Bolcho
avatar 06/10/2004 @ 20:44:06
Puisque l'on parle fort doctement des verbes pronominaux sur un autre fil, je profite de la présence de tous les grammairiens rabiques et je vous sers cette petite scène imaginée à partir de mon expérience de prof en prison.

"Ils ont volé la grand mère".

Non, pas cet exemple là en prison, même pour plaisanter.
Trouvons plutôt quelque chose d'anodin.
Le prof écrit au tableau: "Ils ont joué le cheval n°4 dans la dernière course".

- "Ce qui est important, dans ce cas, c'est de se demander qui ou quoi EST joué".
La réponse fuse, vive, alerte, étonnée uniquement de l'immense sagesse qu'elle recèle: "C'est ceux qui ont joué qui sont joués bien sûr".
Le visage du prof est tour à tour parfaitement réprobateur, douloureusement étonné, dramatiquement dépité. Les autres élèves réagissent à leur tour et pendant deux minutes la classe soupèse soigneusement les chances de gain réelles aux courses.
L'autre, là, l'enseignangnan, il pleure dans sa tête : le participe passé avec "avoir" est cruel aux profs comme aux apprenants.

Qu'à cela ne tienne, un autre exemple au tableau :

"La vaisselle, les convives l'ont cassée au lieu de la nettoyer".
- "Vous vous souvenez, je vous avais demandé, la dernière fois, de traiter le participe passé comme un adjectif. Il suffit donc de se demander, dans ce cas-ci, ce qui EST cassé".
(Oui, on sait, cher lecteur, comme nous vous avez appris ça autrement, avec un C.O.D. placé devant et un méchant C.O.I. qui bloque tout et avec 25 pages d'exceptions diverses toutes plus rigolotes les unes que les autres. Mais que voulez-vous, ça ne marche pas avec tous les élèves ces belles abstractions, alors nous cherchons autre chose qui puisse fonctionner dans la majorité des cas. Et puis, après tout, c'est une manière de revenir à la logique profonde de la règle, enfin, peut-être...)
La vaisselle n'éveillant pas les mêmes curiosités que les courses de chevaux, et sans doute réjouis de la tournure qu'ont pris les événements après le repas, les élèves veulent bien se pencher sur la métalinguistique. Ils décrètent tous que ce qui est cassé, c'est bien la vaisselle (sauf un qui prétend que l'ambiance, elle aussi...mais le prof dans un grand élan de surdité le néglige souverainement).
-"Donc, puisque c'est bien la vaisselle qui est cassée, vous accordez le participe passé avec le nom auquel il se rapporte".
Et ça marche ! Ils veulent bien tous l'admettre. Après quelques exercices de vérification de ce savoir nouveau, on peut passer à la suite, comme ça, l'air de rien :

"Les convives ont cassé la vaisselle au lieu de la nettoyer".
Avec un sourire en disant long sur le degré de sénilité qu'il entrevoit chez le prof, le plus vif d'entre les potaches fonctionne comme prévu : "CasséE !" beugle-t-il goguenard.
- "Ben non. Parce que là, au moment où vous écrivez le participe passé "cassé", tout est encore possible. Vous allez pouvoir écrire "le nez de leur hôte" ou "les assiettes et les verres" ou n'importe quoi d'autre qui n'accepterait pas le même accord. Donc, dans leur immense bonté, et rien que pour vous tirer de ce mauvais pas qui pourrait vous clouer là pour l'éternité, les grammairiens vous demandent de ne pas faire l'accord du tout. C'est bien la vaisselle qui est toujours cassée, mais comme on n'en a pas encore la preuve au moment d'écrire le participe passé, on s'en fout".
(Peut-être, cher lecteur, ne me croirez-vous pas, mais au cours suivant un des élèves a écrit: "Blanc de peur, la fillette s'est avancée vers ses juges". Vous devinerez sans peine l'argumentation qui fut sienne pour justifier cette injustifiable absence d'accord. Injustifiable? Il avait le droit-imprescriptible-accordé-à-tout-auteur-de-fiction d'écrire "grand père" au lieu de "fillette" non ? ).
(Peut-être, cher lecteur, auriez vous eu raison de ne pas me croire, mais le problème n'en est pas moins réel).

Passons au cours suivant au cours duquel le prof ne résiste pas au plaisir d'étaler sa science abjecte en titillant les exceptions, comme ça, pour se garder en forme, ou par pur sadisme, allez savoir :

"J'ai mangé ces cerises".
Après dix minutes de rappel, il parvient à faire admettre que "mangé" ne s'accorde pas.
Et maintenant:

"Ces cerises que j'ai mangées".
OK, ils sont tous dans le coup, prêts à être ferrés.

"Ces cerises, j'en ai mangé".
Quelques secondes d'étonnement plus tard (consacrées à se demander pourquoi on a le droit de parler compliqué quand il y a moyen de le faire simplement), un élève se fait effectivement prendre en réclamant l'accord.
"Ah non! Suivez-moi bien. Dans cette dernière phrase, ai-je mangé TOUTES les cerises ? Non...quelques unes...combien ?...rien ne nous le dit...peut-être une seule rien que pour goûter? Alors, puisque je ne sais pas précisément, le grammairien chenu vient encore me tirer d'affaires et, aussi logique qu'au cours précédent, il m'interdit tout accord, quand bien même c'est MOI qui ai mangé ces cerises et que j'en connais le nombre, quand bien même j'écrirais "Ces cerises j'en ai mangé beaucoup".

