Cyclo
avatar 19/07/2022 @ 22:09:05
Le seigneur du château avait une marotte : il aimait, lors des soirées que venaient animer des jongleurs et des ménestrels, faire un bon mot, mais si subtil que personne ne le comprenait, et il fallait qu’il en rie lui-même pour que les assistants s’esclaffent à leur tour.

Mais là, il faisait très froid ; c’était l’hiver le plus calamiteux qu’on eût jamais vu. Les oiseaux gelaient en plein vol et on les ramassait durs comme des pierres. Tant pis, on les mettait dans l’eau bouillante pour les plumer, les dégeler, les vider et les mettre à la broche. Ce qui lui avait fait dire, lors d’une soirée précédente : « Finalement, les pierres, c’est pas si mauvais que ça ! »

Et, comme il était cruel, il avait envoyé dehors, un soir qu'il gelait à pierre fendre, son valet préféré, qui s’appelait Pierre, en l’obligeant à passer la nuit à l’extérieur. Le lendemain matin, on trouva le malheureux aussi raide que les oiseaux. Qu’à cela ne tienne, il le fit ramasser, dépouiller de ses vêtements, dégeler dans la grande bassine, découper en morceaux et cuire. Le tout fut donné aux chiens affamés du chenil qui ne se firent pas priés pour dévorer la chair et ronger les os.

Il prétendait aussi être inventeur. Avec l’aide de son chapelain, il avait fabriqué une espèce de lunette grossissante qui lui avait permis de voir les mystérieux détails de la lune gibbeuse comme personne ne les avait vus avant lui.

Il lui arrivait même de discuter avec cette lunette :
« Dis-moi, Lunette, il m’a semblé voir du mouvement sur la lune l’autre soir. Est-ce qu’il y aurait des hommes sur la lune ? Ou des animaux ? Ou des monstres du genre des dragons et des licornes ? »
Et la lunette répondait, avec une voix semblable à celle de son chapelain, pleine de componction et de respect :
« Je ne peux pas dire, Monseigneur. Vous seul pouvez regarder et voir. Si vous le dites, je croirais volontiers qu’il y a là-haut des êtres surnaturels, plus grands que nous et qui nous feraient peur, s’ils existaient sur la terre... »
Le seigneur réfléchit. Il avait envie de poser une question.Tant pis, il se décida :
« Tu sais, Lunette, que j’avais demandé à Pierre de regarder aussi. Et ce mécréant me dit qu’il ne voyait rien ! Alors, j’ai décidé de le mettre dehors, et c’est comme ça qu’il est mort. Pourtant, je n’ai jamais eu un valet aussi fidèle et aussi doux. Mais avait-il le droit de médire de l’instrument que j’avais fabriqué en disant qu’on ne voyait rien avec. Et, en plus, une lunette qui parle ! Il m’a gravement offensé ! »
À ce moment-là, la lunette eut un rire, tiens, il lui sembla entendre rire le chapelain ! Puis elle répondit :
« Monseigneur, vous avez peut-être été un peu dur avec ce brave garçon, qui est mort sans les sacrements de l’Église et qui n’a pas été enterré en terre chrétienne. Peut-être son fantôme va-t-il hanter le château ? Ou peut-être a-t-il rejoint la lune, d’où il viendra vous tourmenter quand il voudra se venger ! D’autant plus que ce n’est pas la première faute que vous commettez ? Vous devriez peut-être vous confesser... »
Le seigneur fit un signe de croix, avant de se mettre en colère.
« Écoute, Lunette, je ne t’ai pas fabriquée pour que tu me fasses des reproches ! Si c’est comme ça, je vais devoir me séparer de toi ! »

Et il ouvrit une fenêtre, jeta sa lunette au dehors. Et il alla se coucher, tout en regrettant son acte : comment pourrait-il observer la lune désormais ?

Le lendemain matin, il regretta son geste, se fit ouvrir les portes du château, et regarda dans les fossés où cette damnée lunette avait bien pu tomber. Et, comme le soleil se levait pour la première fois depuis bien des jours, il l’aperçut qui brillait sur le fossé gelé. Il ne réfléchit pas et se précipita sur la glace pour attraper sa chère lunette. Il n’avait pas fait deux pas que la glace se fissura sous son poids, engloutissant sa lunette, puis il s’engloutit également dans l’eau glacée avec ses lourds vêtements d’hiver.

Comme il était sorti seul, on ne le retrouva que quelques jours plus tard, et lors de la cérémonie à la chapelle, son chapelain eut le bon mot suivant : « Il aurait quand même pu nous dire où il allait ! »

Minoritaire

avatar 20/07/2022 @ 20:43:08
Ça coule de source, dirait-on. Tout s'enchaine bien en respectant les consignes avec humour jusqu'à la petite "morale" à la fin. Jusqu'au timing qui est respecté :-)
Que demander de plus ?

Lobe
avatar 21/07/2022 @ 09:44:49
Je suis aussi super impressionnée, c'est un texte non seulement cohérent mais aussi très entrainant, les touches d'humour sonnent justes, les personnages sont bien campés. Tu as été le premier à publier, peut-être avec le texte le plus long... ça donne envie d'avancer en âge pour arriver à cette vivacité d'esprit !!

Lobe
avatar 21/07/2022 @ 09:45:54
Et j'aime beaucoup aussi ton détournement du titre, Chauds les glaçons, ça claque ! Le "chercher le glaçon" était effectivement une référence à cette vieille chanson qui a su traverser le temps ;)

Cyclo
avatar 21/07/2022 @ 15:06:06
C'est la première fois qu'on me dit que j'ai de l'humour !
Mes commentaires sur vos textes la semaine prochaine, car je suis en vagabondage jusqu'à lundi...

Tistou 22/07/2022 @ 15:13:12
He bien ça se tient bien tout ça ; Moyen-Age, instrument d'optique, qui parle et bon mot. Toutes les cases sont cochées et ça n'est pas tiré par les cheveux. Tout bon donc !

Magicite
avatar 27/07/2022 @ 10:38:06
très drôle ce dictateur qui finit dans les douves glacées, ambiance de cour au moyen-âge et un humour glaçant.

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