AmauryWatremez

avatar 16/05/2024 @ 19:27:33
20 ans, et alors ?

A ses vingt ans, il était gauche et timide. Il ne souriait jamais en montrant ses dents, il avait eu un appareillage longtemps et ses mâchoires s’en souvenaient. Tous les adultes disaient : « Vingt ans c’est le bel âge », il n’était pas du tout d’accord, ce n’était pas vrai en aucune manière. Il ne sortait que rarement en soirées, il détestait les obligations sociales, et là il était maladroit avec les filles, du moins c’est ce qu’il croyait.



Parfois alors que certaines attendaient qu’il les embrasse, il tournait les talons en rougissant comme une pivoine et en bredouillant. S’il avait su. S’il s’était aimé lui, peut-être qu’il aurait trouvé chaussure à son pied, couvercle à son pot. Il se promenait, dans les paysages désolés, au sein de la foule des villes. Il vivait de plus en plus dans ses souvenirs, dans ses lectures et dans ses films.



Car on peut se promener dans un livre, on peut se promener dans un film. Ce sont des paysages mentaux à l’infini.



Vingt ans c’était aussi l’âge des secrets sales qui se révélaient autour de lui, il croyait vivre dans l’insouciance, il était dans un océan de poisons divers et variés. Non, décidément, vingt ans ce n’était pas du tout ce qu’on en disait. C’était l’âge des désillusions, des désespoirs cachés, des voies sans issue. Le romantisme, quelle illusion….



C’était le moment où il comprenait que ses congénères mentaient souvent, les caïds finissaient le plus souvent VRP en encyclopédies, ils perdaient leurs cheveux, avaient un ventre de notable qui se développait doucettement, et les séductrices de bac à sable, ces filles pour lui inaccessibles, se muaient en mères de famille boulottes. Il les croisait de temps en temps, il les enviait presque de s’être rangés des voitures, d’avoir une vie comme tout le monde.

Il n’aimait pas leur regard de pitié.





Et les années passèrent. Il gardait espoir, l’espoir d’un rayon de soleil et d’une vie meilleure, mais petit à petit celui-ci s’amenuisait.



Il allait bientôt avoir cinquante ans, il se préparait à rentrer dans sa coquille définitivement quand soudain il rencontra une vouivre. Car les vouivres, même si elles aiment surtout les prés et les champs, les vergers portant des fruits lourds, et les potagers colorés, aiment parfois à se mêler aux mortels. Les vouivres sont de très vieux êtres magiques, des sorcières bienveillantes mais gare à leur colère, .



Sa vouivre lui apparut par une belle journée ensoleillée. La lumière dansant dans ses cheveux lui faisait un diadème lumineux. Les moineaux, même ceux mal élevés de la ville, se posaient tout près d’elle en pépiant plus doucement. Il faut savoir que les moineaux des villes disent beaucoup de gros mots, comme la vouivre le lui confia. Mais devant elle, ils se surveillaient.



La vouivre portait une robe d’été coquette avec des rayures bleues et blanches à la touche curieusement et discrètement désuète, comme ces femmes qu’on imaginait superbes sur les affiches de train des années folles. Elle lui expliqua qu’en quelques centaines d’années elle s’était constitué un dressing qui commençait à peine à être acceptable selon ses dires. Il aurait pu l’écouter encore plusieurs siècles sans se lasser lui aussi...



Voulant fixer ses souvenirs et croyant que ce moment serait unique, il enregistrait tout mentalement, pour avoir dans sa mémoire cet instant presque parfait. Il ne savait pas que la vouivre l’avait choisi lui.



La vouivre venait le voir dans sa banlieue grise, autour d’elle réapparaissaient des couleurs. Elle lui apportait des fruits, des légumes et des plantes. Il découvrait l’amour avec elle, et apprenait à s’aimer lui aussi. Elle avait beaucoup de patience de par sa grande sagesse acquise au cours des siècles.



Elle lui apprenait le nom des plantes, des fleurs, des arbres et des animaux. C’était comme si le ciel chargé en nuages sombres et bas s’éclaircissait tranquillement. Il remarqua quand il l’agaçait il pouvait y avoir de l’orage dans l’air. Quand elle était triste, il tombait de grosses gouttes qui s’écrasaient sur les vitres comme des larmes.



