturel il revient au galot, c'est semble pus naturel, plus coulant.

L'idée de l'histoire est vraiment très bonne en tout cas!

Bolcho
avatar 04/08/2005 @ 14:40:15
Autant j'ai aimé "Les amoureux du 15 août" (oui, oui, retournez le lire), autant j'avoue m'être un peu ennuyé ici. Le personnage est irritant à force de s'apitoyer sur lui-même (sans que cela ne serve le récit). Et alors? On n'a pas le droit de créer des personnages pitoyables ? Si bien sûr. Mais comme je ne suis pas "emporté" par le récit, je râle sur le personnage.
C'est rien. Je suis bien sûr que j'aimerai le prochain

Fee carabine 06/08/2005 @ 01:55:53
Ça ne sera pas original, mais j'ai aussi eu un peu de mal avec le 1er paragraphe. Après le récit démarre et ça devient beaucoup plus intéressant. C'est un bon traitement d'un fait réel (ou qui pourrait l'être) d'une facture classique, très fluide et agréable à lire (et j'ai vraiment bien aimé "le coureur de mari" :-)).

Charles 08/08/2005 @ 15:08:39
Bien aimé ! quelques réserves également sur le 1er paragraphe. La chute me plait également, la narration est très soignée, peut être un peu trop sobre parfois ?

Et pour ma part, je pensais que la chute allait plutôt être : "deux boites remplies d'explosifs pour les attentats"

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