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Forums  :  Vos écrits  :  La Dame et l’Homme.

Eireann 32 23/07/2005 @ 20:17:45
Nous sommes début septembre dans une station balnéaire bretonne, les vacances sont quasiment finies, la vie reprend son rythme de croisière. La soirée commence, le temps est beau pour la saison, disent les gens du coin, eux-mêmes semblent récupérer une vie sociale, un peu bousculée par les touristes.

L’Homme entre dans la salle de restaurant, il s’installe comme un habitué des lieux. Examinons-le : grand, environ un mètre quatre vingt cinq, fort pour ne pas dire lourd, plus de cent, voire cent cinq kilos certainement, il est barbu et chevelu et commence à avoir du ventre, sa chemise écossaise pend hors de son jean, accentuant son aspect sauvage, il paraît trente-cinq ans environ. L’Homme est là pour quelques jours, à l’essai pour un travail qui lui permettrait de rentrer en Bretagne, la patronne vient le saluer joyeusement et parler un peu avec lui. «Le plat de poisson comme d’habitude» lui lance t’elle. C’est devenu un rite entre eux, pour l’Homme venant du Vaucluse, le repas est une cure de produits de la mer, (il regrette qu’il n’y en ait pas pour le dessert).

La Dame anglaise rentre et s’installe à son tour, ils se saluent comme tous les soirs, avec un petit mot aimable des deux côtés, un «Good evening» le premier jour a fait plus que de longs discours dans une complicité de façade.

La serveuse vient à son tour le voir, lui apporte son plat, échange quelques mots, lui amène une bouteille de muscadet, un soir comme les trois soirs précédents en somme. La Dame lui sourit, il le lui rend, le dîner se poursuit, l’Homme a les yeux dans le vague, il aimerait revenir ici en Bretagne. La serveuse revient à sa table et lui dit, la Dame vous invite à prendre le digestif avec elle. L’Homme un peu surpris dit oui. Cela fait des années que l’on ne l’a pas invité de cette manière.

Il regarde mieux cette femme, un peu plus vieille que lui, un peu enveloppée, mais il pense qu’il n’a rien à lui envier. Elle est habillée avec ce chic qu’ont les Anglo-saxonnes aisées pour transformer un vêtement coûteux en sac de pommes de terre, mais elle est charmante et très souriante. Pourquoi cette invitation, pense t’il ?

La Dame finit avec gourmandise son dessert et allume une cigarette, comme si le feu vert était donné, l’Homme va la rejoindre à sa table, où deux cognacs sont servis, ils les boivent en faisant connaissance. L’Homme allume une gitane maïs sous le regard étonné de la Dame qui n’avait jamais vu ce genre de cigarettes, il se dit qu’il pourrait faire preuve d’un peu plus de classe, il commande deux autres cognacs pour dissiper la gêne qui règne maintenant. La conversation est bizarre, la Dame ne parle presque pas français, l’Homme se rappelle qu’il a travaillé plusieurs années à Londres, mais sa grammaire laisse à désirer. Il repense au peu de temps de sa scolarité, la haine palpable entre lui et son professeur d’anglais, cause de son renvoi de l’école.

L’Homme et la Dame d’un commun accord quittent ensemble le restaurant et partent dans les rues désertes de la ville, elle lui explique qu’elle va se baigner tous les jours, que la vie anglaise est triste, comme la réputation qui est faite à sa cuisine. Elle aime la France et elle y séjourne souvent. L’Homme lui raconte ses trois ans d’Angleterre, son travail chez un grand nom de la tradition anglaise, ses matches de foot du dimanche matin dans des banlieues retirées. La Dame rit de bon cœur, elle n’a jamais fréquenté ces quartiers-là, les pubs où l’on gagne une poule vivante à la fermeture, les autres où l’on regarde les Français comme des bêtes curieuses. Il se demande où cette soirée va le mener ? Il n’est pas chaud pour une aventure sans lendemain. D’ailleurs ce n’est pas forcément le but de la Dame, la solitude en pays étranger lui a peut-être donné envie de parler, sans plus ?

Mais aujourd’hui la plage est là, un banc leur tend les bras, la lune miroite dans l’eau mêlée aux lumières artificielles des villas environnantes. Ils s’installent et continuent tant bien que mal leur conversation, la Dame lui dit qu’elle repart demain, l’Homme lui répond «J’espère que vous ferez un bon voyage». Le vent se lève et le froid s’installe, ils reprennent leur marche dans la ville silencieuse, le temps passe, l’heure tourne, ils rentrent à l’hôtel. L’Homme et la Dame prennent leurs clefs respectives et à l’étage de la Dame, ils se saluent, se quittent et se souhaitent bonne continuation.

Dans sa chambre l’Homme ouvre sa fenêtre, allume une cigarette, repense à cette soirée et se dit qu’il a bien fait de ne rien provoquer. La nuit sera courte.
Le soir suivant, l’Homme reprend sa place, la patronne et la serveuse le regardent avec un sourire en coin et l’air goguenard, lui lancent avec un clin d’œil appuyé :
« Alors vous avez passé une bonne soirée hier ? ». L’Homme n’essaye même pas de les dissuader du contraire. IL ne reviendra pas dans cette ville, mais il ne le sait pas encore.