Elle l’avait emmené avec lui, tout près du royaume des hommes et si loin, dans des contrées où leurs regards jamais ne se posaient. Ils y retournaient de temps en temps. Et il se disait que le « bel âge » cela pouvait être à trente, quarante, cinquante, soixante ans, peu importait. Le tout était de savoir reconnaître une vouivre quand on en rencontrait une.



Amaury Watremez

Pieronnelle

avatar 16/05/2024 @ 19:53:30
Très beau texte Amaury ! Ah comme je t'aime mieux sous cet aspect là, comme on a déjà pu en juger...
La Vouivre , fantasmée par un homme qui se cherche au fil des années...Belle rencontre fantastique et humaine...
Je ne m'attendais pas à ça...Belle surprise pour ces 20 ans ! Merci

AmauryWatremez

avatar 16/05/2024 @ 20:19:38
Très beau texte Amaury ! Ah comme je t'aime mieux sous cet aspect là, comme on a déjà pu en juger...
La Vouivre , fantasmée par un homme qui se cherche au fil des années...Belle rencontre fantastique et humaine...
Je ne m'attendais pas à ça...Belle surprise pour ces 20 ans ! Merci

Merci du compliment.
La vouivre m'a sauvé.

Spirit
avatar 16/05/2024 @ 20:24:02
Je te prefere dans ce registre Amaury. Un texte désabusé et optimiste sur la "normalité" et la différence on peut trouver son eden de plusieurs façons. J'apprecie la montée dans ton texte puis la libération.

AmauryWatremez

avatar 16/05/2024 @ 20:32:50
Je te prefere dans ce registre Amaury. Un texte désabusé et optimiste sur la "normalité" et la différence on peut trouver son eden de plusieurs façons. J'apprecie la montée dans ton texte puis la libération.

Je vous remercie.
Avec ma vouivre on a pris des chemins de traverse.
Pour le reste on sait qu'on ne sera pas d'accord.

AmauryWatremez

avatar 16/05/2024 @ 21:49:04
Mon projet pour les années qui viennent c'est de continuer à écouter ma vouivre et à cultiver notre jardin.Je l'ai rencontré une première fois en 1985. On a 39 ans à rattraper et vivre ensemble.

Nathafi
avatar 18/05/2024 @ 10:53:37
Jolie histoire, le destin vous a enfin réunis et de belles années vous sont promises !
Il paraît que le bonheur survient quand on ne l'attend plus, ou quelque chose comme ça...
Merci Amaury pour ce texte

Tistou 18/05/2024 @ 15:57:29
Marcel Aymé, sors de ce corps ! La vouivre ! Quel beau mot et merveilleux concept !
Donc tu connais une vouivre ? La chance ! Et tu la racontes bien cette chance.
Ton récit est bien agencé, très cadencé, avec un âge de 20 ans pas trop bien vécu ... mais pas grave, tu attendais ta vouivre.
J'ai aimé les caïds qui finissent en vendeurs d'encyclopédies ! Les séductrices de bacs à sable mères de famille boulottes ...
Tu n'es finalement pas là où on t'attendait mais merci d'être là, et d'une bien belle façon ...

Tistou 18/05/2024 @ 16:05:27
AmauryWatremez s'est inscrit sur C.L. en Novembre 2011. Il a mis en ligne son premier texte en Juin 2012. C'était "un petit hommage à Ray Bradbury".
Depuis il a mis 22 textes en ligne. Plutôt des textes mis de sa propre décision plutôt que dans le cadre d'appels à textes. Encore qu'il a participé à Bohain, au MM 7 et aux 20 ans de C.L.. Trou d'air en 2018 - 2019.
176 critiques principales et 126 éclairs, un score des plus honorables.
1806 posts. Compte tenu de la participation irrégulière ça peut représenter pas mal par à-coup. Par à-coups polémiques parfois ...

