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Forums  :  Vos écrits  :  L'horizon amant

Bluewitch
avatar 01/06/2005 @ 18:17:21
   L’horizon amant


    Om Mani Padmé Hum

   Entre ses doigts, un passeport international. Renouvelé en date du 12 Mars 1969 et expirant ce même jour en 1972. Trois ans de liberté. Et des rêves encore à la pelle, des désirs, des besoins.
   C’est une étrange sensation. Elle observe ses mains qui attendent. D’avoir encore d’autres exploits à écrire, des certitudes et des images à mettre sur papier. Ses vieilles mains de femme. Ses belles mains de femme. Elles ont touché la montagne, effleuré les orchidées et caressé le rugueux pelage des yacks. De souvenirs, elle n’en aura jamais assez.
   Om Mani Padmé Hum
Il lui faut une dernière fugue, dans la toccata de sa vie, un dernier voyage. Quitter son petit Himalaya des Alpes, qu’elle observe affectueusement tous les matins, inspirant chaque bouffée d’air comme si c’était une découverte de plus.
   Un dernier amour.
   Et dans sa tête, ces mots obsédants…
    Om Mani Padmé Hum
   Elle se souvient du froid qui lui embrassait les lèvres si sauvagement qu’il les laissait gonflées et irritées. De la solitude, du silence, du grandiose. Des campements dans la boue et des aurores qui anéantissaient toutes les douleurs, qui accouchaient des couleurs du jour.
    « Chez elle » a toujours été ailleurs, car elle n’a jamais cru en un espace restreint où décorer son existence. Il a toujours fallu qu’elle aille plus loin, plus haut, là où, justement, c’était interdit. D’un coup, briser les barrières des langues, les murs, les frontières. Apprendre. Se découvrir en couvrant des distances impossibles à mesurer.
   Depuis toujours.
   Om Mani Padmé Hum
   Son premier voyage, elle l’a réalisé à l’âge de deux ans. Seule, armée de sa curiosité, elle avait abandonné ses parents à leur angoisse tandis qu’elle explorait l’extérieur du cocon familial. Sa première frontière, celle de la porte ; sa première steppe, le jardin.
   Et à cinq ans, c’était Le Bois de Vincennes, puis les rues d’Ixelles et la Suisse, l’Angleterre, l’Espagne… Ce n’était jamais assez.
   Il lui fallait l’horizon.
   Elle voulait voyager, elle l’avait fait grâce à sa voix, se déguisant en Carmen ou en Marguerite. Mais ce n’était pas cette musique-là qui la faisait vibrer. Non, il lui fallait celle qui émanait des monastères tibétains, gongs et chants appelant au recueillement et à l’introspection. Cette musique-là, qui tient du divin, jouissance des sens et de l’esprit. Cette musique-là entendue à l’aube de ses vingt-deux ans et qu’elle s’était jurée d’entendre à nouveau.
   Om Mani Padmé Hum
   Et elle y était retournée. Après un long voyage où elle avait fait escale dans le monde du mariage, son chemin avait rejoint les sentiers escarpés et neigeux. Loin du mari, elle avait épousé l’Orient.
   Om Mani Padmé Hum


   La voyageuse a cent ans et quelques mois, un passeport en règle et des échos dans le coeur. De ces échos qui vous font vous sentir tout petit, mangé par la montagne, non la Montagne.
   Elle boit son thé qui a refroidi pendant qu’elle nageait dans ses souvenirs. Elle boit ses souvenirs pendant qu’il en est encore temps. Elle rêve à cet ultime voyage, ce dernier retour auprès de son seul amour, le Tibet.
   Elle se lève et ses rhumatismes lui rappellent qu’ils sont ses plus proches compagnons. Intimité glaciale. Elle sourit en regardant ses photos, ouvre un tiroir, en sort quelques carnets et soupire. Elle espère.
   Et… elle écoute.
   Ne s’étonne pas que, soudain, ces voix graves et douces, si familières, ces chants monocordes et émouvants soient là à l’entourer. Que le soleil ait imperceptiblement changé et qu’au loin, elle puisse distinguer le grondement d’un troupeau de yaks. Tintements, échos.
   La voyageuse ferme les yeux.
   Om Mani Padmé Hum
   Elle a enfin atteint l’horizon.

Bluewitch
avatar 01/06/2005 @ 18:17:52
Juste un écho. Un texte que j’ai eu envie d’écrire simplement par fascination. Fascination pour une femme étonnante, féministe, parfois anarchiste, mais surtout amoureuse d’une vie où il est un crime de gaspiller la moindre minute. Pour qui seule l’exaltation du voyage, de la connaissance et de la découverte avait un sens. Et puis pour un destin plus riche de pas qu’aucun autre, jusqu’au bout. Cette femme s’appelait Alexandra David-Néel.

www.alexandra-david-neel.org

Nothingman

avatar 01/06/2005 @ 21:35:26
Il lui faut une dernière fugue, dans la toccata de sa vie, un dernier voyage.

    « Chez elle » a toujours été ailleurs, car elle n’a jamais cru en un espace restreint où décorer son existence. Il a toujours fallu qu’elle aille plus loin, plus haut, là où, justement, c’était interdit. D’un coup, briser les barrières des langues, les murs, les frontières. Apprendre.