Il faudrait alors qu'une voix s'élève du fond de la classe, timide et hésitante, pour asséner cette dernière vérité : "Quand bien même et quand bien même, à la rigueur, mais cette cerise, si je n'en ai mangé qu'une, elle reste quand même du genre féminin, non?".
Après une telle remarque, cruellement pertinente, vous trouveriez ça honnête, vous, de revenir à la loi pure et dure du fameux C.O.I. qui interdit l'accord ?

Non, n'est-ce pas, vous adopteriez l'attitude de notre prof désemparé déclarant qu'en matière d'accord du participe passé avec avoir, les grammairiens eux-mêmes y vont de leurs dissensions internes, élevant leurs voix fluettes et chevrotantes pour discuter à l'infini des incertitudes qui perdurent. Et, ému, la main droite sur toute une pile de textes sacrés (au-dessus de laquelle trône un vieux "Bon usage" de 1965, impécuniosité de socio-cul oblige), vous jureriez à votre public frisant l'indigestion (et il ne s'agit plus là de cerises...), vous le lui jureriez donc que tout ce que ces bouquins prouvent, c'est que la langue est faite pour qu'ils s'en servent, et que l'inverse n'est pas souhaitable même s'il sied souvent de l'affirmer dans les salons. Vous leur diriez aussi que la langue peut servir de bonnes causes aussi bien que des mauvaises et que parmi ces dernières vous regrettez qu'elle permette de faire la distinction entre les élus cultivés et le troupeau des ignares réduits par là-même à se taire.
Dans un grand élan de recherche-action, vous proposeriez même sans doute de rédiger une pétition visant à supprimer tout accord du participe passé (avec "être", "avoir" et n'importe quoi d'autre). Les anglais s'en passent très bien depuis fort longtemps et leur langue reste malgré tout de quelque utilité. Enfin, la prudence et le sens des réalités vous commanderaient de réserver le sort des adjectifs qualificatif (sans S, rien que pour voir ce que ça donne !).

Après une si belle tirade, vous pourriez enfin voir opiner du chef (en prison, ça s'impose*) l'élève le plus désespéré, ce qui signifierait le plein "accord du participe passé avec avoir", c'est-à-dire l'accord d'un participant passé à notre société dont le seul avoir est de comprendre enfin que tout est définitivement confus mais qu'une résistance s'organise.

* "Private joke": en prison, les surveillants doivent être appelés "chef" par les détenus.

Tistou 06/10/2004 @ 21:08:32
Je m'interroge et ne comprends pas : "les grammairiens rabiques"???? Que faut-il comprendre Bolcho?
Participes passés quand tu nous tiens. Je pense que plus on y réfléchit et plus on risque de se planter. Il vaut mieux posséder les bases ... de base et y aller à l'instinct. C'est comme un geste à accomplir, par exemple dans une activité telle le rugby. Si vous pensez trop au geste qu'il faut réaliser, que vous le conscientisez, il y a beaucoup plus de risques de le rater que si vous le faites à l'instinct, après en avoir travaillé les bases toutefois
Mais bon, tout ça ne nous dit pas que ton texte et ton message sont joliment amenés, et que l'humour est quand même bien un vecteur efficace. Alors c'est dit, c'est joli!

Bolcho
avatar 09/10/2004 @ 17:30:23
Tistou, par "grammairiens rabiques" je désignais simplement les vrais militants de la grammaire, près à se faire couper en morceaux sur les barricades de l'Académie pour défendre la règle et la défendre contre l'usage s'il le faut. Mais il n'y a pas trace d'animosité de ma part envers ces fiers chevaliers de l'ordre. D'ailleurs, ce n'est que lorsqu'il y a ordre que le désordre est charmant...
Et merci pour ton appréciation.

Kilis 09/10/2004 @ 21:34:41
Encore une fois très bon Bolcho, une réflexion subtile et joliment ciselée. Le désarroi d'un prof et celui des élèves, le même qu'en politique finalement où quand l'explication logique défaille, on n'a plus recourt qu'aux conventions qui par convention ne s'expliquent pas... il faut bien en convenir. C'est comme ça parce que c'est comme ça, point.

Bluewitch
avatar 10/10/2004 @ 10:15:08
Humour brillant dans des circonstances n'étant pas moins génératrices de dépit. On voit presque le clin d'oeil à chaque phrase. Bien taillées, ces phrases (et pourtant n'aurais-je pas pu dire "ces mots", nom d'un petit bonhomme?!).
Comme il est bon de ne plus trop devoir y réfléchir, à ces règles qui n'en sont pas.
COD, COI, ainsi soit-il. Merci Bolcho.