AmauryWatremez

avatar 18/05/2024 @ 18:45:54
Marcel Aymé, sors de ce corps ! La vouivre ! Quel beau mot et merveilleux concept !
Donc tu connais une vouivre ? La chance ! Et tu la racontes bien cette chance.
Ton récit est bien agencé, très cadencé, avec un âge de 20 ans pas trop bien vécu ... mais pas grave, tu attendais ta vouivre.
J'ai aimé les caïds qui finissent en vendeurs d'encyclopédies ! Les séductrices de bacs à sable mères de famille boulottes ...
Tu n'es finalement pas là où on t'attendait mais merci d'être là, et d'une bien belle façon ...

J'adore Marcel Aymé. Il fallait bien lui rendre ce petit hommage.
Ma vouivre est bel et bien une vouivre.
Et elle m'a choisi moi.

AmauryWatremez

avatar 18/05/2024 @ 18:47:18
AmauryWatremez s'est inscrit sur C.L. en Novembre 2011. Il a mis en ligne son premier texte en Juin 2012. C'était "un petit hommage à Ray Bradbury".
Depuis il a mis 22 textes en ligne. Plutôt des textes mis de sa propre décision plutôt que dans le cadre d'appels à textes. Encore qu'il a participé à Bohain, au MM 7 et aux 20 ans de C.L.. Trou d'air en 2018 - 2019.
176 critiques principales et 126 éclairs, un score des plus honorables.
1806 posts. Compte tenu de la participation irrégulière ça peut représenter pas mal par à-coup. Par à-coups polémiques parfois ...

J'aime bien venir ici comme ça me chante, que ce ne soit pas juste une routine.

AmauryWatremez

avatar 18/05/2024 @ 18:54:08
Jolie histoire, le destin vous a enfin réunis et de belles années vous sont promises !
Il paraît que le bonheur survient quand on ne l'attend plus, ou quelque chose comme ça...
Merci Amaury pour ce texte

Nous deux c'est une évidence.
Quand je pense qu'elle n'était pas très loin j'ai un peu le regret des années perdues.
Notre histoire a commencé à l'âge où toutes les autres souvent se terminent.
Il y en a eu des murs devant nous.
Mais on a tenu bon.

Magicite
avatar 18/05/2024 @ 19:42:31
J'ai beaucoup aimé ton texte.
Lu le soir où posé ce n'est que ce matin que j'ai fait le rapprochement avec Marcel qui avec Maupassant et Buzzati m'ont donné le goût de la nouvelle alors que je n'avais pas 20 ans. Et Marcel à l'enchantement.
En te lisant la première fois c'est ça que j'ai retenu de ton récit: Enchantement.

Lobe
avatar 18/05/2024 @ 19:53:56
Beau texte sur les tours et détours du destin, les plus beaux âges qui ne sont pas forcément ceux qu'on dit tels, les secondes chances. Et belle image que celle de la vouivre, je ne connaissais pas ce livre de Marcel Aymé, et ça m'a permis de retomber sur un forum CL où de la vouivre on passe allègrement à... la cancoillote et au vin jaune ! https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

AmauryWatremez

avatar 18/05/2024 @ 20:47:37
Beau texte sur les tours et détours du destin, les plus beaux âges qui ne sont pas forcément ceux qu'on dit tels, les secondes chances. Et belle image que celle de la vouivre, je ne connaissais pas ce livre de Marcel Aymé, et ça m'a permis de retomber sur un forum CL où de la vouivre on passe allègrement à... la cancoillote et au vin jaune ! https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

J'aime bien aussi le livre éponyme de Marcel Aymé qui évoque très bien la ruralité sans idéalisation ni misérabilisme.

Saint Jean-Baptiste 19/05/2024 @ 12:03:05
Un beau texte, plein de souvenirs sincères et émouvants, bien écrit.
J’ai appris un nouveau mot, grâce à toi et grâce à nos 20 ans : vouivre.
Et j’ai beaucoup aimé, entre autres, ceci :

« Sa vouivre lui apparut par une belle journée ensoleillée. La lumière dansant dans ses cheveux lui faisait un diadème lumineux. Les moineaux, même ceux mal élevés de la ville, se posaient tout près d’elle en pépiant plus doucement. Il faut savoir que les moineaux des villes disent beaucoup de gros mots, comme la vouivre le lui confia. Mais devant elle, ils se surveillaient. »

Un texte très beau et plutôt inattendu de ta part.