Sa première frontière, celle de la porte ; sa première steppe, le jardin.

Gageons, Bluewitch que cette aventurière émérite, cette exploratrice au quotidien n'aurait pas renié tes mots. Des mots si beaux, envoutants, qui donnent envie de découvrir un peu plus le parcours de cette femme, de marcher un peu dans ses pas, de rêver un peu d'ailleurs tout comme elle. Merci donc de nous avoir offert quelques instantanés de cet ailleurs....

Saint Jean-Baptiste 01/06/2005 @ 22:59:06
Très beau Blue, vraiment très beau !
Ton texte court, court, court tout seul à toute vitesse, comme si tu étais toi-même pressée par la vie comme l'a été celle dont tu racontes l'histoire.
C'est très bien de nous dire de qui il s'agit. Mais même sans ce renseignement c'est très beau, on aurait pu imaginer que tu parles de quelqu'un que tu as connu et apprécié.
C'est un beau condensé de l'histoire d'une vie et en même temps un très bel hommage.

Tistou 02/06/2005 @ 11:06:51
Je m'exprimerai davantage sur le fond que la forme. Forme qui est bonne, Bluewitchienne, chienne de vie !
Beaucoup de sympathie et de respect pour cette femme, ce qu'elle a été et ce qu'elle a fait. Mais la seule chose que j'ai lu d'elle, ça s'appelait "Les voyages", m'a beaucoup déçu. Alors je reste dans mon Alexandra fantasmée et idéalisée et c'est bien comme ça.
Pour avoir entendu, au Ladakh, la litanie des om mani padme hum, c'est envoûtant mais ça devient vite aussi, si tu ne rentres pas en transes !, lancinant et réducteur. (J'entends encore cette "musique" sur voix grave et basse rien qu'en y songeant !)

Sahkti
avatar 02/06/2005 @ 11:19:22
Je suis moins attirée par Alexandra David-Neel que par Ella Maillart, même si j'ai de l'admiration pour tout ce qu'elle a fait. Je crois que c'est son côté "militantisme et revendication" qui me dérange le plus chez elle. Il n'empêche que ce fut une grande dame et une formidable aventurière et tu lui rends ici un très bel hommage Blue, avec la plume du coeur et de l'émotion, ça se sent.

Kilis 02/06/2005 @ 16:43:07
Tu sais le faire ça, Blue, partager ton émotion, ton ressenti. Alors, continue.

Loupbleu 07/06/2005 @ 10:47:52
Je dois avouer - honte à moi - que je ne connaissais pas Alexandra David-Néel. Merci de me la faire découvrir. Et par un très joli texte !

J'aime beaucoup le point de vue que tu prends pour raconter l'histoire - le renouvellement de passeport à la fin de sa vie - ainsi que la circulation d'une pensée intime rythmée par les "Om Mani Padmé Hum" mystérieux. Il y a une façon de mêler la vivacité du souvenir à la nostalgie que j'ai trouvée originale.

Thomasdesmond
avatar 07/06/2005 @ 12:53:31
Très beau texte et bel hommage... Bravo !

Kicilou 22/06/2005 @ 14:02:52
Moi non plus je ne connaissais pas cette femme mais ton texte me donne envie de savoir, pas forcément qui elle était mais au moins découvrir ces endroits qu'elle aimait.
Un savoureux mélange entre intimité et grands espaces, l'envie d'étendre mon horizon après t'avoir lu.
Et une fin tout en douceur, ne pas dire ce que l'on devine, transformer cette fin en accomplissement plein de bonheur.
C'est très pur, très beau. Bravo Blue.

Lyra will 25/07/2005 @ 11:05:51
(Je suis un peu en retard, désolée :0)

C'est un bel hommage Blue, je ne connaissais pas du tout cette femme...
En ce qui concerne la forme, c'est trés bien écrit, il y'a de trés belles tournures et on est vite pris dans le texte.
J'aime bien le titre, ça résume bien.

Krystelle 25/07/2005 @ 11:28:38
J'avais raté ce texte et heureusement que Lyra l'a fait remonté car il me plait beaucoup! Je connaitrai désormais l'existence de cette femme qui doit sans doute mériter ce bel hommage que tu lui as fait!

Tistou 25/07/2005 @ 23:27:40
Je suis surpris qu'Alexandra David-Neel ne soit pas plus connue que cela. Le pendant féminin à Henri de Monfreid.

Fee carabine 27/07/2005 @ 04:05:53
Un texte que j'avais raté aussi... Et c'est dommage parce qu'il est vraiment très beau: juste ce qu'il faut d'images pour donner envie d'en savoir plus, d'aller à la rencontre de cette femme et de ces pays loitains qu'elle a aimés. Et surtout beaucoup d'émotion.

Charles 27/07/2005 @ 10:11:07
merci à Lyra d'avoir remonté ce très joli texte de Blue qui m'avait échappé !

je ne connaissais pas non plus cette femme mais en lisant ton texte, j'ai cru que tu parlais de quelqu'un de "proche", de quelqu'un que tu aurais connu à travers ton métier par exemple et qui t'aurait touché.

Bref, on ressent vraiment une proximité, une empathie entre toi et cette femme.

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