Plus de vingt-cinq ans ont passé, un soir l’Homme marche le long d’une plage bretonne, sa barbe a blanchi, il a encore ses cheveux, sa chemise écossaise pend toujours sur son jean. Il est devenu un peu raisonnable et a arrêté de fumer depuis plusieurs années. En contre partie, son ventre s’est, pense t’il, légèrement développé. Un peu essoufflé, il s’installe sur un banc, la lune luit dans la mer, les lumières de la ville aussi. Il ferme les yeux et ses souvenirs reviennent. Et l’Homme fredonne les dernières phrases d’une chanson de Brassens.
« Passant par-là, quelques vingt ans plus tard,
Il a le sentiment qu’il le regrette »

Spirit
avatar 23/07/2005 @ 23:35:23
Jolie histoire qui me laisse le même gout que la chanson de Brassens et certaines choses dans mon passé: le regret d'avoir fait ou de ne pas avoir fait.
Bienvenue dans la pratique avec cette jolie histoire, Eireann.

Tistou 25/07/2005 @ 23:54:15
Tranche de vie sans doute, et référence à une bien belle chanson de Brassens, hymne aux occasions manquées. Qui a dit que mieux valaient les remords que les regrets ?
Donc, on te lit bien. On comprend bien où tu veux nous emmener. Il y a juste des bricoles à arranger. Et en fait quand je cherche des exemples, je me dis non ! Chercherais-je des poux ?

Lyra will 26/07/2005 @ 00:28:15
Oui, tranche de vie agréable à lire, me manque peut-être un petit truc "spécial" pour vraiment apprécier. Tu écris bien, je n'ai pas vu de maladresse, ça coule tout seul, et donc oui, ça me fait venir à l'esprit la même phrase que Tistou.
Donc bien aimé, j'attends un prochain texte :0)

Zou 26/07/2005 @ 10:08:32
"La vie anglaise est triste comme la réputation qui est faite à sa cuisine" Bien aimé ! Belle histoire de rendez-vous manqué. Mais finalement, s'il s'était passé autre chose, en aurait-il gardé le souvenir ? J'ai bien aimé la distance installée entre le narrateur et les personnages L'homme-La dame, distance que l'on retrouve entre ceux-ci. En tout cas, une belle atmosphère.

Olivier Michael Kim
26/07/2005 @ 10:16:49
J'ai beaucoup aimé, oui, vraiment. Que dire? Je sais pas... C'est de l'émotion, c'est bien écrit. Voilà.

Après, je pense que pour avancer, il ne faut jamais regretter. Question de point de vue... ;-)

Sahkti
avatar 26/07/2005 @ 10:36:56
C'est très narratif et pourtant, pas du tout dérangeant. Je me suis laissée emporter par cette histoire, tu arrives à rendre tout cela bien réel et on se place facilement dans la peau du bonhomme. C'est bien qu'il ne se soit rien passé, comme ça, la porte reste grande ouverte vers les rêves. Les regrets aussi. Mais des regrets constructifs, ceux qui font sourire parce qu'on peut imaginer sans fin ce qui aurait pu se passer.
Sur le plan technique, j'aurais peut-être allégé quelque peu les descriptions physiques qui apportent finalement assez peu. Les autres impressions (la cuisine anglaise, etc) sont plus parlantes.

Killgrieg 26/07/2005 @ 12:43:51
un homme, une femme sans chabadabada
c'est bien écrit, bien mené, sincère et vrai, léger et pesant...c'est bien, vraiment bien

et je suis content que tu sois venu sur "vos écrits" eireann
et je suis content que ce que tu as posté soit bon

Mentor 26/07/2005 @ 14:14:52
Eireann 32 drôle de pseudo. Je pense à un rapport avec l'Irlande, sûrement... quelle perspicacité!
Alors voilà, j'ai bien aimé cet épisode dans la vie du grand barbu. Moi j'aime bien quand on décrit les personnages avec des détails. (c'est pour ça que quand je vais voir un film tiré d'un bouquin je suis toujours déçu...). Aïe! mes doigts, je suis hors sujet...
Le style est un peu académique, mais c'est pas grave. Le style ça doit se travailler je suppose. Ca n'enlève rien au plaisir de la lecture.
Ma seule remarque de forme serait le mot "vieille" quand tu compare les âges des 2 protagonistes. S'il a 35 ans, faudrait peut-être édulcorer le mot... Détail!
Sur le fond c'est joliment traité, tout en délicatesse. Le regret transparaît, à l'évidence. Combien de petites choses comme ça, non abouties, tout au long d'une vie? Trop. Il faudrait vraiment plusieurs vies.
J'ai aimé Eireann 32.