Marvic

avatar 21/05/2024 @ 16:32:39
Alors qu'il semble acquis par une grande majorité que 20 ans est le plus bel age de la vie, tu nous décris une période triste et douloureuse. Peut-être encore plus difficile quand elle n'obéit pas aux injonctions communes. (Petit aparté, le jour de ma communion, tout le monde me répétait que c'était la plus belle journée de ma vie, ce qui m'a donné un cafard ...)
Mais je souhaite à tout le monde de vivre une telle rencontre que celle entre la vouivre et toi. Relation magique et encore plus intense quand on a l'age de la savourer.
Texte émouvant, beau et finalement plein d'espoir. Alors bon et heureux anniversaire, quel qu'il soit !
(P.S C'est quoi une vouivre au masculin ?)

AmauryWatremez

avatar 22/05/2024 @ 21:19:37
Alors qu'il semble acquis par une grande majorité que 20 ans est le plus bel age de la vie, tu nous décris une période triste et douloureuse. Peut-être encore plus difficile quand elle n'obéit pas aux injonctions communes. (Petit aparté, le jour de ma communion, tout le monde me répétait que c'était la plus belle journée de ma vie, ce qui m'a donné un cafard ...)
Mais je souhaite à tout le monde de vivre une telle rencontre que celle entre la vouivre et toi. Relation magique et encore plus intense quand on a l'age de la savourer.
Texte émouvant, beau et finalement plein d'espoir. Alors bon et heureux anniversaire, quel qu'il soit !
(P.S C'est quoi une vouivre au masculin ?)


Il n'y a pas de masculin. Cela vient du nom d'un personnage des légendes du Jura dont mon cher Marcel Aymé s'est inspiré pour un de ses romans.
Mon texte est aussi un hommage aux femmes que je n'aime que libres.

AmauryWatremez

avatar 22/05/2024 @ 21:24:27
Alors qu'il semble acquis par une grande majorité que 20 ans est le plus bel age de la vie, tu nous décris une période triste et douloureuse. Peut-être encore plus difficile quand elle n'obéit pas aux injonctions communes. (Petit aparté, le jour de ma communion, tout le monde me répétait que c'était la plus belle journée de ma vie, ce qui m'a donné un cafard ...)
Mais je souhaite à tout le monde de vivre une telle rencontre que celle entre la vouivre et toi. Relation magique et encore plus intense quand on a l'age de la savourer.
Texte émouvant, beau et finalement plein d'espoir. Alors bon et heureux anniversaire, quel qu'il soit !
(P.S C'est quoi une vouivre au masculin ?)


La polémique c'est facile.
Et je te dirai qu'elle n'a pas beaucoup d'intérêt en ce moment.
Je préfère suivre les exemples de Yourcenar et Montaigne...
Me retirer sur des chemins de traverse avec ma vouivre.
C'est le nom d'une déesse des légendes du Jura, qui inspira à mon cher Marcel Aymé un de ses romans.

AmauryWatremez

avatar 22/05/2024 @ 21:34:17
Alors qu'il semble acquis par une grande majorité que 20 ans est le plus bel age de la vie, tu nous décris une période triste et douloureuse. Peut-être encore plus difficile quand elle n'obéit pas aux injonctions communes. (Petit aparté, le jour de ma communion, tout le monde me répétait que c'était la plus belle journée de ma vie, ce qui m'a donné un cafard ...)
Mais je souhaite à tout le monde de vivre une telle rencontre que celle entre la vouivre et toi. Relation magique et encore plus intense quand on a l'age de la savourer.
Texte émouvant, beau et finalement plein d'espoir. Alors bon et heureux anniversaire, quel qu'il soit !
(P.S C'est quoi une vouivre au masculin ?)


Notre relation est je dirais hautement subversive. Elle arrive à un âge où toutes les autres s'arrêtent le plus souvent. Je trouve que la subversion qui devrait nous animer c'est l'amour et l'humanité en nous

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