Sido

avatar 10/10/2004 @ 13:52:39
Moi, je trouve ça génial, à mourir de sourire. L'humour, Le style, le vocabulaire, la construction, enfin tout quoi. Franchement aimé. J'en redemande.

FéeClo 12/07/2005 @ 14:30:22
Bien, d'avoir fait le lien vers ce texte que je ne connaissais pas.

Il est excellent!!

Mais il a fallu que je me concentre vachement pour tout suivre.. j'avais l'impression d'être une petite fille au fond de la classe (ah non j'étais plutôt du genre à m'asseoir devant.. enfin jusqu'à un certain âge... celui où la sagesse... bref..) hésitant à poser des questions, de peur de faire des fautes grammaticales même en parlant!

Très bon texte.. qui me ramène à la conclusion: mon cas est désespéré pour l'accord des participes passés! ;o)

Lyra will 22/07/2005 @ 14:48:45
L'autre, là, l'enseignangnan, il pleure dans sa tête
ça j'adore ;0))))

Je l'avais déjà lu ce texte, me semble même avoir posté une critique, j'ai dû rêver.

En tout cas c'est un très bon texte Bolcho, plein d'humour, j'ai ris aux éclats à plusieurs reprises, un régal :0)

Je trouve ça subtil, bien écrit, trés réfléchi, et oui, j'aime beaucoup !
Merci pour ce bon moment ;0)

Très bon, encore une fois.
(j'ai pu réviser en plus !)

Saint Jean-Baptiste 22/07/2005 @ 15:39:09
Bolcho, cette petite merveille de texte m'avait échappé, (ou échappée ?) ;o))
Une tranche d'humour, du vrai humour : présenter avec esprit et drôlerie quelque chose qui demande du courage et doit être difficile à vivre ! c'est du grand art !
J'aime par-dessus tout ces témoignages de Cliens ; il ne faudrait pas généraliser, mais dans ces témoignages, bien racontés en plus, il y a quelque chose de personnel qui rend le texte tellement plus vivant et intéressant pour les autres !

Sibylline 23/07/2005 @ 22:49:04
Excellent texte Bolcho, et que je n'avais pas encore lu. Les accords du pp, tu maîtrises. Bravo. Moi aussi, tu me diras , sauf l'histoire des verbes pronominaux "Elle s'est cassé la cheville" Que je sais que ça s'écrit comme ça, mais je ne me souviens jamais pourquoi. Alors que, si elle s'en va, on dit "Elle s'est cassée." Le français a de ces finesses... ;-))

Saint Jean-Baptiste 23/07/2005 @ 23:45:59
Je peux mettre mon petit grain de sel, Sibylline ?
En wallon, on dira toujours : elle s'a cassé la cheville.
Alors, n'est-ce pas être mis pour avoir ? Attendons l'avis de maître Bolcho ?!
(Le wallon c'est le patois du sud de la Belgique)

Sibylline 24/07/2005 @ 10:11:59
Cher SJB j'ai contente de voir que tu vas bien et que tu es toujours tout ton humour. N'aie pas inquiet si ton français n'a pas très correct. Cela s'aura amélioré quand tu auras grand.
;-)))))))

Saint Jean-Baptiste 24/07/2005 @ 21:16:59
M'enfin, Sibylline, là au fond de la classe, vous pensez qu'à faire rigoler vos petits camarades !
:o)))

Tistou 02/07/2006 @ 14:44:17
Puisqu'en ces temps de canicule débilitante, Bolcho retrouve une activité et une présence certaine, profitons en pour remonter un petit joyau à la fois d'humour, d'humanité (désespérée), et de règles de grammaire (ou de grand-mère ?).
Pour ceux qui ont un problème d'accord, d'humanité ou d'humour en berne. Un petit coup, ça ne peut pas faire mal. Et si vous avez souri, dites le lui, l'enseignangnan ne pleurera plus dans sa tête.
Vivent les problèmes existentiels !

Mae West 03/07/2006 @ 08:16:30
Sido avait raison, ce texte est tout simplement génial.

De plus grâce à lui je comprends mieux maintenant pourquoi, lorsque j'étais élève je n'ai jamais été fichue de retenir la règle des participes, et ne faisais jamais de fautes d'accord.

Guigomas
avatar 01/06/2012 @ 14:16:35
Un peu d'achéologie CLienne pour faire remonter ce bijou de leçon de grammaire.

Doune 01/06/2012 @ 19:08:59
J'ai bien suivi la leçon et je t'imagine bien avec tous les pétards, les feintes incontournables. Mais finalement les é, les ée, les és et ées prennent leur place dans les caboches de merles, le bas ou le haut du cerveau attentif et s'y déposent dans la décontraction ou la douleur...
Donc on n'utilise plus le verbe prendre, c'était reposant pourtant?

Minoritaire

avatar 01/06/2012 @ 22:11:44
Et finalement, le loup; la grand-mère, il l'a mangé, il l'a manger, il l'a mangée, ou pas?

Guigomas
avatar 18/03/2021 @ 18:32:17

Peut-être le texte que j'ai le plus lu et relu sur CL; tous mes enfants ont bénéficié de cette leçon impayable. Merci Bolcho

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