Fee carabine 26/07/2005 @ 16:55:01
Des descriptions qui pourrait être un tout petit peu allégées?
Et puis non, je ne sais pas... La lecture de ce texte évoque pour moi des souvenirs de vacances en Bretagne, au début du mois de septembre: le plus gros des touristes est déjà parti, et ce sont les derniers beaux jours avant la reprise du boulot jusqu'à Noël, des jours qui se traînent un peu, mais qu'on savoure jusqu'à la dernière goutte parce qu'on sait qu'après, on va retrouver pour plusieurs mois la vie ordinaire et trépidante, le réveil et les embouteillages... Et peut-être qu'on n'aurait pas cette impression sans ces quelques longueurs finalement pas si inutiles...
Et puis c'est une histoire émouvante que ce rendez-vous manqué.

J'aime beaucoup, et surtout j'espère que tu nous donneras d'autres textes, Eireann :-).

Krystelle 26/07/2005 @ 17:29:48
L'atmosphère est bien posé, les personnages suffisamment décrits pour qu'on les imaginent... Les côtes bretonnes en trame de fonds contribuent instaurer un climat nostalgique qui est bien rendu.
Juste un truc qui m'a géné (bah oui, il faut bien un!): la répétition de "la Dame"; c'est dur à éviter mais je trouve ça moche. Je sais, c'est du détail!

Krystelle 26/07/2005 @ 17:30:30
oulà ma critique est bourrée de fautes, pardon!

Eireann 32 26/07/2005 @ 18:44:56
Bonjour à toutes et à tous, merci d’avoir pris le temps de me lire et merci d’avoir apprécié. Je dois dire que j’étais un peu réticent au départ, mais quelqu’un (que je ne nommerai pas) a insisté, alors….
Je ne sais plus quoi écrire, le syndrome de la page blanche peut-être ?
Je ne sais pas s’il y aura une suite, car je vais devoir essayer de concilier la peinture et l’écriture, écouter Neil Young, lire, faire des critiques, etc…
La journée n’a que 24 heures. Merci encore. J’ai bien noté vos amicales remarques. Est-ce mon grand âge qui me vaut votre mansuétude ?
Pour Krystelle : pour moi, «La Dame» était plutôt un hommage, une distinction. Je me suis bien gardé de dire «La Femme», terme qui m’aurait mis mal à l’aise.

Olivier Michael Kim
27/07/2005 @ 10:19:27
Je redis que j'ai passé un bon moment de lecture avec ton texte. Alors n'hésite pas à en proposer un autre de ton cru, même si c'est pas pour tout de suite !

Krystelle 27/07/2005 @ 11:11:19

Pour Krystelle : pour moi, «La Dame» était plutôt un hommage, une distinction. Je me suis bien gardé de dire «La Femme», terme qui m’aurait mis mal à l’aise.

Je n'ai rien contre "la Dame" en soi, mais c'est surtout la répétition qui m'a génée, dans ce passage par exemple:

"L’Homme et la Dame prennent leurs clefs respectives et à l’étage de la Dame, ils se saluent, se quittent et se souhaitent bonne continuation. "

J'aimerais, moi aussi, te lire à nouveau alors essaie de trouver le temps d'écrire.

Kilis 27/07/2005 @ 11:12:39
Bonjour Eireann.
Tu parviens à installer une ambiance particulière dans ce court récit et ça c'est tout à fait appréciable. Vraiment. Car c'est magique en quelque sorte, je veux dire c'est ça la magie de l'écriture, sinon tout le monde est capable d'aligner des mots, hein? Donc, voilà. Un autre texte bientôt?

Bolcho
avatar 04/08/2005 @ 15:40:31
C'est le deuxième texte que je lis de toi et je lirai les prochains avec plaisir. Tu installes une ambiance en un tour de phrase et tu nous fais croire en tes personnages en un rien de temps. Et ce que j'aime beaucoup aussi, c'est que tu nous imposes le non-événement comme si c'était une idée de génie.
Ce l'est.

FéeClo
avatar 04/08/2005 @ 16:23:00
Merci Bolcho d'avoir fait remonter ce texte. Je l'avais raté!

Très beau texte Eeiran32. J'ai juste été "dérangée" par "l'Homme" et "la Dame", ça revient trop souvent et je me demande pourquoi ils ne se sont même pas partagés leur prénonm...

Sinon quelle ambiance! Et la fin est très belle... mais tout ça est bien triste!

Giny 04/08/2005 @ 16:31:50
J'ai beaucoup aimé Eireann, aussi bien l'anonymat des deux personnages qui pourraient être n'importe qui, et puis aussi ces regrets tardifs à la fin du texte que je trouve d'ailleurs beaucoup mieux écrite que le début.Je cherche des points négatifs, mais je n'en trouve presque pas, peut-être juste certaines descriptions trop lourdes et inutiles.

Saint Jean-Baptiste 05/08/2005 @ 00:09:23
Encore un texte que j'avais raté, et c'est un tout bon. On sent le soin à bien raconter et j'aime beaucoup ce style un peu vieillot qui va si bien à l'histoire !
Très bon, vraiment ! Bravo Eireann !

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